NORDEN – Chapitre 11

  • Chapitre 11 – La métamorphose

Ambre et Adèle étaient affairées au potager lorsque leur père apparut au loin, après deux mois et demi en mer. La petite cria de joie et courut à sa rencontre. Mais alors qu’elle sautait dans ses bras, Georges la reposa aussitôt. Il lui donna une tape sur l’épaule puis s’avança d’un pas lent et chancelant en direction du cottage. L’aînée remarqua qu’il n’était pas dans son état normal. Sans attendre, elle mit de l’eau à bouillir puis partit dans la salle d’eau et sortit de la penderie plusieurs serviettes ainsi qu’un gant qu’elle posa sur un tabouret.

Leur père entra et s’effondra de tout son poids sur la chaise. Ambre réprima un sanglot et examina son état. Les cheveux blanchis, la barbe mal rasée et les traits du visage creusés à l’extrême, Georges paraissait souffrant. Ses habits sales recouvraient son corps amaigri et sentaient une odeur pestilentielle. Il respirait avec difficulté, prenant de longues inspirations sifflantes. En baissant les yeux, elle nota que ses mains comportaient de multiples bandages par-dessus lesquels des taches de sang coagulé apparaissaient.

Comprenant que son père n’allait pas bien, Adèle commença à pleurer à chaudes larmes. L’homme la prit sur ses genoux et lui caressa les cheveux.

— Ne t’en fais pas ma fille ! murmura-t-il.

L’aînée demeura muette et se contenta de lui servir une tasse de thé. Elle versa dans la bassine une grande quantité d’eau bouillante puis partit dans sa chambre et chercha la trousse de soins. À son retour, elle voulut le questionner mais l’homme semblait perdu dans ses pensées. Elle l’invita à se laver et celui-ci s’exécuta sans broncher. Il se leva péniblement et s’avança vacillant jusqu’à la salle d’eau.

Dès qu’il fut parti, Adèle se pressa contre sa sœur, totalement chamboulée.

— Tu crois que papa va mourir ?

Ambre s’agenouilla à sa hauteur, plaqua ses deux mains sur ses joues et la regarda droit dans les yeux.

— Bien sûr que non ma Mouette ! Ne t’inquiète pas ! Papa m’a promis que s’il se sentait trop faible pour continuer à vivre en tant qu’humain, il se transformerait pour survivre et ne pas nous abandonner définitivement !

— Tu veux dire que papa va devenir une baleine bleue ? demanda la petite d’une voix à demi étranglée.

Ambre hocha la tête. La fillette cessa de pleurer et sécha les larmes qui roulaient sur ses joues.

— Il va pouvoir voir maman alors ! Je ne l’ai pas beaucoup vue ces derniers temps. Peut-être que si papa est avec elle, elle viendra nous voir plus souvent sur la plage.

— Je ne sais pas ma petite Mouette, mais peut-être oui !

Georges revint dans la cuisine. Il avait enlevé ses bandages. Sur ordre de sa sœur, Adèle alla jouer dans sa chambre. Pendant ce temps, l’aînée prit un chiffon, le plongea dans un flacon d’alcool et entreprit de panser les blessures de son géniteur qui se laissait faire sans esquisser le moindre mouvement. Soucieuse, elle déglutit péniblement. Jamais de sa vie, l’homme n’avait paru aussi mal en point. Il demeurait prostré, la tête basse et les yeux perdus dans le vide. Les soins effectués, elle se leva et prépara le dîner.

Leur père ne parla pas de la soirée, Adèle non plus d’ailleurs, ce qui était chose rare. Tous se contentèrent de manger en silence. Puis, voyant l’heure tardive, Georges prit sa cadette dans les bras et l’emmena dans sa chambre afin de lui conter une histoire. C’était là les premiers mots qu’il parvenait à prononcer depuis des heures. En attendant, Ambre alla près de la fenêtre et s’alluma une cigarette, rongée par l’anxiété.

Je crois que cette soirée sera la dernière que nous passons tous les trois. Je sais que je devrais être triste, mais pourtant je ne me sens pas au plus mal. Il va falloir que je sois encore plus forte à présent ! Adèle n’a plus que moi sur qui compter maintenant.

Un rouge-gorge se posa sur le rebord de la fenêtre. Cette présence pour le moins inattendue à une heure aussi tardive la sortit de ses réflexions. L’homme reparut et s’installa de nouveau à table, fixant son aînée droit dans les yeux. Ils s’échangèrent un regard muet, conscients de ce que cela signifiait. Ambre sentit son cœur se contracter, son estomac se noua et sa gorge se serra.

— Que t’est-il arrivé ? demanda-t-elle, le ton grave.

L’homme ne répondit rien.

— Papa ! je t’en prie raconte-moi ! S’il te plaît !

— Je suis vraiment désolé ma fille, murmura-t-il d’une voix presque inaudible.

Ce furent ses ultimes paroles de la soirée.

Le lendemain, aux aurores, la famille prit le large à bord d’une barque qu’ils venaient de louer. La cadette enserrait son père, s’agrippant à lui de toutes ses forces.

Dès qu’ils furent assez loin du rivage, Ambre cessa de ramer et contempla nerveusement l’océan. La chaloupe tanguait, épousant le mouvement de la faible houle.

Les minutes défilèrent, rythmées par le jacassement des mouettes et le sifflement du vent. Extrait de sa torpeur, Georges contempla ses deux filles et embrassa la plus jeune sur le front. Puis il s’approcha de l’aînée, l’enlaça avec ardeur et glissa discrètement son médaillon dans sa paume.

— Puisses-tu un jour nous pardonner ta mère et moi pour tout ceci, murmura-t-il à son oreille, je t’aime ma fille. Prends soin de toi, le Serpent et le Cerf veillent sur toi…

Il se racla la gorge et ajouta plus bas :

Höggormurinn Kóngur veit altr…

Après leur avoir adressé un dernier sourire, il plongea dans l’océan. Elles se penchèrent aussitôt, espérant le voir réapparaître. Une minute s’écoula sans que rien ne se passe. Soudain, une sublime baleine bleue émergea des mers, à seulement quelques mètres de la barque. L’animal poussa un grondement guttural puis s’enfonça au large.

Adieu papa, te voilà à présent au royaume de Jörmungand.

Pressées l’une contre l’autre, elles observaient ce spectacle avec une fascination mêlée de tristesse.

Quand leur père ne fut qu’un point infime à l’horizon, Adèle enfouit son visage et pleura à chaudes larmes. Pour l’apaiser, Ambre la prit dans ses bras et, tout en la berçant, fredonna une mélopée.

Après une matinée riche en émotions, les deux sœurs profitèrent de leur passage à Varden pour passer voir Beyrus. Voyant leur mine déconfite, le géant s’inquiéta :

— Ça n’a pas l’air d’aller bien fort, dites-moi !

Il s’abaissa et se mit à hauteur de la fillette.

— Je ne crois pas t’avoir déjà vu pleurer ma Mouette ! Que s’est-il passé pour que vous soyez autant chagrinées ?

Adèle éclata en sanglots et se précipita dans ses bras. Décontenancé, l’homme tapota son crâne.

— Papa s’est transformé ce matin ! marmonna Ambre.

— Je suis désolé pour vous !

Elle poussa un soupir, tentant de réprimer ses larmes.

— Il n’allait pas bien ces derniers temps. Il a tenu sa promesse. Il s’est transformé et est parti rejoindre l’océan.

Beyrus ne dit rien et se contenta de hocher la tête, Ambre lui avait déjà fait part de son inquiétude sur le sujet. Pour calmer Adèle, le colosse la fit asseoir sur une chaise proche du foyer et lui donna un verre de lait tiède. Par la suite, l’homme remplit deux verres de bière, servit une pinte à son employée et trinqua avec elle. La jeune femme tremblait mais parvenait à maîtriser son émoi devant sa sœur.

Son patron soutint son regard et lui confia tout bas :

— Surtout, si vous avez besoin de quoi que ce soit, sachez que je suis là. Les prochains temps seront compliqués, particulièrement difficiles même ! L’héritage de votre père ne vous sera reversé qu’une fois sa mort avérée. En attendant, vous ne vivrez plus que sur ton salaire. Je doute que ça vous permette de vivre décemment.

— Je le sais et je sais que papa avait des économies cachées dans une boîte. Je pense que l’on pourra vivre convenablement quelque temps. Au moins jusqu’à la fin de l’automne…

Sur ce, elle sortit son paquet de cigarettes et s’en alluma une qu’elle porta à ses lèvres. La fumée qui envahit ses poumons lui procura une sensation de réconfort. Le géant fronça les sourcils et la toisa.

— Ma grande, je te l’ai déjà dit plusieurs fois, mais tu devrais vraiment arrêter avec la cigarette ! Tu fumes beaucoup trop ! En plus le tabac coûte cher, tu n’auras bientôt plus les moyens de t’en procurer.

— Oui, je le sais ! maugréa-t-elle. Mais là, je n’ai clairement pas envie de m’en passer ! Je préfère rogner sur ma nourriture plutôt que de me passer de mon précieux tabac, même de qualité médiocre. J’en ai vraiment besoin !

— Ambre, écoute-moi bien ! Je vais augmenter ton salaire de quelques sous. Bien sûr, je ne pourrai pas aller jusqu’à combler les pertes financières que tu vas subir mais ça peut te permettre de garder un minimum la tête hors de l’eau. Par contre, par pitié, promets-moi d’arrêter de t’empoisonner avec ces machins !

Elle grimaça puis souffla d’agacement.

— C’est promis Beyrus, je vais essayer, mais je ne me fais pas d’illusion. J’en ai tellement besoin en ce moment. La cigarette apaise mon anxiété ! Quant à l’argent, je me doute bien que tu ne pourras pas faire de miracle…

L’homme leva la main pour l’interrompre :

— Je vais te garder un peu plus de nourriture pour que tu puisses au moins nourrir la petite convenablement.

— C’est très gentil à toi mais je ne voudrais pas abuser de ta générosité. Tu as déjà tellement fait pour moi…

— Jeune fille par Alfadir ne refuse pas ! J’insiste !

Émotionnée par cet excès de gentillesse, Ambre posa son verre et alla étreindre son patron. Adèle venait de finir son lait et contemplait le feu crépitant dans la cheminée.

***

Dans cette campagne sereine, sous le halo du soleil au zénith, les deux sœurs marchaient d’un pas lent. Elles avançaient machinalement en direction de leur cottage, le regard perdu dans le vide et le cœur gros de sanglots.

Avant de quitter Beyrus, Ambre avait pris soin d’écrire une lettre à Anselme pour lui annoncer la nouvelle. Son patron lui avait donné trois jours de congés afin qu’elle puisse s’organiser et veiller sur sa petite sœur, qui n’avait pas le moral d’aller à l’école pour les jours à venir.

Elles arrivèrent en bord de falaise. En contrebas s’étendait la plage aux phoques. Entre les algues et les rochers, les oiseaux marins picoraient les coquillages déposés par la marée, leurs pattes palmées foulant le sable doré mouillé d’écume.

— J’espère que papa va retrouver maman et qu’ils seront heureux, annonça Adèle, pleine d’espoir.

— Je l’espère aussi ma petite Mouette chérie.

Adèle prit la main de son aînée et toutes deux observèrent l’horizon en silence.

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