NORDEN – Chapitre 54

Chapitre 54 – Les aranéens, l’Elite et l’Hydre

Ambre marchait en direction de la bibliothèque. Elle arpentait d’un pas alerte les allées désertes, noyées sous les vapeurs brumeuses et éclairées par les flammes vacillantes des becs de gaz. Ceux-ci brûlaient de part et d’autre de la chaussée, projetant des ombres derrière les arbres et esquissant au sol des formes sinueuses qui semblaient se mouvoir tels des serpents. Vêtue chaudement de son long manteau rouge et de son épaisse paire de gants, elle se déplaçait silencieusement, balayant des yeux chaque recoin à la recherche d’un mouvement suspect provenant d’une venelle annexe. Agitée, elle plaquait sa main contre sa poitrine, manquant de s’entailler les doigts tant ils étaient crispés contre son médaillon.

Il n’y avait pas grand monde dehors à cette heure, hormis quelques attelages tractant leurs charrettes remplies de marchandises afin de ravitailler les commerces de la haute-ville. Des chats et chiens errants, d’une maigreur affolante, parcouraient les rues à la recherche de nourriture, accompagnés par des armées de rats. Cette vermine perfide s’engouffrait dans les moindres failles, semant le chaos dans les maisons en rongeant tout ce qui se trouvait à portée d’incisives. Leurs yeux étaient d’un noir inquiétant et leur pelage brun parsemé de croûtes. Certains étaient si énormes que seuls les chiens osaient s’attaquer à eux en leur broyant la tête d’un coup sec. Ambre les appelait cyniquement « aRATnéens ». Elle était ravie de son jeu de mot qu’elle trouvait fort à propos tant les attitudes entre ces viles créatures et les « éminentes personnalités élitistes » possédaient des ressemblances ridiculement troublantes.

Cinq mois s’étaient écoulés depuis l’incident et la jeune femme était à nouveau dominée par ses angoisses, redoutant une autre crise voire un énième élan d’ardeur qui l’obligerait à se transformer contre son gré. Ces pensées néfastes hantaient l’entièreté de ses nuits, se révélant comme une véritable psychose. Ses accès de colère noire étaient d’autant plus accentués par le climat politique et social actuel, particulièrement instable et oppressant.

Sur le qui-vive, elle continuait d’avancer et remarquait que de nombreuses bâtisses avaient les carreaux cassés. Les façades de certaines d’entre elles étaient saccagées et couvertes d’affiches de propagande. Même le pavement du sol avait été ôté par endroits afin de servir de projectile, provoquant des nids de poule sur la chaussée. Ce sabotage avait le don d’agacer les cochers. Dorénavant, ceux-ci peinaient à avancer et il n’était plus rare de voir des embouteillages lors des heures de pointe, dues à d’éventuels accidents causés par une marchandise mal ficelée ou par la casse d’une roue, retardant considérablement l’achalandage des boutiques et des bars.

À cause de ces retards récurrents, les commerçants de la haute-ville grinçaient des dents, peinant à satisfaire les exigences de leur noble clientèle. Pour finir, des taches de sang jonchaient quotidiennement le sol grisâtre. Elles apparaissaient une fois le soir venu et le coloraient d’un rouge écarlate, sans que personne ne sache réellement à qui celui-ci appartenait. Jusqu’alors, aucun cadavre n’avait été découvert dans les rues sinistrées. Néanmoins, des disparitions étaient à déplorer, des marins principalement, le port de Varden étant devenu le théâtre de cette agitation.

La ville était plongée dans une guerre civile depuis près de trois mois. Le maire von Tassle venait de mettre un frein aux relations commerciales entre Norden et Providence, limitant les voyages maritimes à seulement deux par an au lieu de six. Ils servaient uniquement à récupérer les espions restés sur la Grande-terre et à ravitailler l’île des dernières denrées nécessaires avant la fin définitive du commerce, prévue pour dans douze ans, à la fin de son mandat. Après ce délai, il faudrait que le peuple Nordien vive en autosuffisance, en totale autarcie.

Les riches familles aranéennes, dont la fortune était principalement basée sur ce commerce, s’insurgèrent contre le gouvernement en place et des actions de propagande et de sabotages commençaient à naître aux quatre coins d’Iriden mais aussi à Varden dans les quartiers portuaires. Des affrontements sanglants avaient lieu la nuit tombée, opposant l’Élite et leurs partisans contre les membres de l’Alliance aranoréenne, le nouveau parti regroupant les alliés du bas peuple aranéen ainsi qu’une majorité de noréens.

Ambre s’approcha de l’une des façades, arracha sauvagement le prospectus collé dessus et l’étudia. Comme toujours, le titre était racoleur et lui fit décrocher un rictus : L’Élite nous sauvera, gloire à l’Hydre. L’affiche représentait un serpent à trois têtes aux gueules béantes et langues pendantes. Il s’agissait du symbole de l’Hydre, la tête du parti élitiste. Opposé au régime actuel, le camp des élitistes était composé très majoritairement de la noblesse et de leurs domestiques ainsi que des militaires et autres travailleurs tels que des marins, des carriéristes ou des commerçants ; tous ceux dont le travail se basait sur les relations commerciales.

L’Hydre, quant à elle, était une vieille organisation fondée au début des relations commerciales entre Norden et Providence, composée généralement de trois membres et qui avait pour but initial de s’assurer du bon déroulement des échanges. Son symbole, un reptile à trois têtes, rendait hommage au serpent marin en remerciement de sa volonté de les laisser traverser librement les mers sans craindre sa colère. Elle était actuellement gérée par les trois hommes parmi les plus puissants du territoire et désignés comme étant l’élite de l’Élite.

Le premier était l’Honnête marquis Lucius Desrosiers, propriétaire de la Goélette et chargé des relations commerciales entre Norden et Providence ainsi qu’entre le territoire aranoréen et celui des Hani. Le second était l’Honorable marquis Dieter von Dorff, président de la cour, magistrat haut gradé, jouissant d’une autorité ainsi que d’une notoriété absolue. Enfin, le troisième était le Hardi marquis Laurent de Malherbes, le propriétaire de l’Alouette, ancien vice-président de la cour et haut magistrat.

Putain, voilà qu’ils en ont créé une nouvelle ! L’Hydre porte bien son nom… une affiche arrachée et une dizaine pour émerger à la suite ! Quelle plaie !

La jeune femme la déchira. Écœurée par cet endoctrinement, elle froissa le papier et le jeta avec hargne en direction du parvis du palais de justice. En reprenant sa marche, elle fut happée par le titre d’une coupure de journal gisant à terre. Le Pacifiste était humide, l’encre à moitié délavée affichait en gros titre : Le Marquis de Malherbes, coupable ou innocent ? La question est tranchée. De rage, elle posa son pied sur le papier et l’écrasa.

Contrairement à ce que tout le monde croyait, ce dernier n’avait pas déserté l’île à bord de l’Alouette en compagnie du capitaine Orland et de ses hommes. Il était resté dans l’ombre, attendant le moment opportun afin de réunir ses partisans, devenu l’une des figures de proue de la résistance, échaudant ses adeptes pour les pousser à se rebeller contre le pouvoir en place.

Et dire que cet effroyable spécimen a été acquitté ! Putain pourquoi faut-il toujours que les puissants et les plus pourris d’entre eux aient des postes aussi hauts gradés !

Les craintes de la jeune femme se confirmaient car le marquis, pourtant condamné pour les enlèvements, ne craignait ni d’être évincé ni arrêté. Il avait à ses côtés près de la moitié des magistrats, véreux et peu scrupuleux, qui étaient fervemment opposés au pouvoir mis en place par le maire von Tassle, dont les intérêts ne s’accordaient nullement avec les leurs. Des débats houleux agitaient l’assemblée et des rixes entre ces hommes, pourtant maîtrisés et diplomates d’ordinaire, éclataient par moments sur le parvis du tribunal, en plein milieu de la foule.

Ces esclandres avaient le don d’émerveiller les journalistes qui, en tant que bons opportunistes, ne manquaient pas de les épier régulièrement. Ces charognards se délectaient de pondre des articles alléchants, avec des unes aux titres aguicheurs, afin de vendre plus de journaux et de s’enrichir, sans la moindre morale ni pitié, sur l’infortune de leurs concitoyens. Le palais de justice tremblait. Son architecture massive et solide, d’apparence indestructible, s’ébranlait au fil des jours.

Perdue dans ses pensées, une cigarette à la main qu’elle mâchouillait du bout des dents, Ambre s’aperçut qu’elle venait d’arriver sur la grande place de la haute-ville, enveloppée d’un voile gris semblable à un linceul. Elle observa la mairie, encore endormie et sans vie. À la vue de l’édifice, elle ne put s’empêcher d’avoir une pensée pour son hôte, « le sale chien enragé » comme le désignaient chaleureusement les membres de l’Élite.

La jeune femme trouvait la désignation fort adaptée à sa personne tant le limier savait montrer les crocs, grogner et flairer la moindre piste avec un instinct de chasseur sans faille. Alexander, chef de son nouveau parti, l’Alliance, était supporté par une bonne partie des classes moyennes, aranéenne comme noréenne. Il disposait d’alliés de choix au sein de la noblesse ; les familles marquises de Lussac et von Eyre ainsi que les de Rochester, d’ordinaire reconnus pour leur neutralité. De plus, il pouvait compter sur le soutien de la puissante famille noréenne des Hani dont Rufùs Hani était le représentant au sein du territoire.

Ambre soupira, détourna le regard de l’édifice et poursuivit sa route. Quelques personnes s’activaient dans les rues, des employés municipaux ainsi que des livreurs, pour la plupart. Ils déchargeaient les marchandises, nettoyaient les sols et les murs, ne se souciant nullement des altercations de la veille. La majorité du peuple, trop intimidée ou n’ayant que faire de qui gouverne le territoire, préférait ne pas se positionner politiquement afin d’éviter toutes représailles. D’autant qu’il s’agissait d’un combat qui les dépassait puisque pour bon nombre d’entre eux, les relations commerciales avec Pandreden ne les concernaient pas. Ces personnes vivant modestement n’avaient pas pour habitude d’acheter, de vendre ou d’utiliser de produits importés, trop onéreux pour leur portefeuille. Ou si tel était le cas, notamment en ce qui concernait les commerçants ou les restaurateurs, ceux-ci étaient pour la plupart alléchés par la politique instaurée par le maire actuel.

La jeune femme arriva dans l’enceinte de la bibliothèque, monta les escaliers et entra dans l’une des salles du bâtiment des sciences, située au fond d’un couloir isolé. À l’intérieur, madame Gènevoise l’attendait, assise derrière son bureau, les bras croisés et regardant par la fenêtre, au travers de sa fine paire de lunettes rectangulaires. Ambre la salua, s’assit en face d’elle et sortit ses carnets.

La petite pièce s’ouvrait sur la cour par une lucarne laissant passer le faible halo bleuté de la lune. Le mobilier était sommaire, seulement quelques écritoires, un bureau et un simple tableau à craie. Un chandelier à la flamme crépitante éclairait les lieux plongés dans la semi-pénombre. Malgré l’odeur de renfermé, l’atmosphère qui y régnait était propice à la méditation. La lueur mince de la flammèche ondoyant à l’air provoquait un sentiment d’apaisement, une ambiance intime favorable à la discussion.

À peine fut-elle installée que la vieille dame lui annonça qu’il s’agissait du dernier cours en sa compagnie et que, dorénavant, son élève devrait suivre les cours au manoir auprès d’un autre professeur. Madame Gènevoise, voyant son élève récalcitrante fascinée par la biologie et délaisser sans scrupule les autres matières, avait avisé son employeur de lui prendre un professeur spécialisé dans ce domaine. Elle ne jugea pas nécessaire de s’acharner à lui faire apprendre le reste car l’impertinente n’y mettait clairement aucune bonne volonté, au point que toute la générosité du Baron allouée à cet apprentissage de qualité n’en devint qu’une perte de temps et d’argent.

La professeur planta son regard dans celui de son élève, lui demanda ce qu’elle avait retenu de son enseignement et si, éventuellement, elle souhaitait approfondir certains points avec elle. Réjouie de cette nouvelle, Ambre ouvrit son carnet et le feuilleta. Au bout de neuf mois passés à ses côtés, elle avait appris des faits intéressants en ce qui concernait l’histoire du peuple aranéen ainsi que la gestion actuelle du territoire.

— Peuple aranéen provient d’une vaste région située en plein cœur de Pandreden, frontière entre Charité et de Providence. Territoire indépendant nommé la Fédération, symbole licorne blanche aux crins noirs. La capitale Ambassadrice avec pour devise : Union, Protection et Justice.

— Fédération gouvernée par six familles : von Dorff, von Eyre et von Hauzen, représentant intérêts de Providence, symbole Aigle. De Laflégère, de Malherbes et de Lussac, représentant ceux de Charité, symbolisé par un lion.

— Lors d’un énième conflit entre les deux empires, stabilité de la Fédération menacée, oblige familles à s’expatrier. Après de nombreuses années de pillages et conflits, Providence perd la bataille et territoire de la zone neutre annexé à Charité.

— Famille ducale des von Hauzen : perte des biens hormis flotte de 60 navires décide de prendre le large à la recherche d’une terre à l’abri de la guerre et de ses dérives. Les von Hauzen proposent aux concitoyens de les suivre. Environ 7000 individus partent en mer.

— Un mois après exil, les fédérés arrivent sur côtes nord-ouest de Norden, site de l’actuelle ville d’Iriden. Commencent à s’établir et à se développer. Sur place, font connaissance de la population autochtone, les noréens, et, selon légende, d’Alfadir qui nous somma de laisser ces nouveaux venus s’installer ici et de leur accorder un morceau de territoire.

Ambre arrêta sa lecture, tentant de remettre ses idées au clair. Pour retenir toutes ces informations, elle avait accompagné ses notes de croquis et de schémas griffonnés afin de ne pas se perdre ou de déformer les faits évoqués. Elle ne cessait de mélanger les influences de « Ces héros qui gouvernent avec sagesse et éthique ce si noble territoire » avait-elle écrit ironiquement. Il était important pour elle de bien connaître ces aspects, maintenant qu’elle était engagée politiquement et faisait partie des acteurs mineurs, clamant la cause de l’Alliance.

Je m’y perds vraiment avec toutes ces personnalités… tous ces « von » et ces « de », ou encore ces « marquis » et ces « pseudomarquis » ! C’est une chance qu’il n’y ait plus qu’un baron, un comte et un duc. Sans parler de leur influence. Entre leurs relations, leurs biens, leur richesse, leur fonction, leur héritage… par Alfadir, ça ne pourrait pas être plus simple !

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