NORDEN – Chapitre 6

  • Chapitre 6 – Anselme

La journée à la Taverne de l’Ours s’avérait harassante. Comme tous les lundis, Beyrus cuisinait un bœuf à l’estouffade qu’il préparait la veille et laissait mariner toute la nuit dans du vin rouge. La viande devenait tendre et moelleuse, bien qu’il ne s’agisse que de maigres morceaux achetés au rabais agrémentés d’oignons, de carottes et de champignons.

Ce plat connaissait un franc succès et beaucoup de clients accouraient bien avant le déjeuner pour réserver une portion, y compris des aranéens de bonne famille, des écrivains et des scientifiques pour la plupart.

Alors qu’elle prenait les commandes, Ambre s’arrêta devant l’un d’eux. Âgé d’une trentaine d’années, la silhouette élancée et vêtu avec élégance, l’homme était nonchalamment assis sur sa chaise et nettoyait ses lunettes à l’aide de son mouchoir.

— Bonjour Enguerrand ! le salua-t-elle courtoisement. Une portion de plat du jour, je présume.

Il la gratifia d’un sourire, remit ses lunettes et plongea ses yeux verts dans ses pupilles ambrées.

— Tout à fait ma chère, répondit-il d’une voix légèrement efféminée, et si vous avez le temps à votre pause, je serais ravi de vous offrir un verre et jouir de votre compagnie. Si mademoiselle le souhaite, bien entendu.

La jeune femme opina du chef et poursuivit son service, amusée par la conversation à venir auprès de cet étranger provenant de Pandreden, aux coutumes insolites. Ce scientifique avait accosté sur Norden il y a trois ans de cela accompagné de l’un de ses amis. Anthropologues, ils souhaitaient analyser de près ces noréens si spéciaux et n’hésitaient pas se mélanger à la population autochtone à la recherche de réponses au sujet de leur fameux don de transformation.

Cependant, la demoiselle n’eut pas l’occasion de se poser pour bavarder tant la clientèle affluait et qu’elle était submergée par le travail. L’homme fit une moue de déception mais reporta l’entrevue à une date ultérieure.

Le soir venu, alors qu’elle s’apprêtait à partir, la porte de la taverne s’ouvrit. Anselme entra et s’approcha du bar. Il s’installa sur un tabouret, posa sa canne et commanda une pinte. Surprise de le voir ici, la jeune femme s’exécuta et le servit. Ils se regardèrent l’un l’autre dans un silence gênant. Voyant qu’il était de trop, le géant décida de rentrer et confia la fermeture à son employée. Après son départ, le garçon prit timidement la parole.

— Bonsoir Ambre, je me doutais bien que tu serais encore au travail à cette heure.

— Que veux-tu ? lança-t-elle froidement.

Anselme ne répondit pas et l’étudia. Son sourire en coin esquissait une fossette.

— Je voulais m’assurer que tu allais bien.

Confuse, elle se servit une bière et s’assit face à lui.

— Excuse-moi, c’est juste que… je ne m’attendais pas à ce que tu débarques et…

— Tu n’as pas à t’excuser !

— Si ! je ne devrais pas être hargneuse. Je devrais plutôt te remercier pour le coup de main d’hier… Si jamais tu n’étais pas intervenu, qui sait ce qui aurait pu m’arriver…

Elle se tut. Sa gorge était nouée et le douloureux souvenir de la veille lui revint en mémoire.

— Ne t’inquiète pas, ils ne te feront plus de mal ces scélérats ! Et tu n’as à t’excuser de rien.

Incapable de parler tant ils étaient tendus, les deux anciens amis regardaient ailleurs, buvant leur pinte avec lenteur. Le tic-tac de l’horloge et le crépitement du feu étaient les seuls bruits perceptibles. Ambre profita de ce moment pour s’allumer une cigarette et en proposa une à Anselme qui déclina poliment de la main. Elle inspira une grande bouffée et se mit à le dévisager.

Il avait bien grandi depuis leur dernier échange, ses traits avaient quitté les rondeurs de l’enfance pour devenir saillants et ses cheveux noirs, jadis courts, lui arrivaient dorénavant en bas des épaules. En revanche, il conservait sa maigreur et son teint blafard. Malgré son regard triste, il paraissait en bonne santé.

— Tu vas bien sinon ? La vie à Iriden n’est pas trop dure pour toi ? finit-elle par demander.

— Ce n’est pas ce dont je rêve. Mon beau-père tient à ce que je sois tout le temps irréprochable et essaie de faire de moi quelqu’un que je ne suis pas. Mon enfance me manque… ma vie d’avant également. Avant, on vivait modestement mais au moins j’étais libre.

— Le Baron est mauvais avec toi ?

— Oh non ! loin de là… disons qu’il ne m’accorde que peu d’importance. Bien sûr, il veille à ce que je ne manque de rien et à ce que je sois éduqué comme il se doit mais jamais il ne me montre le moindre attachement ou signe de sympathie. Après, c’est dans son caractère. C’est un grand solitaire dont le plaisir est uniquement axé sur sa propre personne. Après tout, il n’a jamais eu l’ambition de fonder une famille ou de s’engager auprès de quelqu’un.

Cette confidence la heurta car Anselme semblait souffrir de sa condition. C’était d’ailleurs à cause de son nouveau statut qu’ils avaient arrêté de se voir cinq ans auparavant, soit peu après l’agression de la jeune femme. Les faits s’étaient déroulés de nuit, à Varden.

Alors qu’elle sortait de chez un apothicaire afin d’aller récupérer des plantes médicinales pour soigner sa sœur atteinte du mal gris, un groupe de jeunes fortement avinés l’avait prise en chasse et elle s’était retrouvée prise au piège dans une impasse.

Ils s’apprêtaient à la violenter lorsque Beyrus, entendant les hurlements de la fillette, qui n’avait alors que onze ans, s’était empressé d’accourir à son secours. Sa carrure imposante avait intimidé les agresseurs qui avaient fui aussitôt. Par miracle, la victime était indemne.

Quelques jours après l’incident, elle avait été voir Anselme, récemment reconnu comme le fils adoptif du Baron, pour lui demander de les faire arrêter et d’obtenir justice. Cependant, celui-ci n’avait pas osé intervenir par peur de représailles. Dégoûtée, elle était entrée dans une colère noire et une violente dispute avait éclaté entre les deux amis. Depuis, ils ne s’étaient vus que très rarement.

— Et toi… Tu vas bien ? hésita le garçon.

Ambre haussa les épaules et but une gorgée d’alcool.

— Ça peut aller, disons que je fais avec. Adèle me prend toute mon énergie. Je me plie en quatre pour la savoir heureuse et épanouie. Je n’ai presque plus de temps pour moi. Le travail ici est long et fatigant. Je manque souvent de sommeil et j’ai donc régulièrement les nerfs à vif.

Anselme eut un petit rire.

— Je l’ai croisée à la plage l’autre soir. Selon ses dires, elle allait voir votre mère. Je ne me souvenais pas que son totem était un phoque. Il me semblait qu’elle était décédée. J’ai été très surpris lorsqu’elle m’a dit aller la voir, mais je n’ai pas voulu la contrarier.

— C’est parce que ce n’est pas le cas, Anselme ! C’est une histoire qu’on a inventée de toutes pièces pour éviter de la rendre triste et de la perturber davantage. Mais tu as raison, maman est morte il y a un peu plus de cinq ans maintenant. Je ne sais pas si tu te souviens mais on lui avait construit une petite cabane dans le jardin après qu’elle se soit changée en hermine afin de la protéger du froid et des prédateurs. À l’époque, cela faisait à peine quelques mois que tu avais emménagé chez le Baron avec ta mère et tu portais encore ton atèle à la jambe.

Le jeune homme hocha la tête, tentant de se remémorer ce souvenir qu’il avait oublié.

— Avant la naissance d’Adèle, poursuivit-elle, maman avait l’air malheureuse et n’était plus que l’ombre d’elle-même. Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi. Papa non plus ne comprenait pas son mal-être. Il pensait qu’elle avait dû subir des atrocités en son absence. Cependant, il n’a jamais eu le courage de lui demander. Maman a toujours été distante avec nous et comme tu le sais, elle ne m’a jamais vraiment élevée. C’est d’ailleurs pour ça qu’on était toujours fourrés ensemble étant gamins. Elle a attendu d’accoucher du bébé et s’est transformée quelques jours après. Elle avait pris sa forme d’hermine. Dans un premier temps, elle venait souvent nous voir puis elle a disparu du jour au lendemain. Ce n’est qu’un an après en croisant Irène von Hauzen à Iriden coiffée d’une magnifique toque en fourrure que j’ai su que maman n’était plus de ce monde.

Son regard se voila, elle pianota contre sa chope.

— Le pire dans cette histoire, c’est que je n’ai pas éprouvé la moindre tristesse à l’égard de sa mort. Elle n’a jamais vraiment existé pour moi quand j’y repense.

Anselme posa avec douceur sa main sur la sienne.

— Mais bon, c’est du passé maintenant ! ajouta-t-elle en s’essuyant les yeux. Il me faut aller de l’avant. Après tout, j’ai encore mon papa que j’aime fort et ma situation n’est pas des plus catastrophiques. Je travaille dur mais au moins Adèle ne manque de rien.

Les pintes terminées, le garçon se leva et prit sa canne, prêt à partir. Ambre se dressa à son tour et l’interpella :

— Au fait, pardonne-moi ma question un peu cavalière, mais ta maman ne se serait-elle pas transformée il y a peu ? D’après plusieurs personnes, un loup ou plutôt une louve rôde dans les parages et je ne vois que Judith pour posséder un tel totem dans le coin.

Son regard s’assombrit, il soupira et lui fit face.

— Ambre, ce que je vais te dire, tu dois me promettre de ne pas le répéter. Certes beaucoup de gens sont déjà au courant mais peu connaissent les détails de cette affaire.

La jeune femme acquiesça silencieusement.

— Sache que ma mère est morte il y a une poignée de mois à peine. Ça s’est passé un soir alors qu’elle se baladait sur le versant nord de l’île, non loin d’Eden. Son cheval a paniqué et s’est emballé. Il s’est mis à galoper comme un fou jusqu’au rebord de la falaise du haut de laquelle il s’est jeté. Du moins c’est ce qu’en ont conclu les miliciens arrivés sur place après le drame. Père s’inquiétait de ne pas la voir revenir et a donné l’alerte. Ils ont fouillé les environs et ont aperçu la dépouille de Voltaire complètement disloquée, son corps décharné aplati contre la paroi rocheuse. Le corps de maman n’a pas été retrouvé, hormis son médaillon découvert quelques rochers plus loin.

Ambre déglutit péniblement, elle n’était pas mise au fait de l’incident. L’annonce de la mort de Judith lui asséna un pincement au cœur car, d’aussi loin qu’elle se souvenait, elle appréciait cette femme douce et aimante.

— Crois-tu qu’elle puisse être encore en vie ?

— Ambre ! personne ne peut survivre à une telle chute ! Elle est morte cela ne fait aucun doute !

Sa voix trahissait son désarroi. Elle s’approcha de lui et pressa ses mains dans les siennes.

— Je suis désolée, murmura-t-elle.

Elle le libéra et Anselme passa le pas de la porte. Une pluie fine clapotait contre le pavement, mouillant le destrier qui se tenait devant la taverne, attendant docilement son maître. Le jeune homme monta sur Balthazar et la regarda avec bienveillance.

— Je reviendrai te voir un de ces jours si tu me le permets. Ça m’a fait plaisir de bavarder avec toi !

Elle sourit et opina du chef. Il donna un coup de cravache sur la croupe de l’équidé qui partit aussitôt au trot. Le claquement des sabots s’estompait à mesure que la silhouette s’effaçait dans les ténèbres. Ambre éteignit les bougies, ferma la porte de l’établissement à clé et marcha pensivement sous la lumière des réverbères. Un relent âcre d’humus et de pierre mouillée stagnait dans l’air.

La jeune femme quitta la ville et emprunta le pont pour pénétrer dans la campagne caligineuse. Progressant dans cette oppressante obscurité, elle parvenait à se repérer grâce à sa nyctalopie innée. Le frémissement des feuilles et le clapotis des gouttes s’accompagnaient du hululement des chouettes et du croassement rauque des corbeaux. Il régnait ici une étrange harmonie, à la fois morbide et sublime.

L’averse s’intensifia. Tandis qu’elle accélérait le pas, elle s’arrêta soudainement en apercevant deux points jaunes qui se mouvaient au loin. Elle demeura un instant immobile, le cœur battant vaillamment puis poursuivit sa route lorsque les lumières s’éteignirent.

Quelques minutes plus tard, elle arriva à son logis, trempée jusqu’aux os et grelottante. Son père terminait de dîner. Une cervoise à la main, il lisait la gazette du jour qui affichait en gros titre ; Nouvelle disparition inquiétante. Lorsqu’il aperçut son aînée, Georges partit aussitôt dans sa chambre et en revint avec une serviette. Puis il mit de l’eau à bouillir et lui prépara une tisane. Pendant ce temps, Ambre avalait son repas, composé de sardines et d’un potage de légumes qu’elle engloutissait avec appétit.

— Tu as enfin repris des couleurs, ma grande ! J’ai bien cru que tu tomberais dans les vapes tant tu étais livide !

— Oui, merci papa ! répondit-elle en avalant goulûment un morceau de pain.

— Tu as travaillé jusqu’à tard, dis-moi ! Je ne me souvenais plus que tu finissais à une telle heure, chuchota-t-il afin d’éviter de réveiller Adèle.

— C’est normal, Anselme est venu me voir à la fermeture. Il voulait me parler.

— Le fils de Judith et d’Ambroise ? Ça fait bien longtemps que tu ne m’as pas parlé de lui !

— En effet, on s’est croisé l’autre jour à Iriden et il a voulu avoir de mes nouvelles.

Son repas avalé, elle plaqua ses paumes contre les parois de sa tasse fumante. La chaleur du récipient conjugué à l’odeur de tilleul était agréable. Elle se sentait détendue.

— Au fait papa, aurais-tu entendu parler de ce qui est arrivé à Judith récemment ?

— Tu veux me demander si j’étais au courant de sa mort ? Sache que oui ma fille. Les nouvelles vont vite sur les bateaux et l’histoire de sa disparition s’est répandue comme une traînée de poudre. Il paraît qu’ils n’ont jamais retrouvé son corps. C’est bien cela ?

Elle but une gorgée et acquiesça. En réfléchissant à la situation, un sentiment d’amertume germa en son esprit.

C’est vraiment horrible, pauvre Anselme ! Quand je pense que tu as perdu tes deux parents et que tu es orphelin désormais !

— Je me demande ce qu’il va advenir d’Anselme, marmonna-t-elle, le cœur lourd. Maintenant que Judith n’est plus. Plus rien n’engage le Baron à le garder sous son toit.

— Ne t’en fais pas pour ça ! Malgré ses airs hautains et implacables, le Baron von Tassle est un homme d’honneur et de parole. Surtout que lui et Judith étaient mariés, leur certificat de mairie suffit amplement pour reconnaître Anselme comme son fils légitime et héritier. Même si, effectivement, plus rien n’oblige le Baron à s’occuper de lui.

Elle regarda son père, la mine renfrognée.

— Rassure-toi, je doute fort qu’il chasse Anselme de sa demeure. Et puis, avec le temps il a bien dû s’attacher à lui.

Ambre soupira, rassurée par ces paroles. Elle se leva, débarrassa son assiette dans l’évier et alla se laver avant d’aller dormir.

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