NORDEN – Chapitre 68

Chapitre 68 – Chamboulement

Le lendemain, la jeune femme fit part à sa cadette de la proposition de Wadruna et lui dévoila sa Sensitivité. Attelée à coiffer son aînée devant la poudreuse, Adèle exultait. Ambre voyait ses yeux pétiller à travers le reflet du miroir.

— C’est vrai ? Tu m’autorises à y aller ?

— Oui ma Mouette, tu n’es pas obligée de rester ici. Et je me devais de t’en parler. Alexander ne voit pas d’objection à te laisser partir. Il serait même rassuré à l’idée de te savoir là-bas, protégée. Mais il faut que tu saches que c’est dur la vraie vie de noréen, j’en sais quelque chose.

— Oh ! tu sais ça ne m’effraie pas beaucoup. En plus, papa et maman ne seront pas loin ! Ils viendront peut-être plus facilement dans cette partie du territoire maintenant. J’ai vu qu’il y avait un immense baleinier amarré au port de Varden. D’après ce que m’a dit Ferdinand, il appartient au capitaine Friedz, il s’est installé ici il y a six mois. J’ai pas tout compris mais apparemment, il y a beaucoup de gens qui ont fui les terres de l’est après l’annexion de leur territoire par les Hani.

L’aînée se sentit défaillir. Son estomac se contracta avec une telle intensité qu’elle faillit en vomir.

Par Alfadir ! J’avais oublié ce détail. Ça fait si longtemps qu’elle ne m’en a pas parlé, je pensais qu’elle avait deviné avec son fameux don ! Et pour son père ! C’est vrai qu’elle ne sait toujours pas pour maman et Ambroise ! Qu’est-ce que je peux faire ? Je vais quand même pas me résoudre à lui dire. Surtout pas là maintenant, je vais la briser !

Adèle la dévisagea avec inquiétude et s’assit sur ses genoux. Elle lova sa tête contre son cou et l’embrassa.

— Ça va Ambre ? T’es toute blanche !

— Oui, ne t’inquiètes pas, je suis juste triste que tu partes si loin. Mais au moins, les noréens te protégeront, tu as un don très important et ils feront tout pour que tu te sentes bien, j’en suis sûre et certaine.

Elle caressa sa chevelure blanche, passa une main le long de son dos et la pressa fortement contre sa poitrine.

— Tu n’as pas peur de rester ici avec le danger toi ?

— J’ai l’habitude du danger ma Mouette et puis il faut quand même que je continue à soutenir le Baron dans sa lutte car le combat semble loin d’être terminé.

Elle l’embrassa sur le front et eut un petit rire :

— Et comme tu le sais, je suis certainement la plus dangereuse créature de cette île ! Je ne mourrai pas facilement.

— Je suis sûre qu’il y a plus dangereux que toi ! N’oublie pas que j’ai vu Saùr ! Lui c’est un gros loup bien méchant… même s’il aime bien les caresses.

— Ah ! c’est sûr que si tu me compares à tous les noréens des tribus je ne vaux pas grand-chose !

— Tu vois que t’as pas à t’inquiéter ! pouffa la cadette. Et puis j’en verrai peut-être des comme toi là où je vais. Je pourrai leur demander des conseils, si tu veux ?

— Avec plaisir ma Mouette !

***

Un matin de la semaine suivante, Alexander reçut une lettre du marquis von Eyre, l’invitant à se rendre à son mariage avec la duchesse Irène von Hauzen. L’événement devait avoir lieu dans deux mois, en sa demeure et en comité restreint. Le Baron y était invité en tant que maire afin de les unir officiellement. Il savait par la liste des témoins que Meredith serait présente.

Comme les deux amies s’appréciaient, il eut l’idée folle de proposer à Ambre de l’accompagner et d’être sa cavalière pour la soirée. Cela faisait des mois qu’il ne s’était pas rendu en soirée mondaine. Depuis son élection et la période d’insurrection qui s’en était suivie, il n’avait guère eu le temps de s’y rendre et de s’adonner à la danse, encore moins de valser auprès de la jeune femme.

Ambre fut stupéfaite par sa proposition mais appréhendait tout de même le fait de se retrouver enchaînée dans les bras de cet homme qui la troublait tant elle n’arrivait plus à trouver ce qu’elle ressentait pour lui. Ses pensées alternaient souvent entre la colère de l’avoir maltraitée plus d’une fois, la peur de le voir s’emporter contre elle et de la pousser à devenir violente. Et enfin, très récemment, son envie irrésistible et persistante de rester auprès de lui, lovée dans ses bras.

Elle réfléchit puis accepta. Après tout, elle serait en compagnie des partisans de l’Alliance et n’aurait rien à craindre de leur part. Seules les présences d’Antonin et de Théodore l’agaçaient. Cependant, elle était heureuse de revoir Meredith, qu’elle n’avait pas eu l’opportunité de côtoyer depuis son pot de départ, il y a un an de cela. D’autant que la duchesse venait tout juste d’accoucher et s’occupait de son nouveau-né ; un petit garçon que les parents avaient baptisé du doux prénom de Modeste.

Le lendemain, il proposa aux deux sœurs de l’accompagner à Varden afin d’effectuer quelques achats pour le départ de sa fille, veillant ainsi à ce qu’elle ne manque de rien lors de son séjour en terres noréennes. La haute-ville était animée en ce jour de marché, sur cette grande place ravagée et en pleine reconstruction. Une odeur âcre de fumée et de poussière imprégnait l’air ambiant et laissait à ce paysage une désolante sensation d’amertume. Iriden avait souffert de cette année d’insurrection, aucun autre attentat ou assaut n’avait été reporté depuis l’intervention des noréens, huit mois auparavant.

Pour contrebalancer ce chaos architectural, les gens étaient élégamment habillés, vêtus d’apparats colorés. Les motifs et tissus variés tranchaient devant la sobriété des habits noirs et blancs des domestiques de bonne famille. Le comportement jovial et serein des habitants laissait paraître la fin du conflit qui avait sévi. Néanmoins, des détails inquiétants persistaient :

En premier lieu, il y avait les articles haineux du Légitimiste. Dans un souci de provocation, Muffart n’avait de cesse d’interroger les nouveaux arrivants à Varden, les très nombreuses familles déserteuses, ayant fui la région est de l’île après l’annexion de leur territoire par les Hani.

Ces familles fulminaient d’avoir vu leur terre occupée et leurs maisons réquisitionnées sans avoir pu parlementer ou objecter les ordres du maire actuel. Elles représentaient un poids considérable comptant des milliers de membres et une flotte d’une centaine de navires, dont l’Albatros ; un vaisseau spécialisé dans la chasse à la baleine beaucoup plus imposant que ne l’étaient la Goélette et l’Alouette réunies.

Les tensions au port demeuraient et depuis l’arrivée de cette nouvelle flotte, les partisans de l’Élite étaient devenus très largement majoritaires dans ces quartiers.

En deuxième lieu, les conséquences de l’embargo se faisaient lourdement ressentir. Le prix des produits avait encore augmenté et de nombreuses familles aisées, impactées par l’inflation et par la rareté des denrées approvisionnées, se résolvaient à revendre leurs biens afin de pouvoir continuer leur train de vie d’opulence.

Les domestiques des familles bourgeoises et les commerçants de la haute-ville, qui jusque-là n’avaient rien à craindre pour leurs emplois, commençaient à grincer des dents et à retourner leur veste afin de rallier l’Élite et garder leur stabilité. Il en allait de même pour les commerçants de Varden dont les pénuries d’alcool, de tissu et de matériaux impactaient cruellement leur chiffre d’affaires, les faisant basculer dans la précarité.

Vêtues d’une tenue légère adaptée à cette journée ensoleillée du mois de juin, les deux sœurs marchaient en direction de la basse-ville en compagnie de leur hôte. Ils quittaient progressivement Iriden par la grande avenue. Adèle sautillait et balançait ses bras tout en chantonnant tandis qu’Ambre regardait dignement devant elle. La tête dressée, elle tenait le bras du Baron dont la démarche déterminée semblait calculée. Elle se doutait que cette escapade était davantage centrée sur sa volonté d’appuyer la force de son binôme plutôt que d’effectuer des emplettes à sa fille déjà gâtée à outrance.

Cela faisait des mois qu’elle n’avait pas remis les pieds à Varden et elle fut prise d’un profond malaise en songeant aux incidents ayant eu lieu à la Taverne de l’Ours et à la mort de son cher Beyrus qu’elle pleurait encore souvent. Le fait de se retrouver en ville, vulnérable et à la merci d’un prédateur éventuel la rendait nerveuse. Elle tentait de ne pas crisper sa main sur le bras de son hôte.

Adèle s’arrêta et, les yeux pétillants, vint aborder un couple de passants promenant leur chien, un canidé au pelage fauve dont les oreilles et les babines se couvraient d’un poil charbonneux. Une crinière cerclait son cou à la manière d’une collerette et sa tête, à la mâchoire garnie de crocs ivoires, était fine et ciselée. Fascinée, la fillette regarda tour à tour Alexander et ce chien d’une rare majesté.

— Oh, regarde père, comme il te ressemble !

À cette annonce, le couple et Ambre ne purent réprimer un rire tandis que le Baron la gratifia d’un regard réprobateur, un léger rictus sur le bord des lèvres. Adèle leur demanda sans aucune gêne de quelle race était le magnifique spécimen et si elle pouvait le caresser. Les passants acquiescèrent et lui expliquèrent qu’il s’agissait d’un chien de berger de type Tervueren.

Alexander soupira et leva les yeux au ciel, exaspéré par cette attitude peu conventionnelle et puérile. Il s’éclaircit la voix avant de saluer le couple et de poursuivre sa route.

Le trio arriva à Varden et prit la première avenue à gauche afin de rejoindre l’allée des tisserands.Alexander ralentit le pas, laissant le temps à Adèle d’apprécier les vitrines qu’elle lorgnait comme s’il s’agissait de la dernière fois qu’elle se rendait céans. Chez Francine s’érigeait à leur droite. La boutique far du marquis von Eyre était encore et toujours reconnue pour être le fleuron de la mode aranéenne et noréenne. La fillette admirait avec avidité les somptueuses robes et étoffes situées derrière la verrière. Elle posa ses mains sur la vitre et poussa un soupir.

— Oh père ! Est-ce qu’on peut y entrer, s’il te plaît ?

Il opina d’un bref signe de tête et Adèle entra dans la boutique, entraînant sa grande sœur avec elle en la tenant par le bras. L’intérieur était spacieux et l’architecture des plus majestueuses où le sol se couvrait d’un dallage blanc. De larges miroirs égayaient les murs d’une délicate couleur rose poudré. Fauteuils et canapés de velours mauves étaient disposés ici et là, juste à côté de vases en porcelaine garnis de bouquets dont les effluves enivrants embaumaient la pièce. Des lustres en cristal pendaient du plafond mouluré, provoquant de légers scintillements.

La boutique était savamment organisée ; les étoffes, les drapés et les tissus étaient soigneusement rangés et triés par couleurs et motifs. Velours, soieries, coton, laines et lin se superposaient, pliés dans des petits écrins et disposés sur des étagères en papier peint fleuri. Les robes pour femmes et jeunes filles s’alignaient sur tout un pan et répertoriées par modèles tandis que souliers, parures et objets d’apparat s’exposaient dans des vitrines transparentes.

Chez Francine restait l’une des rares boutiques à n’avoir pas encore été impactée par l’embargo, que ce soit en termes de ravitaillement en matières premières, de personnel ou en prix ; chose plus qu’étrange pour une institution si luxueuse, surtout au vu de l’orientation politique du marquis von Eyre. La majorité de l’Élite aurait dû finir par éviter les lieux, peu encline à donner du pouvoir et du crédit à l’un de leur plus farouche et influent opposant actuel.

Ambre observa les robes sans aucune conviction, repensant à son Anselme pour qui, par souci de coquetterie, elle en aurait volontiers porté certaines. Elle entendit sa sœur l’appeler à l’autre bout de la boutique, au rayon enfants. Perdue dans ses pensées, elle la rejoignit, suivie de loin par Alexander qui contemplait les lieux d’un air songeur.

— Regarde ça ! fit la cadette avec ravissement.

La petite tenait entre ses mains une robe entièrement blanche à froufrou, couverte de broderies.

— Regarde comme elle est belle ! renchérit-elle.

Ambre l’examina sous toutes les coutures. La robe était de très bonne facture, en coton blanc. Elle s’arrêtait aux genoux et avait des motifs floraux brodés à chaque extrémité ainsi qu’un petit oiseau, très certainement une colombe, finement cousue au niveau de la poitrine.

— Tu ne peux pas mettre ça Adèle, voyons ! finit-elle par dire. C’est une robe de demoiselle d’honneur.

— Oh ! murmura la cadette en faisant la moue. Mais je peux la mettre quand même non ? Comme ça je pourrai l’utiliser pour ton mariage avec père !

— Quoi ! cria Ambre d’une voix suraiguë.

Son visage s’empourpra tant elle fut outrée par ses dires.

— Mais… mais qu’est-ce que tu racontes, toi ! balbutia-t-elle, totalement embarrassée.

— Bah oui ! Tu l’aimes bien maintenant, ça se voit ! T’arrêtes pas de le dévorer des yeux et puis tu souris bêtement lorsque tu le regardes à la maison.

— Mais non !

— Mais si ! Et puis quand on dort ensemble je t’entends marmonner son nom dans ton sommeil !

— Ne dis pas n’importe quoi !

— Mais c’est la vérité Ambre ! En plus tu vibres tellement lorsque tu me parles de lui. Jamais je n’ai ressenti autant de chaleur émaner de ta part, pas même lorsque tu me parles d’Anselme !

— Mais tu dis n’importe quoi ! s’emporta l’aînée. Comment oses-tu dire de telles choses, Adèle ?

Cette phrase venait de l’achever, elle commençait à trembler et n’osait même pas détourner le regard de peur de croiser celui du Baron qui devait se tenir non loin de là et qui avait possiblement entendu leur échange.

— Oh pardon ! murmura Adèle en baissant la tête. Je ne voulais pas te mettre mal à l’aise.

Voyant que sa sœur affichait une mine déconfite et s’apprêtait à pleurer, Ambre souffla et ajouta plus calmement :

— Allez-va, n’y penses plus.

Elle admira à nouveau la robe et la lui tendit.

— Va donc essayer ta robe ! C’est vrai qu’elle est jolie, je vais te la prendre.

Le visage de la petite s’illumina. Elle la remercia vivement et rejoignit en hâte les cabines d’essayage. La jeune femme, tressaillante, s’adossa à une colonne pour patienter. Elle s’y appuya avec désinvolture et croisa les bras.

Non, mais elle dit n’importe quoi ! D’où est-ce que je le regarde d’ailleurs ! Et je ne rêve absolument pas de lui… Je ne rêve jamais de toute façon ! Et je n’ai pas l’impression de parler de lui… bon, peut-être un peu parfois… mais normal, je vis chez lui depuis longtemps et je le côtoie tous les jours ! Et puis elle n’arrête pas de me mettre des idées dans la tête à son sujet elle aussi, normal que je m’interroge, non ?

Elle leva les yeux au ciel et se pinça les lèvres, passant une main au niveau de son ventre noué.

Et surtout, d’où est-ce que je vibre pour lui ? C’est quoi cette expression ? Un truc de Sensitif ?

En se disant cela, elle s’aperçut qu’elle dévisageait ouvertement le Baron qui se tenait juste à côté d’elle, en train d’observer avec une drôle d’intensité les vitrines. Il tourna discrètement la tête et lui adressa un sourire en coin. Surprise par son propre comportement, elle reprit ses esprits et détourna le regard.

Pitié, j’espère qu’il n’a rien entendu ! supplia-t-elle.

Adèle était heureuse de la robe qu’elle avait choisie et, après l’avoir essayée, trouvait qu’elle lui allait fort bien. Alexander paya, repoussant délicatement la main de sa partenaire lorsque celle-ci s’apprêtait à sortir sa bourse.

Ils sortirent de la boutique quelques instants plus tard. La fillette exprimait sa joie de vivre et chantait à tue-tête sous le regard amusé des passants et le regard médusé de son père adoptif. Ambre tenait machinalement le bras de son hôte, les yeux perdus dans le vide, tentant chasser de son esprit les folles paroles de sa cadette.

Son regard se posa sur une petite devanture où de nombreux médaillons animaliers étaient exposés. Attirée, elle lui lâcha le bras et alla observer avec curiosité les différents bijoux tout aussi sublimes les uns que les autres. Il y avait des médaillons de toutes sortes et de toutes tailles, aux matières variées. Certains étaient juste finement ciselés, sans fioritures, d’autres égayés de pierres précieuses ou d’un support.

En les scrutant, elle passa innocemment sa main au niveau de sa poitrine et s’aperçut pour la énième fois qu’elle ne possédait plus son précieux médaillon, ni même son alliance. Elle hoqueta, gagnée par les larmes. La voyant peinée, Alexander voulut l’aborder mais Adèle le coupa dans son élan. La fillette accourut vers elle et l’enlaça.

L’étreinte dura un moment et l’aînée, désemparée, parvenait difficilement à contenir ses sanglots. Elle prit une profonde inspiration et balaya ses larmes d’un revers de la main. Timidement, elle reprit le bras de son hôte qui la gratifia d’un subtil geste du pouce, une infime caresse sur le dos de sa main en guise de réconfort. Puis elle continua sa route, les yeux embués et le cœur serré.

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