NORDEN – Chapitre 74

Chapitre 74 – Les mystères de la sensitivité

Les premiers rayons du jour perçaient à travers les vitres recouvertes de buées. Ambre ouvrit un œil et se redressa avec lenteur. Elle passa une main sur ses yeux et étudia cette pièce aussi lumineuse qu’ordonnée dont les fenêtres s’ouvraient sur les jardins. Cinq photos joliment encadrées décoraient le bureau. Elle se leva en toute discrétion et alla les observer de plus près.

La première présentait Alexander et Judith lors de leur mariage. Les époux se tenaient sur le parvis de la mairie, au pied d’une statue de lion, le visage grave. Ni l’un ni l’autre ne semblait ravi de leur sort.

Sur la deuxième, elle esquissa un sourire à la vue de son éternel fiancé vêtu de son costume universitaire, un diplôme à la main. Ses lèvres retroussées en coin dévoilaient sa fossette si caractéristique.

La troisième fut celle qui l’intrigua le plus. Elle représentait une jeune femme d’environ vingt ans aux cheveux châtain clair bouclés descendants jusqu’aux épaules. Sa robe à motifs floraux épousait les contours de sa silhouette aux formes généreuses. Assise sur le muret de la roseraie, en plein milieu des fleurs, la demoiselle donnait un baiser sur le museau de la licorne.

Qui ça peut bien être ? Sa sœur ? Non, elle est trop différente de lui. Une amie ou une ancienne compagne ? Peut-être… après tout, il a près de quarante ans, il a dû en avoir des relations dans sa jeunesse. Surtout que la photo semble datée.

Elle porta son intérêt sur la photo suivante. La quatrième, en monochrome, figurait un homme d’aspect sévère âgé d’une trentaine d’années qu’elle identifia comme étant Ambroise. L’absence de couleur accentuait son teint pâle, contrastant avec le noir intégral de ses habits, de ses cheveux ainsi que de ses iris. Il portait une livrée sur laquelle étaient épinglées les armoiries von Tassle et son médaillon, trop petit et décoloré pour être réellement visible.

Et enfin, la cinquième illustrait une femme d’une trentaine d’années qu’Ambre devina être la mère d’Alexander, Ophélia, la rapprochant du tableau accroché dans le hall d’entrée. Contrairement à ces aranéennes aussi froides que hautaines, la baronne affichait un sourire radieux. Son visage était d’une douceur comme rarement il était possible d’en voir avec ses yeux sombres bordés de longs cils en accord parfait avec ses cheveux bruns bouclés. Un grain de beauté situé juste au-dessus de sa lèvre lui conférait un charme indéniable. Elle se tenait dans le salon, en somptueuse robe de bal, assise devant le piano. Le petit Alexander était dans ses bras, noyé dans les jupons de sa mère.

C’est vrai que je n’ai jamais vu ses parents et qu’il ne m’en a jamais parlé, c’est à croire qu’ils sont morts. Remarque, c’est ce qu’il m’a semblé comprendre hier lorsqu’il m’a dit que le marquis était son plus proche parent. Je me demande qui est la fille et pourquoi Ambroise est là lui aussi. D’ailleurs, pourquoi n’y a-t-il pas de photo de son père ?

Elle tourna la tête et porta son regard sur l’homme encore profondément endormi. Il était allongé sur le ventre, le dos et les bras en dehors des couvertures. Elle se pinça les lèvres et s’approcha afin de l’examiner de plus près. Le dos était tout aussi meurtri que le ventre. Plusieurs cicatrices, souvent bénignes, parsemaient son corps zébré et une autre balafre de quatre griffes le parcourait de haut en bas. Les larmes lui vinrent aux yeux. Son estomac se noua tant elle fut envahie par la culpabilité ; cet homme avait essuyé les pires douleurs, combien savaient pour lui ?

Par Alfadir ! Mais qui vous a fait ça ? Je comprends mieux pourquoi le Féros ne l’effraie pas… pourquoi je ne l’effraie pas.

Elle s’enveloppa grossièrement de sa robe, prit ses chaussures et s’en alla à pas de velours rejoindre sa chambre. Quelques instants plus tard, elle descendit les escaliers afin de prendre l’air, vêtue d’un jean et d’un pull moulant. Le temps était lourd, l’orage menaçait. Les pâles rayons du soleil se diffusaient à travers la brume, rehaussant l’éclat des gouttes de rosée déposées sur l’herbe.

Séverine revenait des courses et remontait les escaliers, les bras chargés de victuailles. La chienne Désirée marchait à ses pieds. Ambre la rejoignit et se posa sur une marche encore humide. Voyant la jeune femme à sa hauteur, la chienne la renifla et avança tranquillement vers elle. Elle posa sa tête sur ses genoux et l’admira de ses yeux châtaigne.

— Vous sentez l’odeur du maître, nota Séverine amusée.

— C’est à croire que tout se sait ici.

— Oh ! ce n’était plus vraiment un secret, il faut dire que l’on attendait que cela depuis qu’il vous a ramenée. Votre petit jeu de chien et chat ne dupait personne. C’était mignon de vous voir vous tourner autour ces derniers temps.

— Vous nous épiez ?

— Inutile, on vous voyait de loin. D’autant que cela faisait des années que je n’avais pas vu Alexander si enjoué. Il ne peut plus rien cacher à une vieille femme comme moi.

Ambre posa une main sur le crâne du canidé et le caressa. L’animal poussa un grognement de satisfaction.

— D’ailleurs à ce propos…

Elle laissa sa phrase en suspens. Séverine grimaça et la scruta sévèrement.

— Une bien sombre histoire. Il n’y a que Pieter et moi-même qui sommes au courant et je compte sur votre discrétion pour ne pas ébruiter cette découverte. Sachez que cela fait près de quarante ans que je travaille pour la famille von Tassle. Je l’ai vu grandir, s’émerveiller, souffrir.

— Que s’est-il passé exactement ? s’enquit la noréenne en cessant de grattouiller la chienne.

— Je ne vous le dirai pas, ce n’est pas mon rôle. Et je vous conseillerais de ne jamais rien lui demander là-dessus. Laissez-le venir vers vous. Un jour, peut-être, il se sentira de vous en parler. C’est déjà un miracle qu’il ait pu se montrer à vous, il ne l’avait jamais fait jusqu’alors ! Du moins, pas ces vingt dernières années.

— Judith n’a jamais rien su là-dessus ?

— Si, bien sûr ! Puisque c’est elle qui lui confectionnait ses onguents et ses cachets lorsque la douleur lui était insupportable. Mais je doute fort qu’il lui ait montré. Vous savez, Judith et Alexander se connaissaient depuis tant d’années avant qu’ils ne soient mariés. Tous les deux avaient fini par s’aimer d’une étrange manière mais ils ne se sont jamais dévoilés l’un à l’autre, trop pudiques au vu de la situation ridicule de leur mariage forcé. Friedrich a été abominablement cruel d’avoir exigé pareil sacrifice.

— Que voulez-vous dire par là ?

Un rictus se dessina sur le visage de la domestique.

— Je ne vous le dirai pas ! Je n’ai pas le droit de vous en dire davantage bien que ce ne soit pas l’envie qui m’en manque ! Sachez que je suis liée au maître, je ne trahirai pas sa volonté de vous cacher un nombre incalculable de faits nous concernant. Il a déjà tant souffert… nous avons tant souffert !

Ambre baissa la tête et fit la moue. Désirée émit un grondement, pressant sa truffe contre sa main afin qu’elle continue ses cajoleries.

— Je comprends pourquoi il était si dur et exigeant avec Anselme, murmura-t-elle en caressant la chienne. Il devait certainement se retrouver en lui. Je me sens mal rien que d’y penser. Je m’en veux de l’avoir mal jugé, d’avoir pensé qu’il n’était qu’un tyran orgueilleux et narcissique.

— Ne vous y trompez pas, c’est effectivement un tyran orgueilleux et narcissique mais il a juste un motif pour pouvoir se comporter ainsi ! Ne sombrez pas dans l’apitoiement à son égard, il détesterait ça et il vous en voudrait. Il faut que vous lui teniez tête, que vous soyez celle qu’il a vue en vous. Vous vous ressemblez sur de nombreux points. Vous êtes deux passionnés engagés pour vos convictions et vous charriez de lourds fardeaux. Et malgré tous les obstacles qui se dressent sur votre chemin, vous tentez de garder la tête haute et de ne jamais flancher. C’est un noble exploit que peu peuvent accomplir.

Le ciel s’assombrissait d’épais nuages gris, emportant avec eux des gouttes éparses. La jeune femme demeura songeuse, la chienne affalée à ses côtés.

— C’est parce que je sens l’odeur de ton maître que tu te comportes ainsi toi ? T’es pas triste de devoir le partager ?

Pour toute réponse, l’animal jappa et remua la queue avec vigueur, ce qui eut don de décrocher un sourire sur le visage de l’intendante. Ambre rejoignit la salle à manger afin de déjeuner. Alexander était présent, les cheveux détachés et habillé sobrement. Comme chaque matin, l’homme lisait le journal dont le titre du jour était : « dimanche 18 juin 310 : départ annuel de la Goélette la veille au soir ». Il la salua et lui adressa une œillade entendue.

La jeune femme s’installa à sa place et prit la tasse de café chaud que lui tendit Émilie. Elle porta le breuvage à son nez, huma son arôme puissant puis prit une tartine de pain beurré et la croqua avec avidité. Adèle entra dans la pièce, tapant des pieds sur le parquet. Ambre fut prise d’un fou rire en la voyant ; la petite paraissait épuisée avec ses cheveux ébouriffés et ses yeux rougis bordés de cernes. Pourtant, malgré cette mine épouvantable, la fillette affichait un large sourire. Elle s’assit à sa place puis gloussa en les mirant tour à tour.

— Je vois que l’atmosphère est bien sereine ici ! annonça-t-elle tout en croquant un morceau de croissant.

Alexander posa son journal, fit pianoter ses doigts contre sa tasse et la regarda avec un certain amusement.

— Je pense qu’il est fort inutile que l’on t’annonce la nouvelle mademoiselle je-ressens-tout ?

À ce moment-là, Émilie arriva dans la pièce afin de ramener un chocolat chaud à sa jeune maîtresse.

— Alors c’est vrai, vous allez vous marier ! s’écria Adèle tout en levant les bras au ciel.

— Parle plus fort, je crois que tout Iriden ne t’a pas entendue ! soupira-t-il, exaspéré par son attitude.

Toute heureuse de l’annonce, Adèle alla enlacer sa sœur, plantant ses yeux bleus dans ceux de son père.

— Oh ! comme je suis contente pour vous ! Tu entends Émilie ? J’ai gagné mon pari ! Tu me dois une semaine de pâtisserie !

La domestique rougit comme une pivoine et effectua quelques pas en arrière afin de regagner les cuisines, sous le regard réprobateur de son maître.

— Vous avez parié quoi exactement ? s’enquit l’aînée.

La petite gloussa.

— Vendredi soir, alors que vous dansiez dans le salon, j’ai soudainement ressenti d’intenses vibrations au niveau de mon ventre. Comme si des papillons venaient de s’engouffrer en moi. C’était tellement extraordinaire !

À ces mots, Alexander et Ambre devinrent livides, se dévisageant l’un l’autre dans un silence gênant.

— Co… comment ? balbutia l’aînée.

— Oh bah ne faites pas cette tête ! rassura Adèle en lâchant son étreinte pour se resservir une viennoiserie. C’est pas la première fois que je ressens ça. Ça fait très longtemps que je n’avais pas ressenti cette sensation d’ailleurs !

— Comment ça t’as déjà ressenti ça ? s’indigna l’aînée, les yeux grandement écarquillés.

Adèle croqua goulûment dans son croissant, renversant des miettes sur le sol.

— Les fois d’avant c’était quand tu partais en forêt jouer avec Anselme. Je sais pas ce que vous faisiez mais j’avais d’étranges picotements dans le ventre, c’était bizarre mais très agréable. Je comprenais pas pourquoi à l’époque car moi ça ne me faisait jamais ça quand je jouais. Mais maintenant c’est bon, je sais et hier soir quand vous avez…

— Adèle ! la coupa sèchement Alexander.

Il se frotta le front, tout aussi embarrassé qu’Ambre sur les facultés sensorielles de celle qu’il considérait comme sa fille et qui, de plus, n’était qu’une enfant de neuf ans.

— Ta faculté, annonça Ambre en tentant de trouver les mots justes, tu ne pourrais pas la canaliser un peu ?

— Euh… je ne sais pas trop… fit-elle en mouillant son doigt afin d’attraper toutes les miettes qui se trouvaient sur la table pour les porter à sa bouche.

— Je ne sais pas, tu ne peux pas fermer une valve dans ton cerveau comme pour un robinet ? proposa l’aînée.

— C’est pas dans le cerveau que je ressens ça, c’est dans le ventre, comme pour toutes les vibrations d’ailleurs. Il n’y a que lorsque je communique avec Anselme que je me sers de mes pensées dans ma tête.

— Dans ce cas, si tu pouvais faire un effort et éviter d’écouter ou de ressentir tout ce qui se trouve autour de toi, au moins jusqu’à ce que tu sois assez grande, cela nous arrangerait ! conseilla calmement Alexander.

— Je peux essayer, réfléchit la fillette, je sais pas trop comment ça marche, mais il n’y a qu’avec vous deux que j’éprouve ça, du moins de manière aussi forte. Après, si ça peut vous rassurer, ce n’est pas vous qui m’avez empêché de dormir hier soir, mais Anselme.

Les tripes nouées, Ambre vacilla.

— Comment va-t-il ? demanda-t-elle timidement.

La cadette fit la moue.

— Le pauvre, il n’a pas arrêté de pleurer de toute la nuit ! Il était si triste ! J’avais beau le caresser il ne parvenait pas à se calmer. J’ai même cru qu’il pleurait tant ses yeux étaient tout humides. Je crois que c’est un peu compliqué pour lui de voir sa fiancée volée par son père… il était pas encore prêt, je pense.

Alexander rit nerveusement et Ambre, ébranlée, devint aussi blanche que la nappe, les yeux perdus dans le vide. Comme elle les voyait troublés, Adèle s’excusa vivement.

— Oh je vraiment suis désolée ! Je ne voulais pas vous embarrasser encore. Je vous promets que je vais faire tout mon possible pour apprendre à me canaliser et à dompter ma faculté. C’est promis !

— Ne t’inquiètes pas Adèle, répondit Alexander pour la faire déculpabiliser, ton séjour en territoire Korpr avec la Shaman Wadruna va te permettre d’en savoir plus sur ton effet de persuasion et de ressenti. Et un grand bol d’air loin des tensions citadines te fera le plus grand bien. Même si cette faculté est assez gênante, du moins pour l’instant, elle n’en reste pas moins fort utile et ce serait effectivement salutaire que tu puisses la maîtriser.

***

Le Baron et Ambre s’installèrent dans le salon afin de discuter d’un certain nombre de points cruciaux. Une chaleur étouffante envahissait les lieux, qui obligea Alexander à aérer la pièce par la porte-fenêtre latérale. Un vent lourd s’engouffra dans le salon, emportant avec lui une forte odeur d’humus et de terre mouillée. La pluie, en déluge, s’abattait sur les jardins.

Ambre s’accouda à la rambarde et huma ce parfum qui lui procura un tressaillement de plaisir. Elle contempla le paysage en pleine désolation, écoutant le bruissement des feuilles agitées ainsi que le grondement de l’orage tonnant à quelques kilomètres de là. Puis elle songea à sa petite sœur et à la future expérience de vie qui s’ouvrait à elle, si loin de son aînée.

— J’espère qu’elle s’y sentira bien et qu’elle va s’adapter rapidement, elle sera vraiment loin cette fois-ci et pendant si longtemps. En plus, elle n’a jamais chassé et va devoir vivre de manière si rude !

Alexander se plaça derrière elle et l’enlaça.

— Cela ne lui changera pas tant de sa vie d’avant ma chère, répondit-il d’une voix emplie de cynisme, tu ne vas pas me dire que ton cottage était des plus confortables. C’est à se demander comment vous avez fait pour survivre aussi longtemps dans ce taudis sans tomber malade.

— Tout le monde n’a pas la chance de naître baron, Baron ! murmura-t-elle en posant son crâne contre son buste.

— C’est exact, et rares sont les personnes qui ont la chance de le devenir ! dit-il en embrassant son front. Cependant, j’espère surtout qu’elle ne deviendra pas une bête aussi sauvage et rustre que son aînée. Loin de moi l’idée de devoir la dresser à nouveau et de lui réapprendre toutes les convenances. J’ai l’impression de passer une grande partie de ma vie à cela, c’est exaspérant.

— Rien ne vous y obligeait Baron ! C’est vous qui avez insisté pour la prendre sous votre toit ! Vous ne lui deviez rien à ce que je sache.

— Il est vrai, à croire que ma personne deviendrait réellement magnanime et généreuse.

Il palpa délicatement son ventre, glissant ses mains sous sa chemise.

— Plus sérieusement, j’espère que ces cinq semaines se dérouleront sans accroc. Car elles risquent de paraître incroyablement longues si les tensions latentes empirent, comme l’a fortement suggéré le marquis Desrosiers.

Il s’éclaircit la voix et lui dévoila l’intégralité de la discussion qu’il avait entretenue la veille auprès de son oncle y compris les informations au sujet de son père, Georges.

— Vous pensez vraiment que je suis une de Rochester ?

Elle fut surprise de cette révélation. Jamais elle n’aurait pu s’imaginer que son père puisse être un espion au service d’Alfadir et, de surcroît, un descendant d’une famille parmi les plus respectables de Norden. L’image des lettres manuscrites, codées et poinçonnées de différents sceaux lui revint en mémoire, de même que l’écusson en forme de cerf qu’elle avait trouvé dans la malle et vendu aussitôt.

Quelle idiote ! J’aurais pu le deviner ! Je regrette de les avoir brûlées, elles devaient contenir des informations essentielles !

— Je tâcherai d’en tenir deux mots à William ou à James afin d’en avoir la certitude. Néanmoins, l’information est intéressante car elle appuie d’autant plus ma théorie que ta mère et Irène soient espionnes également. Il se peut que, par conséquent, tes parents se soient rencontrés en mission, d’où la discrétion au sujet de leur vie privée.

— C’est à se demander pourquoi ils ont souhaité m’avoir. J’ai l’impression d’être comme Adèle, une enfant non désirée. Remarquez, je comprends mieux pourquoi personne ne s’occupait de moi. Du moins, pour le peu que j’arrive à me souvenir car je ne comprends pas pourquoi je ne parviens plus à me remémorer ma vie d’avant. J’ai cru comprendre d’après les écrits d’Enguerrand que ce serait dû à un traumatisme dont je ne me rappelle pas la cause. J’ai quelques flashs de ma vie auprès de maman mais ça reste compliqué de me souvenir et plus je fouille, plus je revois des choses qui ne sont pas toujours agréables.

Elle soupira, la voix teintée de sanglots.

— Pour en revenir à papa, même s’il nous aimait, cela ne l’a jamais empêché de faire passer son travail avant nous. Pourquoi n’avons-nous pas été qualifiées de Rochester s’il en était un ? Avait-il honte de nous ?

Comme pour appuyer ses dires, l’orage détonna.

— Je ne saurais te le dire. Il se peut que les lois des espions soient strictes et différentes des nôtres. Et je ne pense pas que ton anonymat soit en lien avec le fait que vous soyez désirées ou non mais plutôt pour vous protéger d’éventuelles menaces qui pourraient être portées à votre encontre. Tout comme le fait de vous faire vivre de manière si précaire afin de ne pas éveiller de soupçons.

Gagnée par l’amertume, Ambre tressaillit et inspira une grande bouffée d’air humide. Alexander referma la fenêtre et tous deux prirent place sur un fauteuil.

— Il reste donc à savoir qui est le fameux individu qui souhaite plus que tout vous protéger. Lucius m’a glissé un indice intéressant en me spécifiant que tout avait un lien avec la Cause. Il ne serait donc pas impensable que mon oncle en pleine disgrâce puisse avoir été contacté pour son navire, d’autant qu’il parait ignorer toute information concernant les spécimens H ou madame Hélène Hermine. Ce qui laisse à penser que l’individu en question est une personnalité engagée à la Cause. En soit, la piste des élus s’amenuise et semble converger vers deux personnalités : un membre éminent des de Rochester ou Alfadir.

À l’entente du nom du Aràn, Ambre observa l’immense tapisserie au titre d’Alfadir et le Serpent marin. Elle scruta le serpent avec intérêt, songeant aux légendes et aux histoires racontées par son père à son sujet. Elle n’avait jamais vraiment prêté attention à cette divinité-là, hormis pour l’Hydre et l’allégorie de la justice dont il était le symbole ; une entité évincée, bien souvent oubliée.

— Et qu’en est-il de Jörmungand ? dit-elle, pensive.

— Jörmungand ? s’enquit Alexander en scrutant lui aussi la tenture d’un air inquisiteur.

— Oui… après tout, le serpent s’est peut-être réveillé et envisagerait d’aider son frère à récupérer Hrafn ? Et puis ce ne serait pas absurde qu’un membre de l’Hydre puisse travailler à son service.

Il scruta le tissage, étudiant avec intérêt sa proposition.

— Cela me semble peu probable car cela sous-entend que le serpent est réveillé depuis plusieurs années déjà et a laissé sciemment le Duc enlever ces enfants pour les envoyer sur Charité. La seule preuve que nous avons de son apparition a été le combat entre lui et Alfadir il y a presque cinquante ans de cela, paroles feu de Friedrich sous l’emprise de la D.H.P.A, donc peu fiables. De plus, je ne vois pas pourquoi le Aràn des mers porterait autant d’attention à Irène, Hélène et à leur descendance dans la mesure où il n’entretient aucun contact avec Norden depuis des siècles. Et je ne vois pas comment un serpent marin de deux kilomètres de long, comme le mentionnent les récits, pourrait approcher l’île sans que personne ne s’en aperçoive.

— Et pour les potentielles origines providenciennes de ma mère ? Vous laissez tomber l’idée ?

— Tout à fait. Cela fait deux ans qu’il n’y a que deux voyages maritimes annuels et les bateaux sont fouillés de fond en comble. Or le marquis a été contacté de près, donc s’il existe quelqu’un d’assez puissant pour le persuader, cette personne se trouve sur Norden. Et je doute qu’un providencien, quel qu’il soit, se trouve encore sur l’île au risque d’y rester bloqué à jamais et puisse encore avoir autant d’influence. Ce serait absurde.

— Êtes-vous sûr que les deux navires sont fiables en termes de navigation et d’équipages au vu des multiples scandales qui ont eu lieu ? N’oubliez pas que von Dorff a relâché Maspero-Gavard sans la moindre peine et qu’il est encore toujours au service de votre oncle !

— Je ne pense pas qu’il y ait encore des passagers clandestins. Cela concerne tant la Goélette que l’Alouette. Et Desrosiers, bien qu’ayant des idéaux et des principes moraux différents des miens, n’en reste pas moins un homme de parole et qui exècre au plus haut point de voir sa notoriété et son honneur entaché.

— Comme vous finalement ! railla-t-elle. Dommage que je n’ai pas pu rester auprès de vous, j’aurai adoré en apprendre plus sur mon adorable protecteur.

Il haussa un sourcil et la dévisagea longuement.

— D’ailleurs, à ce propos, peux-tu me dire ce qui s’est passé hier soir ? Ton malaise, cette soi-disant odeur que tu étais la seule à sentir. Qui nous fera évoquer pour la première fois ta fuite désespérée d’il y a deux ans, car j’ai cru comprendre au vu des dires de ton ancien patron, que ton emportement a été dû à cette pastille de D.H.P.A. que tu avais trouvée au sol. Était-ce vrai ?

Ambre lui expliqua en détail ce qu’elle savait sur cette senteur si particulière et sur les effets que cela lui provoquait. Elle mentionna également les deux plantes psychotropes utilisées pour la confection de la drogue. Alexander eut un rictus ; il était fort probable que le potentiel olfactif de sa partenaire soit en mesure de la déceler. Or, cela voudrait dire que la drogue circulait sur le territoire et que Desrosiers en possédait sur lui. Pourtant, au vu de son état, l’homme ne semblait pas être un consommateur.

Néanmoins, l’hypothèse que le stock provenait de la drogue perquisitionnée chez le Duc, que ce dernier avait lui-même saisi lors de l’enquête sur l’assassinat d’Ambroise était tout à fait plausible. En revanche, il excluait l’idée que le marquis en fasse le commerce, y compris pour s’assurer des revenus supplémentaires.

— Cela n’explique cependant pas pourquoi je peux la sentir, alors que vous non ! réfléchit-elle.

Elle s’allongea sur la méridienne et croisa les bras.

— Probablement dû à ton Féros. Il serait intéressant de nous enquérir de ce genre de chose auprès de la Shaman Wadruna lors de sa venue.

— Si tel est le cas, Judith a dû la sentir un nombre incalculable de fois pendant son enfance, si cette drogue a effectivement circulé à Varden et Iriden ! Je crois savoir qu’elle y habitait depuis toute jeune.

— C’est exact ! Pourtant il est vrai que je n’ai jamais évoqué ce sujet avec elle. Je ne pense pas qu’elle avait connaissance pour son Féros, tout comme toi auparavant. Nous ne parlions jamais de notre passé, ni l’un ni l’autre. C’est ce qui nous a préservés et j’ai toujours su admirer sa sagesse d’esprit et sa discrétion là-dessus. Notre vie s’est construite uniquement sur les six ans que nous avons vécus en commun. Le passé n’a jamais existé pour nous, trop douloureux pour elle comme pour moi. Nous préférions nous tourner vers l’avenir et tout faire pour protéger Anselme.

Ambre soupira :

— D’ailleurs en parlant du sujet. Je tenais à vous poser une dernière question avant que vous ne vous engagiez auprès de moi.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il, interloqué.

Elle se redressa et massa son ventre contracté. Un silence s’installa. Voyant qu’il ne réagissait pas, elle déclara :

— Je suis stérile.

À l’entente cette affirmation, Alexander laissa échapper un petit rire. Il se leva et s’installa à côté d’elle.

— Ah ma chère ! Je suis au courant de cela ! J’ai lu et relu tes analyses une multitude de fois. Je connais pour ton Féros, ta paranoïa, les actes odieux de ta mère, ta stérilité, tes manières rustres, ta défiance totale de l’autorité, tes jugements un peu trop hasardeux, ta mauvaise foi, ton arrogance, tes peurs, ta phobie de l’eau… je peux te faire la liste de tous tes défauts notables mais j’ai d’autres choses à faire que de passer toute mon après-midi à te les lister, au risque de te courroucer par la suite.

Leurs doigts entrelacés, il déposa un baiser sur le front.

— Maintenant je suis même au courant pour tes cavalcades dans les bois avec mon fils pendant que tu laissais ta pauvre petite sœur de six ans livrée à elle-même alors que des enlèvements étaient à déplorer. Ce serait finalement ce dernier point qui me choquerait le plus. J’ai bien fait de te la confisquer maudite femme, sœur indigne que tu es !

Ambre fut prise d’un fou rire.

— Et puis quel intérêt avons-nous d’en avoir un ? ajouta-t-il, cynique. J’ai déjà assez à faire avec une gamine aussi bien éduquée que toi et un corbeau pleurnichard qui n’est même pas capable d’accepter le fait que je puisse posséder sa fiancée ! Il devrait être heureux que je prenne soin de toi au lieu de geindre comme une victime, quelle ingratitude !

— Vous êtes horrible ! s’exclama Ambre, les larmes aux yeux tant elle ne parvenait pas à contenir son rire.

Alexander sortit de sa poche le médaillon qu’elle avait arraché la veille et le lui épingla.

— J’espère que tu sauras me faire confiance dorénavant. Que je ne sois pas obligé de me justifier sans arrêt sur le pourquoi de mes motivations ou de mes choix, mademoiselle je-doute-de-tout.

Ambre sourit et contempla amoureusement le bijou qui ornait sa poitrine.

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