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Chapitre 383 : L’aveugle

Je gifle Thif pour le forcer à se réveiller. Sa capture n’avait rien d’incroyable et j’ai même un peu de mal à croire que j’ai réussi à l’attraper sans même me faire remarquer. En utilisant le câble, je suis descendu, je l’ai attrapé en l’assommant et je suis reparti avec lui dans les bras sans que les grimpeurs n’aient eu le temps de réagir. Sacrés gardes du corps qu’il avait avec lui…

Je pense qu’ils n’ont juste pas compris tout de suite ce qu’il s’est produit. Cela m’a pris moins de dix secondes et ils m’ont uniquement remarqué quand j’étais en train de partir avec Thif. Bien entendu, ils ont sonné l’alerte et ont hurlé en cherchant à m’attraper, mais il n’y avait que des combattants et aucun acrobate capable de me poursuivre. Le temps qu’ils montent les quelques étages qui nous séparent en trouvant les escaliers, j’en aurai déjà terminé.
Thif semble plus vieux maintenant que je le vois de près. On dirait que la guerre a eu raison de sa vitalité depuis Lishnul. Je peux le comprendre, mais ça me fait bizarre de voir autant de rides et la pâleur de sa peau. Je ne l’ai pas frappé assez fort pour qu’il meure, mais je commence à m’inquiéter maintenant.

Il finit par réagir quand je lui verse de l’eau sur la tête et commence à jurer en se ressaisissant.

— Salut le vieux. Ça faisait longtemps.
— Sale merdeux de grimpeur… On se connaît ? Où est-ce que je suis ? Qu’est-ce que tu me veux ?

Et… il ne se souvient même pas de moi. C’est bien la peine d’avoir des considérations pour un type à qui j’ai sauvé la vie. Je soupire en me frottant le visage. Bon. Autant le jeter dans l’abysse et passer à autre chose. Il finit cependant par se reprendre et m’attrape l’épaule alors qu’un éclair semble traverser ses yeux. Je préfère cela à l’épée que j’ai laissée à sa ceinture, je dois dire.

« Toi ! »

Ah. Finalement.

— Avant que tu te poses la question, je suis là pour te tuer. Mission de grimpeur et tout ça. J’avais juste envie de discuter un peu avant. C’est juste pour que tu me donnes une raison valable de te tuer, donc n’hésite pas à m’insulter, ça me facilitera les choses.
— Encore un gamin à ce que je vois.
— Continue comme ça, je sens mon envie de meurtre qui me chatouille.
— Ahahaha ! Je suis capable de voir que tu es sérieux. Je ne suis pas idiot au point de ne pas le remarquer. Le gosse a grandi et commence à devenir un adulte. Je peux le voir dans ton regard. Tu es vraiment là pour me tuer ?
— Prophétie d’Oracle si je veux passer au monde suivant. Je te passe les détails –
— Non. Dis-moi donc ce qu’une connasse d’Oracle a bien pu dire sur moi. Amuse-moi un peu avant d’essayer de me tuer, sale marmot. Je ne sais pas d’où tu sors ni ce que tu fais là, mais j’ai au moins le droit de savoir pourquoi je dois mourir. Et puis ça laissera peut-être assez de temps aux idiots de grimpeurs censés me protéger pour venir ici.

J’aurai sincèrement été plus heureux de ne pas avoir des remords à tuer de sang froid quelqu’un avec qui j’ai voyagé pendant un certain temps. Il suffirait que je le jette dans le vide et hop, fin de quête. J’ai d’autres choses qui me préoccupent de bien plus important qu’un petit vieux qui cherche à être roi et avec qui j’essaye d’être poli. Pourquoi je perds mon temps ici ?

— J’ai rejoint tes ennemis qui tiennent Djupa à cause d’elle. Je dois tuer celui qui a versé le premier sang dans cette guerre et puisque tu as tué le roi…
— Oh vraiment ? AHAHAHAHA !!!

Je vais l’étrangler. Je vais l’étrangler pendant que Juliette s’amuse à secouer son cerveau dans tous les sens s’il continue à rire comme ça. Est-ce qu’il a perdu la tête depuis Lishnul ? La folie des grandeurs ou la corruption de la tour, peut-être ?
Je vérifie avec le vermillon et, à ma plus grande déception, je ne remarque rien d’anormal. Il semble être juste sénile. Rien d’anormal de ce côté. Je le laisse finir de rire en me répétant que je vais le tuer dans pas longtemps et que ça me fera le plus grand bien. J’avais oublié à quel point c’est une personne frustrante avec laquelle discuter.

— Dans ce cas, tu te trompes gamin. Toujours un débutant qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Tu penses vraiment que je suis stupide au point de tuer mon frère pour devenir un paria qui doit fuir son pays ?
— De ce que j’ai vu, cela n’a rien de vraiment étonnant. T’es pas vraiment la personne la plus intelligente que j’ai rencontrée.
— Même quand je suis à la tête d’une armée des tiens, tu me manques toujours de respect, moi, un membre de la royauté de Penovia. Tu sembles encore avoir la langue bien pendue. Même Emy a fini par me respecter pour se joindre complètement à ma reconquête du royaume en écoutant mes ordres.

C’est à mon tour de rire. Il ne comprend pas pourquoi je ris et je me contente de boire un peu d’eau en ricanant.

— Tu n’as plus d’armée. J’ai battu Emy, ses troupes et ses généraux, et cela m’a pris une petite journée pendant laquelle tu étais en train de creuser sous terre. Je viens même de battre Romaro dans les couloirs. Le camp d’Emy est rasé. Les autres grimpeurs se battent contre les forces dans le château et je vois mal une armée de bras cassés sans généraux gagner.
— … Sale petit con, c’est un mensonge. Tu te moques juste de moi.
— Oui, oui. Je n’ai pas de preuve et de toute façon tu es à ma merci. Je me moque que tu me crois ou non. Revenons à ma prophétie. Qu’est-ce qui te faisait rire il y a quelques instants ?
— Tch. Que finalement tu n’as pas changé de camp. Tu t’es fait avoir comme je me suis fait avoir quand j’ai dû fuir Penovia.

Il fait une pause dans ses explications en me regardant avec un sourire qui me donne envie de le secouer dans tous les sens comme une marionnette. L’idée devient de plus en plus séduisante alors qu’il ricane pendant ce qui me semble être une éternité.

« Ce n’est pas moi qui suis responsable de cette guerre. Si tu étais dans le château avec les autres, alors tu es le plus idiot de tous pour ne pas l’avoir remarqué. J’imagine qu’il se terre dedans comme un charognard, hmm ? Tu l’as rencontré pas vrai ? Le survivant de ma supposée “folie” familicide ? Ce petit con de mon sang qui doit jouer l’innocent alors qu’il a tué mon frère et les siens pour avoir le pouvoir. Tout ça en manipulant des idiots de grimpeurs qui ne connaissent rien aux coups bas politiques de ce genre et qui me font passer pour un monstre… Vous vous croyez tous supérieurs à nous autres dirigeants de ce monde à cause de votre puissance tirée de votre foutue tour, mais personne ne s’est demandé pourquoi j’aurais laissé un chiard survivre si j’avais voulu prendre le pouvoir… Tu penses sincèrement que je ferai une erreur de ce genre ? J’aurai même commencé par lui, ce charognard ! Le voilà ton coupable, ton verseur de sang ! »

Cette fois-ci, il a gagné. Je suis irrité. S’il ment, ce n’est pas grave et je vais juste le jeter dans le vide. S’il dit la vérité par contre, cela veut dire que j’ai détruit un camp pour rien. Que j’ai risqué ma vie et battu Emy pour rien. Cela veut dire que j’aurai pu en finir bien plus tôt et disparaître en laissant ce monde sans me retourner.
Du coup, je le secoue dans tous les sens pendant qu’il m’insulte. Il l’a cherché et je n’ai personne d’autre sur qui je peux passer mes nerfs. Si je le crois, Nikolas est donc le coupable. Le mioche de 16 ans tout aussi imbus de lui-même que son merveilleux oncle Thif.

Le pire dans tout ça reste que c’est possible. Du moins, je ne vois rien qui s’oppose à cette possibilité ou qui peut me permettre de réfuter ce qu’il me raconte. J’ai très envie de le jeter dans le vide puisqu’il vient de réduire à néant tous mes efforts, mais cela ne changera rien à la situation et je n’obtiendrai pas de clé. J’aurai peut-être le silence alors qu’il se débat inutilement pendant que je l’agite dans tous les sens.

Maintenant que j’ai cette version de l’histoire, j’ai tout un tas de problèmes à prendre en compte qu’il mente ou non. Enfin, je pourrais faire mieux que simplement tuer un sale gosse…

Tch, ma morale reprend le dessus… Je peux arranger les choses et en finir avec cette guerre. Je suis vraiment tenté par l’idée de me débarrasser des deux et être certain d’en terminer avec ma quête, mais non. Je peux arranger les choses et ma conscience me dit de faire de mon mieux pour que cette guerre stupide s’arrête. Je peux ramener un début de paix dans Penovia. Je suis probablement le seul capable de le faire. L’armée de Thif ne gagnera probablement pas la bataille et, même si je les ai espionnés depuis mon arrivée, c’est possible que la guilde Agamemnon se soit servie de moi en sachant que le coupable est Nikolas et non Thif. Après tout, j’ai fini par affronter Emy à cause d’eux et de leur façon d’interpréter ma prophétie.

J’arrête d’agiter Thiff dans tous les sens et il me hurle tout un tas de noms d’oiseaux alors que je le laisse tomber par terre.

— Je pourrais te tuer et aller m’occuper de ton neveu, mais j’ai une autre idée. Il est temps d’en finir avec cette guerre et de ramener la paix. Tu es mon prisonnier. On va aller voir Nikolas tous les deux.
— Il n’en faut pas beaucoup à un grimpeur pour retourner sa veste une fois de plus. Tu comptes faire ça souvent ?

Je le gifle et il se plaint en m’insultant encore, mais il sait aussi qu’il n’a aucune chance de me battre et il n’essaye même pas de m’affronter. J’en ai marre qu’il se comporte comme un sale gosse. C’est un rôle qu’il endosse trop facilement et trop bien à son âge.

— J’ai une quête à terminer, évite de me faire regretter ma sympathie pour ce pays et toi. On va aller discuter avec Nikolas. Si toi ou lui finissiez de me convaincre, je tuerai l’autre. Si je n’ai toujours pas ma clé ensuite c’est que j’aurai fait une erreur et je tuerai l’autre. Jusque-là, tu m’appartiens. Si tu finis par être le roi, c’est à la seule condition que tu acceptes les grimpeurs comme habitant de Penovia. Sinon je te tue et crois-moi, je suis très bon pour ça maintenant.
— Et pourquoi je resterais avec toi ? Tu n’as qu’à y aller seul !
— Je n’ai pas envie de faire des aller-retour inutiles. Tu me sers de bouclier et… très sincèrement, tu as plus de chance de gagner cette guerre grâce à moi qu’avec les minables qui constituent ta garde personnelle qui te cherche partout. J’ai rasé un camp entier et battu Emy. Je pense valoir bien plus que tes troupes.
— C’est… Je ne suis pas ton foutu pion !
— Bien sûr que si. Je pourrai te balancer dans le vide, puis aller faire pareil avec ton neveu. Ça ne changerait rien pour moi et je partirais de ce monde en laissant Penovia en ruine. Tu veux gagner ta guerre ? Alors tu viens avec moi.

Je lui tends la main, le fameux signe universel d’un accord. Thif me regarde en semblant en colère et prend quelques secondes pour réfléchir. Vu son hésitation, il ne compte pas refuser cette offre. De toute façon, s’il refuse, je le jette dans le vide.

— Tu te rends compte que tu veux remonter dans le château avec un vieillard qui est l’ennemi de tout le monde là-haut ? Je t’ai vu te battre dans le village et à Lishnul et —.
— Non. Tu n’as rien vu. Quand je suis sorti de mon coma, j’ai traversé la ville pendant la guerre civile en protégeant la fille de Razeno des Manges-Mots, qui à cause d’un malentendu voulaient ma mort. J’ai ensuite braqué le coffre du palais, battu un Mange-Mot supérieur avant de tuer le Roi.
— … Tu te fous de moi, un gosse comme toi…
— J’ai passé ma nuit à tuer une armée avec une meute d’animaux et j’ai battu Emy pour pouvoir t’atteindre.
— …
— Si tu as écouté les histoires des grimpeurs dans ton camp, tu as dû entendre parler du dernier Dresseur et tu as dû te rendre compte que s’il s’agit du « dernier », c’est qu’au choix, j’étais mort et remplacé par un autre, ou il s’agissait de moi. Pendant que tu étais occupé avec ta guerre, j’étais occupé à en gagner d’autres. Regarde mes yeux, vieillard, et dis-moi si tu penses que je mens.

Thif grimace en me regardant, mais je suis capable de voir dans son regard qu’il est maintenant convaincu de ce que je lui raconte. C’est ça, ou je commence à lui déballer dans l’ordre tout ce que j’ai fait depuis Lishnul. Très franchement, ce serait trop long et probablement pas croyable. J’ai toujours l’option de le jeter dans le vide… Pourquoi est-ce que je m’entête à ne pas le faire d’ailleurs ? Ah oui, c’est parce que j’ai une CONSCIENCE. Encore quelque chose d’inutile qui va me suivre partout.

Thif finit par me serrer la main en faisant une moue un peu perplexe et même un peu craintive. Il n’a pas peur de moi, il a simplement peur que je sois réellement ce que je dis. Je devais vraiment avoir l’air d’un mioche quand je l’ai rencontré la première fois pour qu’il ait autant de mal à me croire maintenant.

« Maintenant, ferme-la et commence à escalader. On a une réunion de famille à organiser. »

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Correction : Hastin

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