Myrica n’avait plus pleuré depuis des mois. Elle avait assimilé sa nouvelle routine et s’était étrangement accommodée de ne plus parler à quiconque. L’absence de Saule lui avait de toute façon enlevé l’envie de communiquer. Elle avait eu de différents compagnons d’entraînement et la concentration qui était née de sa solitude l’avait rendue experte en parade, ainsi qu’en techniques diverses. Elle maîtrisait à présent les armes à une et à deux mains, tant qu’elles n’étaient pas trop lourdes pour sa stature, et son talent à l’arc et à l’arbalète était appréciable. C’était le seul avantage de sa situation : isolée de ses semblables par son mutisme et son cloisonnement nocturne, elle profitait maintenant des leçons pour s’instruire plus et plus vite. Elle rêvait ainsi que bientôt, ses pouvoirs viendraient à elle.
Mais rien n’arrivait. D’autres novices, plus jeunes qu’elle, étaient partis depuis Saule, mais elle n’avait rien éprouvé, ni de près ni de loin, qui ressembla à une forme de magie. Étrangement, sa honte et son désespoir étaient également modérés par sa solitude, et ses longues méditations au crépuscule, plongée dans la pénombre de sa cellule, lui avaient appris à réguler sa rage. Si elle n’avait pas eu la révélation de Saule, elle se sentait, elle aussi, changée, plus mature, plus sûre d’elle, bien que moins heureuse et plus grave. Ses pouvoirs naîtraient certainement, si elle était vraiment un héros, et elle réaliserait sa prophétie, mais elle n’était plus enjouée et impatiente à cette idée. Après tout, il n’y avait pas la place dans l’existence des héros pour l’amour, la douceur et l’hésitation. Tout cela devait venir après qu’ils se soient accomplis, s’ils étaient encore en vie, et au vu de l’aspect tardif des dons de Myrica, elle doutait d’avoir un jour un avenir à elle.
Ainsi toute rébellion avait quitté son cerveau, car chaque fois que la rage lui prenait le sang, elle avait immédiatement l’impression d’être morcelée par une puissance bien supérieure à sa nature, et la vanité de sa condition broyait sa révolte. Petit à petit, les pensées de Myrica devenaient purement pragmatiques, pour la garder de cet océan lugubre qu’elle percevait à la lisière de son esprit. Les hivers passaient avec leurs corvées de bois à fendre et leurs matinées sombres à parcourir les manuscrits de l’île, et bientôt arriva un nouvel été, annoncé par un vent tiède et léger par-dessus les mers.
Ce matin-là, le soleil s’était levé tôt et on avait ouvert la geôle de Myrica avec de l’avance. Sans se presser, la jeune fille s’habilla dans la pénombre, nouait la bande de tissu doré sans même se regarder dans le reflet d’un peigne qui lui servait de miroir. Le silence ayant depuis longtemps cloué sa langue à son palais, et docilement Myrica salua les Maîtres-masques en inclinant la tête avant de diriger vers la bibliothèque, en attendant le premier repas de la journée. Outre le fait que ce soit le seul endroit chauffé avec emphase, afin de préserver les livres de l’humidité, l’apprentie profitait dorénavant de son temps libre pour lire les histoires des héros que l’Ilhero avait vu grandir. Elle espérait ainsi retrouver les traces de héros sans pouvoirs, ou du secret qui lui permettrait de trouver enfin sa prophétie, ou au moins un sens à son existence.
L’ouvrage qu’elle sélectionna en cette matinée pâle s’appelait La prophétie de Bois Hurlant. Assise dans son large fauteuil de velours usé et sans confort, Myrica posa la reliure de cuir sur ses cuisses et écarta le frontispice pour découvrir la carte d’Alcion. En haut de celle-ci brillaient une lune d’argent et en face d’elle un soleil d’or. Les deux astres se couchaient dans un rythme alternatif à l’ouest ou à l’est et n’échangeaient jamais leur place. Ainsi le nord du continent, aussi nommé l’empire lunaire, était froid dans son ensemble et gelé dans son pôle le plus extrême. Les journées y étaient moins lumineuses et les nuits plus pâles. Dans cet hémisphère vivaient les êtres nocturnes ou craignant la chaleur. À l’inverse, dans l’empire solaire, délimité par l’hémisphère sud, la chaleur était proportionnelle avec la distance observée avec le pôle, les journées étaient brillantes et les créatures diurnes et habituées aux hivers tièdes. Cette partie du continent était surtout remplie d’humains qui avaient petit à petit décimé les autres espèces pour s’épanouir en grand nombre, mais ils étaient loin d’être seuls et quelques ennemis se tapissaient encore dans l’ombre des villes.
Les Bois Hurlants se trouvaient sur l’Il’daies, à l’ouest du continent, à l’opposé presque de l’Ilhero, qui était également de taille beaucoup plus modeste. L’Il’daies était situé dans l’empire lunaire, et peuplé de balvatins, de singulières créatures de silhouette et de langage humain, mais aussi proche du loup dans l’aspect de leur crâne et de leur fourrure, que du reptile dans la forme fourchue de leur langue et leur large queue directrice qui leur servait d’appui. Les balvatins subissaient de considérables changements physiques selon les générations, car ils se reproduisaient avec un grand nombre d’espèces, mais ils pouvaient également transmettre leur mutation avec leur morsure. Leur salive contaminait leur victime qui développait une étrange maladie, menant soit à la mort, soit à la transformation totale de l’individu en balvatin. À cause de ce phénomène, l’espèce était crainte et on lui laissait volontiers la souveraineté de l’Il’daies.
Pourtant, un jour il y a de cela bien longtemps, un groupe d’hommes venant d’une île au sud, l’Il’rhen, se sont échoués sur les rives balvatines. Leurs os rongés sont revenus à leur famille par les ondes, et un héros fut supplié d’intervenir. Sur le bateau le menant à l’Il’daies, celui-ci décrivit avoir vu une étrange lumière au loin, appelant son nom. Il savait alors. C’était sa prophétie. Les flots furent calmes pour lui et la forêt des Bois Hurlants se fit silencieuse sous ses pas, si bien qu’il parvint au camp du roi balvatin sans qu’on ne le remarque. De là, il sentit une détermination sans failles l’envahir. Le chef de l’île s’avançait vers lui, prêt à l’exécuter, mais il avait la conviction qu’il allait gagner. Une part de lui était prise de tristesse à l’idée que tuer ce dirigeant revenait à ouvrir la guerre avec son peuple, et le héros se demanda quelle cruelle prophétie le condamnait à être le héros qui fit naître le conflit, et peut-être mourir un peuple entier.
Le combat fut interminable, mais respecté par tous les balvatins en cercle autour qui connaissait l’honneur et la déférence. À l’aube, leur père était tombé, sa longue fourrure grise souillée de sang. Sa race s’agenouilla, et le héros aussi. C’est alors que sur le dos de sa main, il vit une marque de croc où quelques poils commençaient à apparaitre. Il comprit soudainement. Il n’était pas né pour justifier la guerre et la destruction, mais pour devenir le nouveau chef des balvatins, et permettre la paix. Plus jamais les os des dévorés ne flotteraient dans l’océan. Plus jamais les hommes ne tueraient les balvatins pour en faire des fourrures et des trophées. La prophétie était accomplie. La paix débutait en cette aube de sang.
Lorsque Myrica referma le livre, une nausée la prit tandis qu’elle songeait au sacrifice de ce héros, qui avait dû souffrir le martyre lors de sa transformation, et qui n’avait pas un instant eu le choix de ce qu’il allait devenir. Peut-être un jour allait-elle être à sa place. Peut-être un jour regretterait-elle le temps où ses pouvoirs n’étaient pas encore là. Derrière elle, un bruissement la fit se redresser et elle se leva précipitamment pour saluer le Maître-masque devant elle.
— Demain, un navire viendra te chercher avec d’autres apprentis pour aller combattre des farandons à Rivargent. Tu auras le droit de parler quand tu toucheras terre, mais ce droit disparaitra de nouveau lorsque le bateau repartira.
Myrica abaissa raidement la nuque. Le goût amer de l’humiliation venait de faire son retour dans sa bouche. Les farandons étaient parmi les créatures les plus mesquines et ridicules du continent. De petits gnomes laids, habillés comme une caricature d’humains, qui volaient les enfants pour les manger et incendiaient les villages quand on les laissait trop approcher. Ils n’étaient un danger que s’ils étaient nombreux, et lorsque cela se passait près de l’Ilhero, les Maîtres-masques en profitaient pour envoyer les apprentis s’entraîner dans des conditions plus réelles que l’enclos, mais tout aussi sécurisées, en ce que les affrontements contre les farandons étaient simples pour n’importe quel initié. Myrica avait déjà eu droit à cette excursion, des années auparavant, quand Saule et Tonerre étaient là, avec bien d’autres héros de leur génération. Plus âgés, ils avaient également lutté contre des trolls et quelques stryges qui avaient occupé des cimetières, à l’occasion de grandes épidémies. Envoyer la jeune fille combattre des farandons revenait à la faire retourner des années en arrière dans son initiation, bien qu’elle soit devenue plus solide et intelligente depuis. Il manquait juste ses pouvoirs.
Encore une fois, la rage se mua en une terrible tristesse et un sentiment d’impuissance qui sapa toute la force de Myrica. Sans un autre regard pour le masque d’argent en face d’elle, elle partit au réfectoire prendre son repas, et sa journée se déroula comme toutes les autres avant elle. Le soir, elle prépara le sac de toile simple que l’on avait déposé sur son lit et elle s’endormit avec la tentation de planifier une fuite dans le continent, mais la conviction que même là, elle allait échouer.
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