L’aube était encore bleue lorsque le bateau des Maîtres-masques atteignit la Grise-tour. L’édifice paraissait plus petit à chaque visite de Myrica qui dut admettre que c’était elle qui avait grandi, trop pour être en ces lieux, encore une fois. Amère et lassée, la jeune fille se drapa dans sa longue cape et franchit le ponton jusqu’à la terre. À partir d’ici, elle pouvait de nouveau parler, mais elle n’en avait aucune envie.
Les autres apprentis étaient beaucoup plus naïfs qu’elle et pépiaient d’une impatience qu’elle avait connue jadis, mais qui maintenant s’était muée en un désagréable souvenir. Les Maîtres-masques les accompagnèrent jusqu’à la tour de pierre lisse et humide, jusque dans la grande salle ronde qui en composait le premier étage, où ils mangèrent tous avec les gardiens du phare. C’étaient eux qui guidaient l’unique bateau de l’île et expédiaient des vivres, des semences et des vêtements, mais ils avaient surtout la mission de recueillir les nourrissons héros et de les protéger jusqu’à ce qu’ils marchent, et qu’ils soient alors envoyés sur l’île.
Myrica trouva étrange de regarder les berceaux de bois clair, et de songer qu’un jour elle y avait elle-même dormi. Ses seuls souvenirs étaient ceux de sa vie sur l’île, et le continent constituait un vaste monde inconnu et intriguant, où elle avait du mal à reconnaître ses origines. Les doigts serrés autour de son bol, la jeune fille immergea ses lèvres dans le mélange de lait gras, d’eau chaude et d’un peu de sucre. Elle but un peu de ce liquide âpre, quoiqu’écœurant, puis elle enfouit sa main dans le pot commun où de grandes crêpes brunes et collantes étaient superposées. Lorsqu’on les plongeait dans le lait, elles se déliteraient en gros grumeaux mous et glissants, et le tout formait un repas correct ainsi que nourrissant, bien que Myrica ait toujours rêvé d’y ajouter de la confiture, ainsi que de ne pas avoir à couper son lait avec de l’eau.
Lorsque le soleil eut déshabillé l’horizon de son manteau sombre à ourlet de brume, la jeune fille suivit les Maîtres-masque à l’extérieur de la tour. Il était d’usage que lors de ces missions d’entraînement, ils laissent les apprentis partirent seuls, à la bonne garde de quelques locaux de confiance. Ce matin, de lourdes roulottes attendaient les jeunes gens, et Myrica devina que leur hôte devait être riche, puisqu’il ne s’était pas déplacé en personne et que ces gens portaient un uniforme de velours ras. L’un d’entre eux, un petit homme ventripotent a l’air pédant, s’avança pour les interpeller. Il avait salué les Maîtres-masques avec une déférence mièvre et exagérée, mais maintenant que les visages d’argent avaient disparu, il ne s’encombrait plus de bienséance.
— Mon Seigneur a eu la bonté de faire appel à vous pour chasser les farandons de ses caves, et cela, pour que vous puissiez vous entraîner et grâce à lui acquérir une expérience précieuse. En guide de remerciements, je vous prierais de vous tenir avec dignité et respect sur le domaine, d’obéir à mes ordres et de n’enfreindre aucune loi, auquel cas plus aucun apprenti ne foulera les terres de Mon Seigneur.
Sans prévoir de réponse, le valet rejoignit la première roulotte et les laissa se disperser dans les autres. Le domaine du seigneur en question se situait au nord de Rivargent, à peine à quelques heures de voyages de Grise-tour. Ils y seraient avant que le soleil ne soit chaud et haut dans le ciel. En attendant cela, drapée dans son silence et sa cape, Myrica se laissa glisser sur la banquette et entreprit de s’endormir malgré les soubresauts de la route. À côté d’elle, de jeunes adolescents vivaient une de leurs premières expériences du continent et leurs yeux grands ouverts tentant de scruter tout le paysage que leur offrait le cadre de bois de la carriole. Rivargent se situait sur la côte au sud de l’Ilhero et était connue principalement pour la richesse de la population qu’elle abritait et son climat particulièrement clément. Dans cette région, les familles aisées possédaient des domaines considérables reliant l’océan au Lac d’or, autour duquel s’était construite la ville Riv’dor, comme un anneau pour le sertir. Myrica n’était jamais allée aussi loin, mais elle avait souvent rêvé de ce lac immense et immobile, décrit tel un disque d’or pur au soleil couchant.
Pour l’instant, le convoi se détourna du lac pour partir à l’est et bientôt le soleil dévoila devant les chevaux valeureux des collines qu’il habillait de reflets d’émeraude. Le domaine du seigneur qui les accueillait produisait apparemment du vin, et les vignes s’étendaient en rangées parfaites jusqu’à perte de vue. À cette vue, Myrica se redressa vivement, et quelques plans visant à subtiliser des bouteilles se formèrent dans son crâne. Lorsqu’ils arrivèrent à l’imposante bâtisse marquant le centre du secteur, la jeune fille avait trouvé un intérêt à l’excursion.
Le serviteur avait visiblement hâte de débarrasser des apprentis et il marcha à vive allure entre les murs de pierres pâles à la couleur de la cire, jusqu’à atteindre une petite cour, éloignée de celle bordant les portails de l’édifice et plongée dans une obscurité tenue. Bloqué entre quatre murs, l’endroit n’avait comme sorties que la porte de fer qu’ils venaient de passer, ou un escalier qui s’enfonçant sous terre. Myrica devina vite quel chemin ils allaient devoir emprunter. Derrière elle, le valet toussota.
— Les farandons sont en bas, dans les caves. Il vous est interdit de toucher aux cuves, vous risquez de gâter le vin et il a besoin d’ombre et de tranquillité pour gagner en valeur. Chassez ces horribles créatures et revenez dans la cour, vous aurez le droit à un repas, puis vous partirez.
Le petit homme malitorne se retourna avec une aisance surprenante, au vu de sa carrure large, et il partit aussi vite qu’il était venu. Derrière lui, des individus portant le même habit de velours fermèrent le portail sur le groupe d’apprentis encore muets et engourdis. Des débats s’engagèrent pour mettre au point une stratégie et Myrica les ignora tout autant qu’ils le firent. Tandis qu’ils discutaient en cercle devant l’entrée des caves, la jeune fille étudia le portail. Il était haut et de fer, avec de longues pointes effilées à ses extrémités, si bien qu’elle renonça rapidement à une potentielle escalade. L’apprentie leva alors les yeux sur les murs pour les trouver tous aussi hauts, lisses et impraticables. Un soupir franchit ses lèvres, lorsqu’un reflet attira son attention. Au-dessus de sa tête, derrière une fenêtre losangée, un jeune homme les étudiait avec intérêt. Il devait être un peu plus âgé que Myrica et ne portait pas la tenue du valet et des servants, mais un costume plus élégant encore, et mieux taillé. À sa main brillait une coupe d’or qu’il tournait entre ses doigts. La jeune fille crut un instant qu’il s’agissait du seigneur du domaine, mais l’inconnu lui parut trop jeune pour cela.
Un bruissement fluide lui fit baisser les yeux et elle vit les autres apprentis se lever et pénétrer les sous-sols sans l’attendre. Lorsqu’elle regarda à nouveau par la fenêtre, le noble avait disparu. Myrica soupira encore, puis elle rajusta sa cape et se dirigea vers l’escalier menant aux caves. À défaut de l’entraîner, chasser des farandons pourrait lui changer les idées. Si cela ne marchait pas, elle pouvait toujours se rabattre sur le vin, et accuser les horribles gnomes de cette malheureuse perte.
Chapitre 27 - Dégénérescence Cela faisait plus de cinq heures que le bathyscaphe errait dans…
Les caves du domaine étaient immenses, si bien que Myrica réussit rapidement à perdre les…
Chapitre 3 : Né avec une cuillère d'argent dans la bouche "Qu'est-ce...que c'est que ce…
Chapitre 13 : Achille le rat blanc hésitait sur ce qu’il devait faire, le vortex…
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