LES MONDES ERRANTS – Chapitre 20

Chapitre 20 – Le Oural 2/7

Le lendemain, aux premières lueurs de l’aurore, une caravane noire tractée par deux chevaux de trait foula l’enceinte du jardin. Les équidés à la robe alezane et aux crins lavés étaient soigneusement brossés. Ils avançaient au trot, la foulée puissante, claquant leurs sabots ferrés contre le sol en terre battue de l’allée. Les harnais pendant à leur cou étaient constellés de clochettes et grelots qui tintaient à chacun de leur mouvement.

Le cocher tira sur les rênes et arrêta ses montures juste devant l’entrée où le père de la mariée patientait. Le jeune garçon à la peau mate, tout juste âgé de vingt et un ans, mit pied à terre, manquant de peu d’asperger ses bottes lustrées et le bas de son pantalon dans une flaque de boue gisant à proximité.

Sous l’œil inquisiteur du père qui, la mine sévère, étudiait son futur gendre. Octave Louvet affichait une allure soignée avec ses cheveux noir-ébène coiffés d’une gavroche et sa chemise en lin surmontée d’un veston.

— Monsieur Louvet ! dit-il de sa grosse voix. Quelle joie de vous revoir, avez-vous fait bon chemin ?

— Fort bien monsieur, répondit-il en s’inclinant courtoisement, veuillez m’excuser de ne pas paraître plus présentable, mais je ne souhaitais pas gaspiller mon argent durement gagné dans l’apparat.

Il se retourna et, avec fierté, lui indiqua l’attelage ainsi que le véhicule.

— En revanche, je n’ai pas lésiné sur la dépense pour nous offrir ceci.

Réjoui, le père hocha la tête. Puis, avide de bavarder en sa compagnie avant le moment décisif, le patriarche l’invita à entrer et lui proposa un café qu’il accepta de bonne grâce. Cette conversation d’homme à homme fut cordiale.

Un sourire radieux illumina le visage du garçon lorsqu’il aperçut sa dulcinée entrer dans le salon. Apprêtée elle aussi pour la cérémonie, elle revêtait une longue robe liliale fleurie cintrée sous les seins et des souliers vernis seyaient à ses pieds. Ne souhaitant pas se livrer en public à des gestes galants, Octave se contenta de prendre sa main et de la baiser langoureusement, la regardant de ses billes noires brillantes.

Par la suite, le père et le gendre chargèrent la malle dans la roulotte. Cette dernière, laquée de noir, était percée de multiples ouvertures vitrées bordées de rideaux de velours colorés. Intriguée, Elvire grimpa à son tour et examina sa future maison mobile.

L’intérieur était plutôt spacieux, décoré avec soin et disposant de tout le confort nécessaire. Un grand lit trônait au fond sur lequel diverses étoffes, couvertures et coussins s’étalaient. Le sol, en parquet de bois clair, se recouvrait d’un long tapis de laine ras, idéal pour conserver la chaleur au sein de l’habitacle produite par la cuisinière à bois.

— Voilà notre chez-nous ! s’écria joyeusement le garçon en embrassant sa dulcinée.

— C’est ravissant ! s’exclama-t-elle.

Il la prit par la taille et la guida vers la sortie pour se rendre à l’office. Une fois dehors, il entrelaça ses doigts aux siens et tous deux se dirigèrent vers le village. Les jeunes amants marchaient gaîment sous l’œil attendri des parents de la mariée qui les suivaient dix mètres derrière en compagnie de la sœur. Percluse de rhumatismes, la mère avançait cahin-caha, s’aidant de sa canne tout en s’appuyant au bras de son mari.

Ils arrivèrent à Fontaine-les-mésanges où les villageois faisaient le pied de grue sur la place principale en attente de leur venue. Octave, très apprécié par les enfants pour les innombrables histoires qu’il racontait lors des longues veillées hivernales, fut assailli par une ribambelle de bambins qui scandaient haut et fort son nom de leur petite voix flûtée.

L’horloge de la mairie afficha dix heures et le groupe ainsi que les témoins se rendirent à l’office où l’ont échangea les vœux, les serments et les alliances sous le regard impartial de la loi exercée par le maire. Les signatures furent imposées sur le contrat de mariage. Ainsi mademoiselle Elvire Deslorges troqua son identité pour adopter celle de madame Elvire Louvet, épouse d’Octave Louvet. La cérémonie officielle se scella par un baiser échangé devant l’assemblée.

À la sortie, les villageois les acclamèrent et lancèrent du riz sur les jeunes mariés ; l’heure était à la fête, le premier mariage de l’année allait être célébré. Dans la grande salle communale, située derrière des rangées d’arcades, un grand buffet se trouvait mis. Pour le déjeuner, on fit rôtir mouton et lard fumé dans l’imposant foyer que l’on accompagnait de haricots et de fèves au beurre. Déclinaison de fromages et salaisons locales étaient disposées dans des assiettes en porcelaine. Les corbeilles d’osiers foisonnaient de tranches de pain campagnard, de noix et de fruits secs. Pour le dessert, pâtes de fruits, riz au lait et crème aux œufs furent apportés.

Pendant le repas, attablés au coude à coude, on chante, on rit, on festoie dignement, heureux de se retrouver pour ses beaux jours de printemps. On déboucha les bouteilles de vin et d’eau-de-vie que l’on servit à tour de bras. L’alcool coulait à flots et déliait les langues. Les conversations devinrent plus légères. Les rires gouailleurs s’élevaient, les corps s’effleuraient et des mains baladeuses se glissaient sous les étoffes.

Le soir venu, après une balade champêtre et une pause digestive, on festoya à nouveau. Les mouches et les papillons de nuit s’invitèrent également à la fête. Chandeliers et lanternes furent allumés, illuminant la pièce dans une clarté chaude. L’orchestre commença à jouer, des musiques folkloriques résonnaient à travers la vaste salle, annonçant l’ouverture du bal populaire.

Comme la tradition l’exigeait, ce furent les mariés qui entamèrent la première danse, une valse en trois temps qui ne s’éternisa guère. Puis ce fut au tour de quadrilles entrecoupé de polkas de monopoliser l’espace musical pour le reste de la soirée.

Minuit passa. La fête battait encore son plein lorsque les deux jeunes époux, après avoir bien ri et bu à outrance, décidèrent de s’éclipser pour jouir de leur premier moment d’intimité afin de sceller leur union par un acte charnel que l’un comme l’autre accomplissait pour la première fois. Ce rituel célébré, ils s’allongèrent sur les couvertures, leurs corps nus enlacés dans cette pièce sombre, baignée par le pâle halo de la lune qui perçait à travers la lucarne entrouverte. Leurs yeux luisaient d’un amour inconditionnel. Ils parlaient de leur avenir, la tête pleine de rêves et d’aventures pour cette vie commune qu’ils s’apprêtaient à croquer ensemble.

Un zézaiement se fit entendre, tranchant le silence ambiant.

— Il y a un moustique avec nous !

— C’est pas grave, répondit-il doucement, au pire il nous piquera les fesses.

— Les tiennes dans ce cas, j’aime pas les piqûres, ça gratte.

— Mon dard ne semble pas t’avoir dérangée.

— Que t’es bête ! chuchota-t-elle après un gloussement.

Et ils s’endormirent, cueillis par la fatigue. Lovés sous les draps moelleux, ils se réchauffaient de leur chaleur mutuelle, la respiration lente et régulière. Quand les ténèbres furent passées, les premiers rayons du soleil naissant vinrent lécher l’habitacle, faisant scintiller les gouttes de rosée et de buée présentes sur les carreaux.

Elvire se réveilla en sentant une caresse délicate effleurer son flanc, descendant progressivement en direction de sa toison frisée. La main baladeuse nullement repoussée continua son avancée vers cette zone convoitée. Consciente de cette proposition muette, et le sourire aux lèvres, elle tourna le dos à son homme et courba l’échine pour s’offrir à lui ; accueillant favorablement ce corps étranger dans le sien.

Après ce petit échange qui les mit en appétit, ils s’habillèrent en hâte. Débraillés et les cheveux en bataille, ils entrèrent dans la demeure familiale afin d’y prendre un dernier déjeuner.

À leur vue, Héloïse gloussa et posa sur sa sœur ses éternels yeux rieurs. L’aînée lui tira discrètement la langue puis but le breuvage encore chaud qu’elle venait de se servir, le savourant avec un morceau de pain blanc confituré. Pendant qu’ils mangeaient, Octave leur exposa brièvement le trajet et les missions qu’ils allaient effectuer avant leur retour dans les montagnes Ardéniennes prévu pour le début de l’hiver.

Le repas englouti et les derniers bagages chargés, tous se réunir sur le perron. Les adieux furent déchirants pour les deux sœurs. Héloïse, la plus impactée des cinq, était en pleure. En ultime cadeau, elle offrit à son aînée un carnet afin qu’Elvire note et relate les détails de son périple que la cadette lirait à son retour. Elle rangea ce dernier et monta aux côtés de son mari. Rênes en main, le jeune cocher fouetta l’arrière-train des chevaux qui partirent au petit trot.

Ils quittèrent la vallée par cette belle journée ensoleillée. Engagées au pas, les montures sillonnaient les routes à travers les bois et les forêts si étendues en ces coins reculés majoritairement préservés de la présence humaine.

Ils longeaient les rivières, traversaient champs et pâturages sur des routes hasardeuses aux chemins caillouteux et sinueux, peu empruntés d’ordinaire. Pour se restaurer et se réapprovisionner en denrées essentielles, ils s’arrêtaient dans les villages. Pendant qu’Octave guidait les chevaux, Elvire restait à l’intérieur de la roulotte. Elle confectionnait des marionnettes de chiffon pour les spectacles et cousait également des vêtements pour enfants qu’elle vendrait à chaque escale.

En fin de journée, après leur longue errance, le jeune homme, épuisé par sa conduite, se détendait en écrivant des histoires et jouait de la guitare. Lors des journées de repos, Octave enchaînait les heures de sommeil alors qu’Elvire se rendait au lavoir pour y laver le linge. Tôt le matin, elle partait faire ses courses au marché, revenant à chaque fois avec un panier chargé de victuailles et une anecdote à raconter.

Durant les trois mois d’été, ils s’établirent dans une ferme isolée et aidèrent les fermiers dans leurs tâches coutumières fort harassantes, faute de mains-d’œuvre suffisante : cueillettes, soin des bêtes, semences… Ils s’acquittaient de ces missions pénibles dans le but d’amasser suffisamment d’argent pour subsister le reste de l’année. Car le métier de conteur payait une misère, Octave ayant grandi dans cette vie de bohème savait de quoi il en retournait et ses parents que la mort avait fauchés avant l’heure n’étaient plus de ce monde pour en témoigner.

Leur vie allait être rude ; le jeune homme avait toujours été franc et honnête sur ce point, mais Elvire n’en avait cure et appréciait cette existence auprès de lui. Ils se berçaient de leur amour, liés dans union tant spirituelle que charnelle.

Une nuit d’automne, après avoir repris la route pour entreprendre leur circuit itinérant, leurs têtes chargées de nouvelles histoires, Octave s’éclipsa en forêt afin de se soulager. Pour profiter de l’air frais nocturne, il arpenta le sentier abandonné, bardé d’orties et de ronces aux épines tranchantes, et où des racines serpentaient entre les rochers. Les corbeaux croassaient et les chouettes, engagées en pleine chasse, hululaient avec ferveur.

Malgré l’obscurité de cette nuit lugubre où la lune était en partie masquée par d’épais nuages orageux, il parvint à discerner le clocher de ce qui paraissait une vieille chapelle délabrée. Intrigué, il s’arrêta devant l’édifice fait de pierres. Sur le fronton de l’entrée à la porte dégondée, une inscription était à peine lisible, effacée par les rouages du temps et ensevelie par la végétation : Chapelle de l’Oural.

Une sainte croix vermoulue plantée dans de la terre molle était grignotée par de la mousse verdâtre. Nul ne vivait plus ici depuis des décennies, des siècles même au vu de l’état de décrépitude, le lieu avait perdu toute sa sacralité et sa superbe de jadis.

Poussé par sa curiosité naturelle, Octave entra dans le sombre édifice, prenant garde à ne pas trébucher. Le nez en l’air, il admirait la nef au plafond voûté et les fenêtres, aux vitraux fêlés, obstruées par le lierre.

Les poils du garçon se dressèrent au garde à vous et sa gorge se noua, envahi par une étrange sensation ; comme si vivait céans une présence mystique qui n’avait rien d’amicale. Peut-être était-ce la faute à tous ces crânes de petits mammifères et d’oiseaux qui gisaient anarchiquement au sol, tapis entre les gravillons effilés et les feuilles mortes. Ou encore le sifflement du vent s’engouffrant dans les interstices, dont le hurlement s’apparentait au grognement rauque d’une bête farouche.

Pourtant, le jeune homme continuait son avancée. Le son de ses pas résonnait en écho contre ce sol raboteux, au dallage détruit, avec des trous parfois si profonds qu’il semblait impossible d’apercevoir le fond dans la pénombre. Plus il s’enfonçait dans les ténèbres, plus le lieu devenait oppressant. Faute à ces innombrables cadavres et ossements jonchant la travée principale, devenant plus gros au fil de la traversée.

Au fond de la chapelle, la dépouille d’un cerf en train d’être dévorée allègrement par des vers s’étendait sur la chaire. Ses bois brisés étaient éparpillés, la tête séparée du corps, comme arrachée par une force irréelle tant la déchirure était inégale, laissant pendre le réseau veineux flétri comme des ficelles de pantin.

Octave prit peur en voyant ce cadavre étendu telle une offrande, mais une pointe de fascination morbide l’envahissait. Le corps du cervidé était décharné, les membres disloqués, tordus en tous sens. La langue bleuie pendait mollement et ses yeux globuleux sortaient de leurs orbites.

Mais le plus effrayant demeurait l’absence totale de sang aux abords de la dépouille. Pas une goutte ne souillait l’autel. Juste le reste de déjection et le remugle putride de cette carcasse en décomposition. Un cliquetis métallique tinta, suivi par le passage d’une ombre dont la silhouette informe passa hâtivement devant l’une des fenêtres en ogive.

Un faible crachin tombait par intermittence, clapotant contre le toit de leur modeste demeure. L’orage grondait au loin, accompagné d’éclairs qui zébraient ce ciel signé d’une aura mystique. Ne voyant pas son compagnon revenir, Elvire s’inquiéta. Elle s’habilla d’un épais manteau, s’arma d’une lanterne et quitta la roulotte pour partir à sa recherche. Dans leur enclos de fortune, les chevaux étaient agités. Ils avaient leurs oreilles plaquées en arrière, piaffaient et hennissaient comme s’ils sentaient le danger. De larges traînées de vapeur s’échappaient de leurs naseaux dilatés à outrance.

La jeune femme ne s’attarda pas. Bien assez nerveuse, elle sillonnait le chemin noyé sous la sinistre brume spectrale et appelait son époux qui ne répondait point. Son cœur battait ardemment, la sueur dévalait sa nuque.

Les sens en éveil, elle explorait le moindre buisson annexe, tentant de voir s’il n’avait pas essuyé un malaise. Mais rien. Une boule se formait à son ventre et, comme son amant, elle s’arrêta devant l’édifice. À la vue de trace de bottes fraîches inscrites dans de la boue, elle se détendit quelque peu. Elle entra à son tour et l’appela à nouveau. Ce ne fut que lorsqu’elle arriva au fond du chœur, où le cerf trônait encore, qu’elle aperçut son bien aimé à terre.

Alarmée, elle accourut et se baissa à sa hauteur pour l’examiner. Quand elle tourna sa tête, elle vit distinctement l’expression d’effroi figée sur ce visage lacéré, aux yeux exorbités. Alors qu’elle s’apprêtait à hurler, un craquement sourd se fit entendre. Elvire, prise au dépourvu, sentit une douleur foudroyante au niveau de la nuque. Tout devint noir.

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