LES MONDES ERRANTS – Chapitre 26

Chapitre 26 – Dégénérescence

Au sommet de l’habitacle, proche de l’écoutille, le haut-parleur crachait un aria d’opéra, dont les notes saccadées de l’orchestre symphonique s’interrompaient subitement à chaque secousse un tantinet brutale de l’appareil.

— C’est pas bientôt fini ce voyage ? s’écria une voix juvénile après un énième soupir de lassitude.

Affalé sur une banquette en cuir effrité, un garçon âgé de tout juste huit ans pestait son mécontentement depuis plus de trois heures. Les bras croisés et la tête enfoncée dans le dossier, il toisait les deux adultes présents dans la pièce avec un profond mépris.

Comme nulle personne ne devait le contredire, sa gouvernante attitrée, cette quadragénaire bien en chair et aux cheveux de paille, lui adressa un sourire faux. Ses lèvres pourpres dévoilèrent l’intégralité de ses dents à l’émail aussi blanc que son visage fardé à outrance afin de masquer les premiers signes de vieillesse.

— Louis, chéri, ne soyez pas tant impatient ! répondit-elle, l’intonation gorgée de mièvrerie. Le pilote a dit que nous n’arriverons qu’à l’heure du dîner.

— Mais je veux voir les baleines !

— Voyons ce n’est pas raisonnable de vous énervez ainsi ! Vous les verrez sous peu vos poissons et je vous promets que vous en observerez des tas. On vous en capturera un si vous le désirez et quand vous en aurez assez de vous encombrer de cette énorme chose inutile, vous pourrez la transformer en steak et la servir en apéritif. On dit que c’est exquis ! Puis vous n’aurez qu’à exposer son squelette dans le hall de votre palais avec tous vos autres machins empaillés et l’exhiber à vos sujets.

Le garçon se leva et serra les poings.

— Mais j’en ai marre d’attendre ! cracha-t-il en dardant la femme d’un regard farouche, les joues écarlates. Vous m’avez promis qu’on les verrait aujourd’hui ! Vous n’êtes qu’une sale menteuse !

La dame fit une moue dédaigneuse puis baissa ses yeux de macareux, démunie devant les sempiternelles fulminations de l’enfant qui, pour chasser sa frustration, commença à effectuer les cent pas, claquant ses talons sur le sol carrelé.

Tel un animal captif, il tournait en rond dans cette pièce austère dépourvue d’ouverture sur l’extérieur à l’exception de quatre minuscules hublots pas plus gros qu’un halot. Derrière la vitre, des nuances outremer et noires se découpaient. Contrairement à leurs attentes, le décor n’offrait aucune vue affriolante, rien que ce fade camaïeu sombre tranché à de rares moments par la vision nébuleuse, presque fantomatique, des algues et des méduses qui flottaient à proximité.

Agacé par les vociférations du garnement que personne n’osait contredire ni ne pouvait supporter hormis son géniteur, le vénérable empereur lui-même, un homme qui se trouvait attablé enrageait intérieurement, manquant de briser en deux le stylo qu’il tenait en main.

Voilà plus de onze jours que Victorien Levrier endurait quotidiennement ces caprices nauséabonds qui lui donnaient de sévères maux de crânes. D’abord à bord du somptueux steamer Napoléon puis, dorénavant, dans cet espace mortifère qu’était le bathyscaphe. De la taille d’une diligence et bas de plafond, le véhicule devait les conduire à la station abyssale du Léviathan.

Comme tout jeune célibataire qu’une vie de famille exaspérait, Victorien ne supportait guère cette voix trop fluette et rêvait secrètement de gifler ce minois si joliment sculpté car le garçon, malgré son caractère exécrable, avait hérité de la beauté de sa mère, une courtisane vénale et opportuniste, aussi belle que sotte. Il y a vingt ans de cela, l’oiselle avait su charmer l’empereur de ses atours et lui offrir en quelques années pas moins de cinq filles et cet unique fils.

Trop choyé et dorloté, ce poussin à peine sorti de l’œuf était voué à accomplir les plus grandes conquêtes et embrasser un destin aussi spectaculaire que celui de son patriarche, père de tous les Français. Pourtant, tous supposaient, au vu de son caractère, qu’il ne serait qu’un frêle coquelet écrasé par un régime à l’aube de sa décadence.

Mais cela, personne n’en disait mot de peur de finir sur l’échafaud et être fusillé sur la place publique ou, pire encore ! être envoyé dans ces camps de travail forcé pour mourir à petit feu, ployant sous le poids du labeur, du froid, des sévices corporels et de la famine.

Pour étioler ses aigreurs, Victorien ferma les yeux et inspira longuement, faisant pénétrer en ses poumons cet air aseptisé chargé d’une odeur acide de vinaigre ménager. Il grimaça et reprit sa tâche, faisant fi de l’agitation annexe. La lettrine souple et le langage fleuri, il écrivait un rapport détaillé de ses journées puis élaborait, en parallèle de ses articles, une liste de questions pour son entretien à venir.

Puisque ce monsieur, du haut de ses vingt-sept ans, était un fidèle chien du parti, entièrement dévoué à la cause qui lui était chère, quitte à crever pour elle.

La photographie de propagande ; nulle mission n’était à la fois plus ingrate et merveilleuse que de mettre en lumière les idéaux et éminences de l’empire. Il était un artiste anonyme du grand public, vivant éternellement dans l’ombre de ses clichés.

Grâce au statut de son père, général des armées, ce jeune chasseur d’images avait maintes fois photographié ces dignitaires et investisseurs de pure race qu’il voyait défiler en son office.

Jouissant d’un rang supérieur à ce simple travailleur, ses commanditaires ne lui accordaient aucune reconnaissance, se contentant de payer comptant les services qu’il offrait, y compris les plus dégradants.

Force de témérité et de courage, ce chétif brunet sans une once de charme était parvenu à se faire une place de choix, allant jusqu’à obtenir le titre honorifique de photographe officiel de la Nation ainsi qu’une seconde fonction plus occulte ; celle de délateur professionnel.

Or, depuis onze jours qu’il prenait la mer en compagnie du morpion et de sa matrone, il regrettait amèrement son choix de carrière. Pourquoi avait-il accepté de se rendre à cette station de forage située à plus de trois mille cinq cents mètres de profondeur, au beau milieu de l’océan, dans la dorsale atlantique ? Un lieu de désolation, isolé de toute civilisation ?

Le Léviathan était une station prestigieuse et faisait preuve de rendements vertigineux depuis sa mise en service trente ans auparavant. Ce bâtiment en forme de dytique, cet extraordinaire scarabée aquatique, sis en plein cœur d’un champ de cheminées hydrothermales, était l’un des fleurons de l’industrie française. Cette construction avant-gardiste avait contribué à l’essor du tout jeune IIIe Empire grâce à ses ressources spectaculaires enfouies dans le sol abyssal qui, ramenées à la surface, participaient à l’élaboration des plus brillantes machines.

Néanmoins, et tel était l’objectif de ce pugnace photographe, voilà près de deux ans que la station accusait des retards et des pertes dans les livraisons. Pour investiguer sur cette affaire obscure, craignant que ces foreurs ne détournent les biens communs pour les revendre aux nations ennemies, Victorien avait été envoyé afin d’y faire un rapport de routine.

Pour paraître plus crédible dans sa mission d’espionnage, l’empereur lui avait confié son fils. Passionné de navires et de monstres lacustres, le dauphin rêvait depuis des lustres d’explorer le monde subaquatique et de ramener un kraken, un calmar géant ou bien un plésiosaure à dessein d’épater la galerie.

— J’accrocherai sa tête entre ma corne de licorne et mon croc de dragon ! avait annoncé l’enfant avec arrogance, ne sachant qu’il s’agissait en fait d’une simple défense de narval et d’une vulgaire dent d’alligator.

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