LES MONDES ERRANTS – Chapitre 29

Chapitre 29 – Dégénérescence 4/5

Plusieurs jours s’écoulèrent. Victorien commençait à se familiariser avec les locaux, n’hésitant pas à affronter seul les sombres corridors. Là, on entendait le couinement des rats résonner en écho, leurs petites pattes griffues tintant sur les grilles et dans les conduits d’aération.

Ramenés par inadvertance à bord de la navette de ravitaillement, les rongeurs avaient fait de ce lieu macabre un havre de paix, propice à leur expansion démographique. D’abord une poignée, ils étaient actuellement des centaines. Dotés d’une intelligence fascinante, ces pensionnaires clandestins subtilisaient la nourriture, grignotaient les câbles et échappaient aux pièges.

Par chance, quelqu’un avait trouvé l’idée saugrenue d’y descendre deux chats afin que les vils matous chassent ces perfides vermines. Fiers de leurs conditions de prédateurs indomptables, les félins effectuaient paresseusement leur besogne, préférant largement venir rôder dans la zone de stockage, autour des caisses abritant la pêche du jour, espérant chaparder crevettes et crustacés pour les dévorer en douce. Il s’agissait de deux greffiers miteux au poil tigré, la silhouette d’aspect aussi maladif que les bipèdes qui leur tenaient compagnie en ces bas-fonds.

Pour éviter toute reproduction de cette espèce non moins invasive que leurs proies, on avait pris soin de ramener deux mâles. Bien qu’ils ne pouvaient concevoir, cela n’empêchait pas ces deux félons rivaux de se culbuter à tour de rôle, souvent pour imposer leur dominance, en poussant des hurlements déchirants qui en faisaient sursauter plus d’un.

Après plusieurs vaines tentatives, le jeune photographe était parvenu à capturer quelques clichés potables. Cependant, il ne trouva pas le courage nécessaire pour affronter cette nature extérieure au risque de finir consumé par la vapeur ardente d’un fumeur noir qui frôlait les quatre cents degrés Celsius. Il redoutait également de souffrir d’une narcose des profondeurs et, par conséquent, d’effectuer des actions insensées lors de l’exploration. Parce que la sournoise ivresse, due à l’excès d’azote dans l’organisme, ôtait à son porteur toute pensée raisonnée ; euphorie, angoisse, perte de repères… il était aisé d’y laisser sa peau une fois atteint.

De plus, sans oser l’avouer, la faune abyssale le terrorisait, que ce soit les vers tubulaires, les poissons au physique hideux ou les minuscules bactéries invisibles à l’œil nu qui pourraient l’anéantir si elles venaient à pénétrer sous sa combinaison. Il se voyait lacéré puis dévoré par ces abominations, la chair gonflée de bubons purulents comme lors de la peste noire ou nécrosée à la manière d’un mal des ardents.

Souhaitant chasser ces pensées dérangeantes, il se rendit au réfectoire et, pour la troisième fois de la journée, se servit une tasse de café goudronneux. À la première gorgée, il posa une main sur son ventre qui produisit un gargouillement inquiétant ; l’abus de cet excitant commençait à lui tordre les intestins. Il grommela puis se mit à observer passivement les employés dont certains prenaient leur pause et jouaient aux cartes.

En dehors des rondes et des heures de travail, tout était atrocement calme et le temps s’écoulait avec une lenteur affligeante. Comment ces gens-là ne crevaient-ils pas d’ennui ! se demandait sans cesse Victorien à la vue de ces êtres aux yeux torves, réglés comme des automates et dépourvus de personnalité propre.

L’une des écoutilles s’ouvrit et le dauphin pénétra dans la salle. Le brunet sentit son échine se hérisser instantanément et, les sourcils froncés, toisait l’enfant qui s’approchait de la table afin de quémander son goûter. Les bras croisés et le port altier, il dardait ses futurs sujets avec suffisance et patientait que son chocolat chaud, élaboré à base de lait déshydraté et de poudre de cacao sucré, lui soit servit tiède accompagné d’une tartine de confiture.

Le garçon n’avait pas gaspillé ces journées. Passé les premiers instants de déception et les flots de larmes estompés, Louis avait décider de se venger de l’injustice subie qu’un gamin de sa veine, gâté à outrance et jamais habitué à la frustration, ne pouvait supporter.

Il avait trouvé une ludique activité en coursant les rats, tentant de les capturer pour les soumettre à diverses expériences et aux pires tortures que son génie tyrannique, à l’imagination féconde, concevait sans peine. Son grand jeu était de libérer le rongeur quand les deux matous vagabondaient à proximité afin de voir qui de la proie ou des prédateurs aurait le dernier mot. Il pouffait également lorsque, en toute discrétion, il relâchait son cobaye dans la chambre de sa gouvernante qui, phobique de cette vermine, hurlait à l’agonie avant de défaillir.

Quand il eut gagné en assurance, il se risqua à escalader les machines et observait de haut les travailleurs attelés à la tâche. Dès qu’ils passaient à proximité, le garçon leur jetait par moment des petites pièces métalliques, boulons ou écrous, visant leur crâne et ricanant bêtement chaque fois qu’il faisait mouche.

Or, il cessa rapidement ce loisir lorsque, au dîner, on lui servit pour se venger une soupe de rat dont la queue rosâtre pendait négligemment en dehors du bol. L’enfant grimaça et fut forcé de goûter ce mets appétissant, gorgé de protéines, concocté spécialement pour son éminence. Il aurait voulu décliner cette offrande mais le couteau aiguisé que le chef cuisinier tenait en main le dissuada de rétorquer et il but une larme de breuvage avant de déguerpir, tremblant, le teint blême et les yeux rougis par la honte.

De son côté, la gouvernante renonça à toute marque d’autorité eu égard au galopin qu’elle devait pourtant éduquer, lasse de le chercher partout et de le sermonner à longueur de journée. Dans les abîmes, à l’abri des épieurs et juges de bonnes mœurs, peu s’empresseraient de rédiger un rapport à ses superviseurs pour cet abandon de poste momentané.

Étant délestée de son fardeau et bien que les sinistres locaux n’offraient que peu de distraction, elle restait dans sa chambre des heures durant. Telle une chatte, elle ne quittait pas son miroir et se toilettait avec une attention qui frôlait l’obsession.

Armée de son attirail, elle expérimentait diverses coiffures et techniques de maquillage. Puis, elle se pavanait ensuite dans les corridors, essayant d’aguicher quelque homme de passage. Elle minaudait, gloussait, jouait de ses charmes, dans le but de plaire à la gent masculine, car les rides, les vergetures et autres stigmates de la sénescence l’anéantissaient secrètement. Parée de robes diaprées, elle était un poisson des coraux, une vieille à triple queue. Les étoffes, si fines, froufroutaient à chacun de ses déplacements, ondulaient derrière elle à la manière d’une corolle crénelée.

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