LES MONDES ERRANTS – Chapitre 30

Chapitre 30 – Dégénérescence 5/5

Une nuit, on entendit un fracas effroyable puis l’alarme se mit à rugir dans les couloirs. Tous se ruèrent en dehors de leur chambre, la tenue débraillée et les cheveux ébouriffés. L’assemblée se réunit dans le réfectoire. Les trois hôtes suivirent, apeurés devant cet événement qu’ils savaient inhabituel. La capitaine ainsi que deux subalternes les attendaient autour de la table. Au vu des visages austères qu’affichaient les membres du Léviathan, l’heure était grave ; une valve venait de céder et l’une des pattes du dytique, celle où le bathyscaphe était amarré, se trouvait inondée.

— Comment allons-nous rentrer ? s’écria le dauphin, frappé d’effroi et tremblant comme une feuille morte.

Bouleversée, la gouvernante s’évanouit tandis que Victorien tentait de demeurer digne, les tripes broyées devant cette fatalité.

— Il n’y a aucun voyage de retour possible, avoua la gérante, j’en suis navrée. Il vous faudra attendre la navette de ravitaillement pour regagner la surface.

— Quand arrivera-t-elle ? s’enquit le brunet, la voix traversée de trémolos.

En pleine réflexion, elle se renfrogna puis annonça :

— Elle n’arrivera pas avant la fin septembre, soit dans deux mois. Cependant, j’ai envoyé un signal de détresse relatant la situation. Il n’est pas impossible, au vu de l’importance de nos hôtes, qu’une navette soit dépêchée de ce pas. Auquel cas, il faudra patienter une dizaine de jours, quinze tout au plus, avant la venue des secours.

À cette révélation, Victorien manqua de défaillir. Pour conserver son équilibre, il se cramponna au dossier de sa chaise, pris de vertige et d’une envie de vomir.

On pensait que l’incident demeurerait isolé, malheureusement, telle une gangrène, les valves lâchaient les unes après les autres au point que le l’abdomen fut intégralement inondé. À mesure que les barrages cédaient, ployant sous la pression, plus de vingt membres périrent, noyés ou broyés selon les cas. Il ne resta rapidement plus que le quartier général, le réfectoire et les deux corridors donnant accès aux chambres. Faute de générateur, la pénombre envahissait la station, illuminée par quelques lanternes à pétrole disposées dans des recoins stratégiques.

— Il n’y aura bientôt plus d’air, le Poumon est mort et le Cœur a lui aussi cédé sous la pression, annonça la capitaine avec une maîtrise inébranlable. Adieu la fée électricité et bienvenue dans les ténèbres infernales.

Cet aveu les foudroya tous.

— Combien de temps avant que les secours n’arrivent ou que le taux d’oxygène devienne critique, capitaine ? demanda l’un des employés restants, le ton morne.

— J’ai reçu un signal avant que la liaison ne soit coupée, neuf jours. Sachant que, je le crains hélas ! le bathyscaphe ne pourra pas transporter tout le monde en son sein. Il faudra procéder à un tirage au sort pour déterminer qui seront les premiers à être transférés à la surface.

Il y eut un murmure général puis tous se turent. Un silence mortuaire régna, rythmé par le tintement lugubre d’une horloge à coucou. La respiration coupée et les membres tendus à se rompre, le groupe s’échangeait des regards en coin, conscient que la guerre allait commencer ; un bain de sang à venir pour savoir qui aurait la vie sauve parmi les quinze survivants. Ce regard n’échappa pas à l’œil inquisiteur de la femme au visage de requin qui, pour dissuader toute mutinerie ou carnage, rajouta d’une voix cinglante :

— Inutile de vous écharper, pour l’instant il n’y a aucune matière à s’inquiéter. Car, pour répondre à la seconde question, il reste assez d’oxygène pour une dizaine de jours. Cela laisse amplement le temps au bathyscaphe d’entamer plusieurs allers-retours pour nous récupérer. La situation deviendra critique si et seulement si les conduits ou le souffleur de secours cèdent à leur tour. Auquel cas nul ne pourra survivre plus d’une poignée d’heures.

Elle baissa la tête et plongea ses iris givrés dans ceux du garçon :

— Y compris un enfant ! précisa-t-elle sèchement.

Déjà bien ébranlés, cette adversité venait de les achever et tous sombrèrent dans le mutisme, n’osant rétorquer la moindre de ces paroles qui sonnaient tel un couperet.

À la fin de sa harangue, tous rejoignirent leurs quartiers respectifs, le front bas et les épaules voûtées, tentant de digérer cette nouvelle d’une cruelle amertume. Ces espaces étriqués étaient devenus les derniers bastions de cette humanité à la dérive, au crépuscule de sa vie. Or, même s’il était infime, il restait un espoir. De ce fait, après les premiers instants d’abattement passés, tous se réunirent pour profiter et essayer d’oublier ces tristes heures d’incertitude.

Cinq jours durant, ils jouèrent aux cartes, chantèrent et dansèrent. Les ultimes bouteilles d’alcool furent entamées, l’ivresse dominait les êtres et déliait les langues ainsi que les gestes. On parla sans retenue, critiquant l’empire et les membres du parti. Victorien se prit au jeu et crachait son fiel avec virulence. À la stupéfaction de tous, il fut le plus acerbe épilogueur du régime et ne manquait pas de propos abjects pour briser l’image de son empereur bien-aimé.

Pour se nourrir, on avait fini par ouvrir les boîtes de pemmican, ces immondes pâtes de viande morcelée dans laquelle on avait incorporé diverses baies pour la rendre nutritive. Le dauphin, tiraillé par la faim après des jours à décliner toute alimentation, avait failli vomir en ingurgitant cette chose visqueuse et infecte.

Les lampes n’ayant plus assez de pétrole pour les alimenter, on avait allumé les rares bougies restantes, petites lucioles immobiles dont la faible luminescence était d’un grand réconfort, symbole d’espoir et de sécurité. Toutefois, craquements et chuintements résonnaient en écho, empirant à mesure que le temps défilait. Souvent, de vives secousses agitaient la station suite à ces bruits affolants.

Isolé dans sa chambre quand sa montre indiquait les heures de sommeil, Victorien dormait mal, demeurant prostré sous les couvertures. Des larmes salines irritaient ses joues rosies par le poids des sanglots tant il était accablé par l’incertitude et cette attente interminable.

Une nuit, ne parvenant pas à sombrer dans les bras de Morphée, il se rendit dans le réfectoire où la capitaine vidait sereinement une des dernières bouteilles d’alcool. Elle avait les yeux brillants, aux pupilles dilatées, visiblement ivre.

— Tout est fini… marmonna-t-elle en claquant avec férocité le cul de la bouteille contre la table, manquant de la briser.

— Que voulez-vous dire ?

— Comme je le craignais, l’un des canaux distribuant l’oxygène est percé. L’air pur se perd et avec lui la vie se meurt. Écoutez donc !

Il tendit l’oreille ; effectivement, un sifflement aigu mais ténu traversait l’espace auditif. Alors, il pâlit et se raidit.

— Nous… nous allons mourir ?

— Pas seulement nous monsieur Levrier. Notre industrie est en déclin ! Telle est l’impitoyable réalité ! Nous avons dévoré ces denrées bien cachées dans ces sous-sols depuis des millions d’années. Extraits à outrance ces trésors, ruiné les écosystèmes. Il ne reste plus rien en ces abysses stériles.

Un grondement sourd résonna non loin de là et le sol trembla au-dessus de leurs têtes.

— Après notre dernier souffle, le Léviathan va s’effondrer, annihilé par la pression, car telle est sa destinée. Nos cadavres vont être engloutis, avalés par cet élément meurtrier et qui jadis regorgeait de vie. L’océan se venge et la nature avec. Des siècles plus tard cette vieille station en ruine deviendra un sanctuaire où la faune, si tant est qu’elle revienne, sera un berceau de biodiversité.

Victorien réprima un sanglot, terrorisé à l’idée d’agoniser dans ce gouffre froid et sombre.

— Nous étions les muscles, les rouages qui confectionnaient notre Nation ! gronda Ambre Griset d’un ton péremptoire. À présent, les denrées sont insuffisantes pour alimenter les machines du système et celui-ci s’érode, s’enflamme puis explose. C’est dans l’ordre des choses… Nous avons tant pillé et ravagé, il est temps désormais de récolter les graines stériles que nous avons semées.

Chapitre Précédent |

Sommaire | 

Vindyr

Recent Posts

NORDEN – Chapitre 7

Chapitre 7 - Cruelle punition Noyé dans un amas de brumes, l’esprit d’Alexander vagabondait entre…

3 jours ago

The Novel’s Extra – Chapitre 312

Chapitre 312 : La réalité virtuelle contenant la vérité (2 et 3) « Qu'est-ce que... » Chae…

4 jours ago

Kumo Desu Ga, Nani Ka ? – Chapitre 322

  Chapitre 322 : Le garçon qui aurait du être un personnage mineur Mon impression générale…

5 jours ago

Reincarnated Mage With Inferior Eyes chapitre 6

Chapitre 6 : Le chemin perdu Ainsi, deux ans se sont écoulés depuis que je…

6 jours ago

NORDEN – Chapitre 6

Chapitre 6 - La chienne brisée Quand le groupe quitta enfin cette maudite forêt pour…

1 semaine ago

Kumo Desu Ga, Nani Ka ? – Chapitre 321

  Chapitre 321 : Une scène de carnage Aïe… Repli stratégique. Alors c’est ça qu’on appelle…

1 semaine ago