Chapitre 33 – La sagesse de la lune
Quelques semaines venaient de s’écouler, le jour de l’équinoxe arriva et le moment de se dire adieu enfin venu. Chatte et Chaton marchaient d’un pas lent mais décidé en direction du temple. Aucun des deux ne parlait. Le cœur lourd et les larmes au bord des yeux, le fils tentait de réprimer les émotions qui le submergeaient. Il ne voulait pas éclater en sanglots et montrer le moindre signe de faiblesse devant son père. Il savait que Tigre les épiait depuis le ciel.
Ils pénétrèrent dans l’arche puis la mère s’arrêta au pied d’un promontoire en pierre taillée. Une inscription y avait été ciselée, révélant le doux nom de « Chatte ». Chaton, qui ne savait ni lire ni écrire, ne comprit pas tout de suite de quoi il s’agissait. Voyant son air perplexe, Chatte lui expliqua. D’abord incrédule, une violente convulsion le foudroya. Il sombra alors dans une profonde tristesse qu’il ne pouvait maîtriser. Ses sanglots étaient si déchirants, que la faune alentour accourut. De grosses larmes roulaient sur ses joues et glissaient le long de ses moustaches. Chatte vint se presser contre lui pour le réconforter.
Plusieurs minutes passèrent. Blotti contre sa mère, Chaton parvint à se calmer. Les oreilles et la queue basses, il redressa la tête et la contempla. Tout l’amour qu’elle pouvait lui voué étincelait dans ses yeux azurés. Chatte posa délicatement sa truffe sur le front de son petit puis se retourna pour sauter sur le promontoire. Assise dans une position digne, elle admira une dernière fois son trésor.
Soudain, un éclair vert de jade s’abattit sur elle et la transforma en statue d’albâtre. Le coup fut si vif, si instantané, promesse d’un acte divin. La statue de Chatte était d’une blancheur immaculée, à l’image de son âme. Sans doute avait-elle rejoint le dieu Tigre là-haut dans les cieux ou bien s’était-elle endormie dans un profond sommeil, attendant que Chaton réussisse sa mission.
Le fils bondit sur le socle, s’allongea contre la statue et s’endormit. Quand il rouvrit les yeux, la nuit était déjà bien installée. Sa tristesse et ses sanglots s’étaient apaisés. Les étoiles et la lune brillaient de mille feux dans la voûte céleste. Il resta assis quelques instants pour réfléchir à ce qu’il devait faire. Où devait-il aller ? Par où devait-il commencer ? Il scruta le ciel et une idée germa dans son esprit.
Lui revint alors en mémoire son conte favori, celui du dieu Loup et de son temple du jour et de la nuit. S’il devait trouver des réponses à son énigme, il en était certain, c’était là-bas qu’il fallait commencer à chercher. Il s’étira de tout son long, jeta un dernier coup d’œil à sa mère puis marcha tranquillement jusqu’à la sortie du temple.
C’était la première fois qu’il errait dehors à une heure si tardive. La forêt se révélait différente la nuit tombée, tous ses repères avaient changé et il en était tout désorienté. Il voyait les lieux aussi bien que le jour grâce à sa nyctalopie, mais un sentiment d’oppression le possédait. Il restait sur le qui-vive, scrutant le moindre mouvement, le plus faible bruissement, la plus infime odeur. Il se sentait vulnérable.
C’est donc ça que ressentent les proies ! songea-t-il.
Il avançait à bonne allure, regardant toujours vers le ciel, suivant la direction de la lune. Au bout de plusieurs heures, il s’arrêta, fourbu et harassé. Ses coussinets étaient entaillés, parfois jusqu’au sang. Il trouva un abri dans un buisson jonché de feuilles mortes et s’endormit à nouveau.
Il fut réveillé par un grondement qui émanait de son ventre. En effet, sous les vives émotions de la veille, il se rendit compte qu’il n’avait rien avalé depuis plus d’une journée. La faim commençait à le tirailler. Il se mit en chasse et trouva vite de quoi assouvir son appétit aux dépens d’un bon rat bien gras. La chasse fut rude mais Chaton parvint, au prix d’un gros effort, à attraper l’animal.
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand, repus, il continua son chemin. Les égratignures qu’il avait aux pattes lui faisaient atrocement mal, pourtant il devait s’en accommoder. Il marchait d’un pas lent et traînant. Voyant ce minou en difficulté, quelqu’un vint à sa rencontre.
— Hey l’ami ! Ça n’a pas l’air d’aller bien fort dis-moi !
Surpris par ce ton amical, Chaton ne répondit pas directement et observa la créature d’un air songeur. C’était un furet dans la fleur de l’âge, trois fois plus grand que lui, portant autour du cou un châle en laine jaune décoré de motifs floraux.
— Et bien, on t’a coupé ta langue ? railla le mustélidé.
— Je… euh désolé… c’est que je ne sais pas trop où je suis. Je crois que je suis perdu et j’ai mal aux pattes.
Le furet l’examina, les yeux rieurs et le sourire en coin.
— Tu me sembles bien dans l’embarras effectivement, puis-je faire quelque chose pour toi ?
— Je cherche le temple du Dieu Loup. Je suivais la lune puis je me suis endormi.
— Le temple du Dieu Loup ? Ne serait-ce pas cette vieille bâtisse lugubre aux abords de la montagne, gardée par un renard fainéant et un tanuki ronchon ?
— Euh… répondit Chaton décontenancé, ça pourrait correspondre effectivement.
— Dans ce cas, suis-moi ! Ce n’est pas bien loin d’ici, si tu te dépêches tu y seras à la tombée de la nuit.
Chaton observa ses pattes ; celles-ci étaient mal en point, il ne pourrait pas aller plus vite. Furet nota son désarroi et, sans la moindre hésitation, le hissa sur son dos ; le félin était si minuscule qu’il n’était pas bien lourd à porter. Le félin trouvait sa monture idéale. Le poil soyeux, le furet était plutôt musclé, lui assurant ainsi une assise bien confortable. En revanche, le châle autour de son cou n’était pas des plus agréables au toucher tant il était rêche et miteux, manquant de s’effilocher.
Comme le furet l’avait prévu, ils arrivèrent devant les portes du temple à la tombée de la nuit. Le lieu paraissait traverser les âges. Les poutres de bois pourpres soutenant l’entrée étaient striées de longues fissures et presque entièrement englouties sous la végétation.
— Et voilà Petit ! dit le furet. Tu es arrivé à destination : le temple du soleil et de la lune.
Chaton le remercia et lui demanda ce qu’il pouvait bien lui donner en échange de ce service.
— Rien de ce que tu possèdes ne m’intéresse petit. En revanche si à l’avenir je croise ta route, il serait fort possible que je te demande quelque chose en contrepartie. Un service pour un autre si tu veux.
— Je rembourserai ma dette avec joie ! Merci énormément pour ton aide. Je ne sais combien de temps j’aurais erré dans cette forêt si tu n’étais pas venu à mon secours.
Le furet ricana devant son parlé aussi étrange que soutenu et fit un geste de la main. Puis il plissa les yeux et ôta le châle enroulé autour de son cou.
— Pour l’instant, sois gentil et remets ce vêtement aux propriétaires. Cela fait longtemps que je l’ai en ma possession et il commence à être aussi usé que ce temple.
Chaton ne posa pas de question et prit l’étoffe.
— Au fait, comment t’appelles-tu ?
L’animal esquissa un sourire.
— Furet, répondit-il. À la revoyure, fils du Tigre.
Il se dressa et s’engouffra dans les fourrés. Chaton se demanda s’il avait bien entendu cette dernière phrase. Comment savait-il qu’il était le fils du dieu Tigre ? Il éluda ce mystère, trop fatigué et affamé pour penser. Il mit le châle sur son dos et s’avança dans le temple.
Il traversa le Torii, un large portail fait de deux colonnes pourpres, caractéristique de l’enceinte sacrée d’un sanctuaire Shintoïste, une religion venue du Japon. Mais ça, Chaton n’en savait rien pour l’instant. Il pénétra dans une vaste clairière en friche puis passa devant un bassin suivi d’une succession de sculptures en forme de lion.
Une porte monumentale faite de bois noir et datée d’un autre âge protégeait les lieux. Sur la corniche, des lanternes et des clochettes ballottaient au vent, offrant un tintement mélodieux. L’entrée était flanquée à droite par une sculpture de granite blanc, élevée sur un petit promontoire, représentant un renard assis habillé d’un foulard vermeil. De l’autre côté nichait un socle vide.
Chaton pénétra dans une grande salle presque aussi sombre que l’extérieur, éclairée à la lueur des bougies et par un immense feu émanant de la cheminée. La décoration était sobre, seules quelques pièces de mobilier en bois composaient l’ensemble : une table, des bancs, des chaises et de tout petits lits. Bocaux, livres et bibelots garnissaient les étagères, rangés avec soin. La pièce avait l’air propre malgré la vétusté de l’architecture.
Un délicat fumet le fit sortir de sa rêverie. L’odeur émanait de la marmite posée sur le feu. Chaton se rapprocha, enivré par ce parfum fort appétissant. Jamais encore il n’avait humé pareil effluve. Quand il fut sur le point de toucher l’objet de bronze, une voix le fit sursauter.
— Attention à toi jeune sot ! Tu vas te cramer les pattes si jamais tu oses les poser un seul instant là-dessus !
Chaton se retourna, le cœur battant la chamade, et regarda son interlocuteur ; une créature qu’il n’avait jamais vue auparavant. L’animal était une femelle, grande et fort dodue, tenant un balai deux fois plus haut qu’elle. Elle possédait un foisonnant pelage, alternant des zones crèmes et noires. Son museau était aussi rond que court, ses oreilles arrondies bordées de touffes noires et ses yeux cernés d’un masque sombre.
— Excuse-moi petit, je ne voulais pas te faire peur. Ça fait bien longtemps qu’on n’a pas eu de visite, que viens-tu faire ici ? Tu t’es perdu peut-être ?
— Je m’appelle Chaton, je suis fils du Dieu Tigre, répondit-il avec assurance, je viens voir le Dieu Loup. Sais-tu où il est ? J’ai beaucoup de choses à lui demander.
La femelle rit si fort qu’elle en lâcha son balai.
Chaton la fixait avec incrédulité : Qu’ai-je dit de si drôle ?
— Excuse-moi petit, dit-elle en séchant la larme qui coulait sur sa joue. Mais ça fait vraiment très longtemps qu’on ne l’a pas demandé. Depuis trois siècles si ma mémoire est bonne. Et je crains que ce soir ça ne soit pas possible.
Chaton était déçu, il aurait aimé voir le dieu Loup au plus vite. Ses conseils avisés lui auraient permis d’y voir un peu plus clair.
— Oh ! mais où sont passées mes bonnes manières ! ajouta-t-elle. Je t’en prie, assieds-toi, je vais te servir à manger. La soupe est prête et j’ai un restant de riz d’hier.
Chaton s’attabla. L’étrange animal prit un bol qu’elle remplit d’une substance blanche et pâteuse puis un second, composé de morceaux colorés baignés dans de l’eau.
Pendant qu’elle faisait le service, il lui demanda :
— Au fait, tu es quoi comme animal ? Je ne crois pas en avoir jamais vu un comme toi.
— Ah ça oui ! Pour sûr, je suis unique dans ce pays, affirma-t-elle. Je suis un Tanuki, une espèce provenant d’un tout petit pays appelé Japon, c’est à plus de cinq mille kilomètres d’ici ! Au-delà de l’océan.
— C’est donc toi l’esprit de la Lune ! s’exclama Chaton. Je suis content de te rencontrer ! Ma mère m’a beaucoup parlé de toi et de ton frère.
Tanuki gloussa puis posa les deux bols devant Chaton qui, après en avoir reniflé le contenu, engloutit le tout en un rien de temps, manquant de s’étouffer. L’un des plats était chaud, bien que compliqué à laper à coup de langue, et l’autre tenait au corps.
— C’est vraiment bon ! la complimenta-t-il en pourléchant ses babines.
Tanuki lui expliqua qu’il s’agissait d’une simple soupe de carottes et navets accompagnée de riz gluant. Il est vrai que ce n’était pas la nourriture habituelle pour un animal sauvage vivant en pleine forêt mais pour des esprits, rien n’était plus normal.
Une fois qu’il eut fini son repas, il lui remit le châle.
— Où donc as-tu eu cet habit mon petit ? Ma queue à couper que c’est celui de Furet, je reconnais son odeur !
Chaton acquiesça. En prenant l’habit, Tanuki remarqua que le petit animal avait les coussinets tout écorchés. Elle le fit descendre de table, l’installa sur un lit puis partit à la remise. Elle revint quelques minutes plus tard, les bras chargés d’un flacon d’alcool et de bandages.
— Je te préviens petit, ça va piquer !
Chaton ne broncha pas. Pour lui occuper l’esprit, Tanuki lui demanda pourquoi il voulait voir le dieu Loup. Il prit alors une grande inspiration et lui raconta son histoire.
— Et c’est pourquoi j’ai pensé que le dieu Loup pourrait m’aider, conclut-il.
Tanuki demeura songeuse et noua le bandage.
— Si je résume bien, t’es un demi-dieu et t’essaies de sauver ta maman changée en pierre, c’est bien ça ? Et tu penses que mon père pourrait t’aider dans ton affaire…
Chaton acquiesça. Il n’était pas sûr d’être demi-dieu, cela dit. Pour lui, il n’était qu’un simple chaton issu d’une mère mortelle et d’un père divin.
— Ma foi… renchérit-elle, rien ne nous empêche de réveiller papa. Ce n’est pas bien compliqué de le faire venir sur Terre, encore faut-il que Renard y mette du sien !
— Que me faut-il faire ? demanda-t-il, surexcité.
— Pour l’instant, je veux que tu dormes, tu es tout faible et fatigué. Tu as besoin de beaucoup de repos.
Chaton l’écouta avec attention. Elle poursuivit :
— Pendant que tu dormiras, je vais te faire une liste que je poserai sur la table à côté de ton déjeuner. Là-dessus seront écrits trois ingrédients dont j’aurai besoin pour réaliser une recette qui fera venir papa de l’au-delà.
— Et c’est tout ? demanda Chaton, interrogateur.
La mission semblait chose aisée, presque trop simple. Mais Tanuki ajouta :
— Le plus dur sera de convaincre Renard de t’aider dans ta quête. C’est un procrastinateur né mais lui seul sait où et comment trouver ces ingrédients. J’ai beaucoup de travail moi, je dois maintenir les lieux propres et nettoyer le temple. Je n’ai donc pas le temps de m’en occuper.
Elle sortit une couverture qu’elle étala sur lui. Bien qu’un peu rêche, les draps étaient chauds et exhalaient une suave odeur de savon. Voyant que le petit était installé confortablement, elle ajouta tout bas :
— Pour convaincre Renard, surtout sois malin ! Joue avec ses faiblesses, fais-lui croire que tout est un jeu, qu’il n’ait pas l’impression d’être forcé à la tâche ou tu pourras être sûr que jamais il ne t’aidera !
Sur ce, elle s’éloigna et reprit sa besogne tandis que Chaton sombra rapidement dans le sommeil.
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Chapitre 11 - La séduction et les premiers émois La valse lente des saisons continuait…
Chapitre 316 : La porte du royaume des démons (2) Aussitôt après mon retour à…
Chapitre 325.5 : Tournant décisif ( L’heure de choisir un camp) Alors que nous suivions…
Chapitre 34 - La philosophie du renard Chaton fut réveillé par un bruit de tintement…
Chapitre 10 : Les résultats de l'examen C'était le lendemain des examens d'entrée mouvementés. Ted…
Chapitre 10 - Prémices d'un monde nouveau Fidèle au rôle qu’il s’était attribué, Alexander profitait…