LES MONDES ERRANTS – Chapitre 36

Chapitre 36 – Le réveil du dieu Loup

Chaton était si fatigué qu’il dormit toute la nuit ainsi qu’une bonne partie de la journée suivante. La douleur de sa patte étant encore plus forte que la veille, il n’eut ni l’humeur ni la force de quitter son lit. Il vit qu’un bol rempli de liquide était posé sur la table de chevet à côté de lui. Il le saisit, but l’intégralité de son contenu et s’endormit.

À son réveil, il faisait nuit. Tanuki s’affairait à cuisiner. Il la rejoignit en boitant et se posta sur le banc à côté d’elle.

— Bonsoir Chaton, tu m’as l’air d’aller bien mieux ! Ça fait plaisir.

— Oui, je vais beaucoup mieux, répondit-il en examinant sa patte fragile, la douleur commence à s’estomper. Merci de m’avoir soigné…

Il marqua une pause et ajouta :

— Je voulais m’excuser pour mon comportement avant-hier. J’ai beaucoup réfléchi et j’ai compris que j’avais appris énormément de choses pendant mon séjour. Ce soir sera ma dernière nuit avant mon départ, je voudrais faire quelque chose pour vous remercier toi et Renard.

Tanuki esquissa un sourire.

— Mon cher Chaton, tu as déjà fait beaucoup pour nous. Peut-être ne t’en rends-tu pas compte mais ta présence ici m’a été d’une aide précieuse. Je veille sur ce temple depuis des siècles et n’avais jamais hébergé un pensionnaire aussi longtemps. Ni aussi jeune, curieux et serviable, d’ailleurs !

Elle le serra fort dans ses bras, gloussa puis ajouta :

— Ta petite bouille aux gros yeux va me manquer !

Chaton réalisa que Tanuki et Renard allaient aussi beaucoup lui manquer. Il se promit qu’une fois sa mission achevée et sa mère réveillée, il retournerait les voir et la leur présenterait. Tanuki le sortit de sa rêverie, elle prit les ingrédients qui se trouvaient dans la coupelle et les étala sur la table. Elle envoya Chaton à la remise récupérer quelques légumes, une poignée d’aromates et un bocal de riz. Elle essuya les champignons, les découpa finement et les plongea au fond d’une marmite avec un peu d’eau, de sel et de sauce soja. Puis elle remua le tout, ajouta des carottes, quelques courgettes et navets, un gros oignon et le navet boule d’or coupés en dés. Elle trempa le riz et le fit cuire à part avec un bouillon de poule dans lequel elle cassa l’œuf de coq. L’odeur exquise embaumait la pièce.

Pendant que le tout marinait, elle sortit de l’armoire deux baguettes d’ivoire et un magnifique bol en céramique, jadis brisé, strié de lignes dorées.

— Le kintsuji, chuchota-t-elle, s’inscrit dans la pensée japonaise du Wabi-Sabi qui invite à reconnaître la beauté qui réside dans les choses simples et imparfaites comme ce bol brisé délicatement réassemblé avec de la poudre d’or.

Une fois que le repas fut prêt, Tanuki disposa le riz au fond du bol, rajouta la préparation qu’elle étala avec soin et agrémenta d’une poignée d’herbes aromatiques. Elle planta les deux baguettes d’ivoire, prit le bol à deux mains et dit à Chaton de la suivre.

Ils se dirigèrent à l’entrée du temple, passèrent le grand portique où la statue de Renard reposait et marchèrent dans le sanctuaire jusqu’au Haiden, là où se trouvait la statue imposante du dieu Loup. Par respect envers la divinité, Chaton n’était jamais entré dans ce bâtiment, réservé à la prière et aux cérémonies religieuses.

Tanuki lui fit signe d’entrer. L’intérieur sentait l’humidité et le renfermé. La décoration était très sobre, seule trônait l’immense statue du dieu Loup en son centre, posée sur socle de marbre sombre. Le dieu était représenté assis, sa patte droite posée sur un globe terrestre. Tout comme la statue de son père, Dieu Loup arborait un port altier, le regard lointain comme s’il observait le monde, la queue repliée contre son flanc.

La sculpture était de couleur noire. Seuls ses yeux : l’un doré comme le soleil et l’autre argenté comme la lune, tranchaient la monochromie. Tanuki posa la coupelle juste devant celle-ci, s’agenouilla et se mit à prier. Chaton, qui ne savait pas trop ce qu’il devait faire, l’imita.

Ils restèrent ainsi quelques instants, la pièce plongée dans un silence sacral et dans la pénombre que seul le halo de la lune éclairait d’une pâle nitescence. Il faisait froid ce soir-là, en cette première nuit d’hiver.

Voilà déjà une saison que mère est parti! songea-t-il.

Soudain, un claquement sourd retentit, semblable au grondement du tonnerre. Un éclair d’une teinte argentée foudroya la statue. Chaton fut surpris par cette détonation, son cœur battait avec ferveur. La statue vibra, se transforma et s’anima. Le Loup se dressa, prit une profonde inspiration et hurla à pleins poumons.

Chaton fut étonné ; l’apparence du loup noble qu’était la statue changea significativement avec le loup qui se trouvait devant eux. À présent, l’animal avait le poil miteux et était fort maigre, ses côtes saillantes flanquaient son corps à moitié décharné. Ses yeux étaient vitreux et son souffle court. Il semblait fort âgé.

— Que me vaut l’honneur de ton appel, mon enfant ? s’enquit-il d’une voix rauque. Voilà des siècles que ni toi ni Renard ne m’aviez sollicité.

— Papa ! dit-elle en s’inclinant. Je suis sincèrement désolée de te déranger, mais le jeune Chaton ici présent a besoin de ton aide et de ta sagesse.

Le loup sonda le félin avec insistance. Chaton sentit son âme transpercée. Il avait l’impression que le dieu pouvait lire en son esprit. Gêné, il baissa les yeux.

Avant qu’il ne prononce quoi que ce soit, Dieu Loup prit la coupelle dans une main, les baguettes dans l’autre et avala goulûment le précieux breuvage préparé par sa fille. Après un long moment, il se racla la gorge et déclara :

— Ton mets est toujours aussi exquis, mon enfant !

Tanuki s’inclina, le Dieu fit quelques pas, érigé sur ces quatre pattes, puis s’avança en direction du chaton et lui fit face, la respiration lente et saccadée.

— Brave chaton, j’ai sondé ton âme et compris ton problème. Malheureusement je ne puis te venir en aide.

Chaton sentit son cœur se serrer, il avait tellement espéré que le dieu lui donne des conseils. Ses oreilles se baissèrent et la tristesse commença à l’envahir. Il sanglota, de grosses larmes roulant le long de ses moustaches. Tanuki, voyant sa détresse, se précipita sur lui et le prit dans ses bras pour le consoler.

— Cher petit, continua le loup, ne pleure donc pas… Tu as accompli une grande partie du chemin qui t’est destiné. Tu as déjà fait preuve de curiosité et d’humilité. Mais il te reste beaucoup de vertus à acquérir pour que tu puisses libérer ta mère de ce sortilège.

Chaton redressa la tête et contempla le Dieu.

— Écoute-moi attentivement, poursuivit-il, quatre vertus te seront indispensables pour gagner l’honneur auprès du Dieu Tigre : la sagesse, le savoir, le courage et l’amour. Et tu as d’ores et déjà acquis le savoir auprès de mes enfants en acquérant la connaissance par l’étude et l’expérience. Il ne te reste plus que les trois autres à assimiler et ta quête sera terminée.

Chaton sécha ses larmes contre le torse de Tanuki. Il comprit qu’il avait fait un quart du chemin, qu’il fallait acquérir les trois autres compétences pour réveiller sa mère.

— Ô grand Dieu Loup, dit-il timidement, merci pour vos paroles, même si j’avais préféré que vous me donniez des réponses plus précises.

— Tu as déjà les réponses en toi cher enfant, répondit le Dieu. Faire preuve de sagesse, de courage et d’amour il te faudra pour trouver en toi la solution à ton problème.

Il se figea et planta son regard dans celui de Tanuki.

— Ma fille, voilà bien des siècles que les humains n’ont plus foulé ce sanctuaire. Il n’est donc plus utile de le garder sacré. Les hommes se sont écartés de notre foi voilà des années déjà. Ainsi donc, je vous libère, toi et ton frère, pour que vous puissiez vivre pleinement votre vie et profiter de votre liberté.

— Mais père ! répliqua Tanuki. Que va donc devenir ce lieu si cher à vos yeux si nous ne pouvons plus veiller sur lui et l’entretenir comme il se doit ?

— Ma très chère fille, rien ne compte plus pour moi que de vous savoir épanouis ton frère et toi. Vous êtes d’une bien plus grande valeur que ce temple ne peut l’être. C’est un vestige du passé désormais, il nous faut nous en défaire et aller de l’avant. Je veillerai sur vous depuis les cieux. En attendant, menez votre vie comme vous le souhaitez. Apprenez et émerveillez-vous du monde qui s’offre à vous. Je vous libère également de ce sortilège pour que tu puisses connaître la chaleur du jour et pour que Renard connaisse la tranquillité de la nuit. Pour vous remercier de votre dévouement, je vais vous doter des aptitudes de vos esprits respectifs ; ainsi vous serez capables de vous transformer comme bon vous semble. Comme le font vos cousins japonais : les esprits renards et tanuki. Vous porterez un regard nouveau sur ce monde. Et pour profiter pleinement de cette expérience, je décide de vous offrir le plus beau cadeau qui soit : la mortalité. Grâce à elle, vous profiterez de votre vie comme jamais auparavant.

Tanuki l’écoutait, fascinée et tremblante, choquée par la décision de son père. Elle n’avait jamais espéré pouvoir un jour vivre hors des murs du sanctuaire ou connaître les rayons chaleureux de l’astre solaire contre son pelage.

Le loup remonta sur le socle, se repositionna et poussa à nouveau un hurlement qui fit trembler le sol. Puis il disparut en un éclair.

Chaton et Tanuki restèrent blottis l’un contre l’autre. Silencieux, trop hébétés par ce qu’ils venaient d’apprendre. Puis ils se dirigèrent calmement vers le temple, le pas lent. Quand ils arrivèrent au portail, un cri strident retentit à l’intérieur. Ils accoururent et virent Renard complètement paniqué courir un peu partout dans la pièce. Lorsqu’il les aperçut, il se jeta sur eux.

— Tanuki que s’est-il passé ? demanda-t-il en prenant sa sœur par le collier, totalement angoissé. J’étais là, tranquillement endormi et je me suis réveillé, la lune encore haute dans le ciel !

Il réalisa soudainement qu’il voyait sa sœur animée juste devant lui.

— Non, mais Tanuki ! Ça fait des siècles que je ne t’avais pas vue ! T’as vachement grossi, dis donc !

La sœur lui assena un violent coup de patte et tous deux commencèrent à se quereller. La dispute dura sept jours et sept nuits. Il faut dire qu’après un siècle sans avoir pu échanger quoi que ce soit, un bon nombre de reproches devaient être dits.

Tanuki reprochait à Renard son manque d’investissement dans les tâches quotidiennes, voire même de salir volontairement les lieux en rentrant sans cesse les pattes boueuses et faisant traîner sa queue sale sur le parquet. À l’inverse, celui-ci lui reprocha d’être trop exigeante et de ne pas assez profiter de la vie. Les deux visions antagonistes se confrontaient. Mais au fil de leurs discours, ils apprenaient à mieux se comprendre l’un l’autre, jusqu’à se pardonner mutuellement.

Pendant ce temps, Chaton réfléchissait à ce qu’il devait faire et préparait son voyage. Il avait décidé d’aller au village des hommes, toujours avec l’idée qu’il devait les faire croire à nouveau en ces divinités anciennes. Il sortit donc une carte du placard et se mit à chercher le village le plus proche et à élaborer un itinéraire.

Un soir, alors que tous les trois dînaient autour de la table, Chaton annonça :

— Mes amis, cette fois c’est décidé, demain matin, à l’aube, je m’en irai. Je pars rejoindre le village des hommes et tenter de leur faire croire à nouveau aux dieux.

Tanuki et Renard le regardaient, bouche bée ; ils ne s’attendaient pas à ce que le chaton décide de partir aussi vite. En plein hiver et tout seul de surcroît.

— Eh bien… commença Renard, tu n’as pas froid aux yeux mon petit ! Partir à l’aventure en forêt, en plein hiver et en solitaire, te voilà bien ambitieux. Ou alors totalement inconscient !

— Pourtant, il me faut partir, j’ai encore beaucoup à faire pour être digne de mon père. Et le temps file trop vite.

— Dans ce cas, répliqua Tanuki, laisse-nous t’accompagner ! Après tout, Renard et moi sommes libres à présent. Et comme nous n’avons pas spécialement de choses à faire, autant être utile en restant à tes côtés.

Renard acquiesça et ajouta :

— Ma sœur a raison, tu n’iras pas bien loin tout seul mon petit, tu es si frêle et si fragile. La forêt foisonne de créatures dangereuses. Par chance, il se trouve que ma sœur et moi les connaissons pratiquement toutes. Donc si tu es avec nous, aucun mal ne te sera fait, sois-en sûr.

— Et puis, lança Tanuki, nous pourrons prendre soin de toi. La nourriture se fait rare en cette saison, nous pourrons transporter sur nos épaules deux gros sacs chargés de vivres et d’objets utiles.

— Vous êtes sûrs que ça ne vous dérange pas ?

— Certains ! répondirent-ils en chœur.

Chaton, avait les larmes aux yeux, ému que ses amis décident de rester auprès de lui pendant sa quête. Il se précipita sur eux et les enlaça.

Ils passèrent le reste de la soirée à préparer le voyage. Tanuki se chargea des stocks de nourriture qu’elle enveloppait dans des torchons ou regroupait en bocaux. Renard, lui, s’occupait du côté pratique, il regroupa sur le lit différents matériels. Il engouffra dans les sacs plusieurs pelotes de laine, quelques habits, des aiguilles à tricoter, une boîte d’allumettes, un couteau aiguisé, une carte de la région, une canne à pêche et une couverture. Et bien sûr, son précieux shamisen.

— Mais bon sang, pourquoi emportes-tu un objet aussi encombrant ? demanda sèchement sa sœur.

— Jamais de la vie je ne me séparerai de mon instrument ! rétorqua Renard. Et puis je ne te demande pas de le porter ! Ça, je peux m’en charger.

Tanuki haussa les épaules et disposa les vivres, une petite marmite et des bols dans l’autre sac tandis que Chaton étudiait l’itinéraire le plus adéquat. Ils passèrent le restant de la nuit à se reposer et à dormir. Ils savaient qu’au matin, une longue journée les attendait.

Le lendemain, ils se réveillèrent et engloutirent leur dernier déjeuner au temple. Pour l’occasion, Tanuki leur avait préparé un immense festin : elle leur avait cuisiné un bon nombre d’aliments qui ne pouvaient être transportés et devait épuiser les stocks. Ainsi, différents raviolis, soupes, plats de nouilles et de riz étaient disposés sur la table. Ils mangèrent avec entrain.

Pour célébrer cette occasion, Renard sortit des verres du placard ainsi qu’une bouteille de pêches au kirsch. Il servit les trois verres et ils trinquèrent à leur nouveau voyage. Avant de partir, Tanuki prit soin d’écrire un petit mot qu’elle placarda sur la porte, annonçant que le temple était à disposition de qui voulait y séjourner ou y vivre. Renard mit une grosse écharpe verte autour du cou, spécialement tricotée pour l’occasion, et enfila un bonnet sur les oreilles de Chaton afin qu’il n’ait pas froid. Le bonnet bleu était à la taille idéale, orné d’un magnifique pompon orange vif aussi doux que de l’angora.

Ils sortirent du temple. Tanuki referma délicatement la porte pour conserver un minimum de chaleur à l’intérieur. Ils traversèrent l’allée, passèrent devant le poulailler où ils firent leurs adieux au coq qui paraissait fort surpris de leur départ, mais ne s’en formalisa pas.

Lorsqu’ils arrivèrent devant le torii, Tanuki et Renard marquèrent une pause ; jamais encore ils n’avaient franchi le seuil du portail, tout ce qui siégeait de l’autre côté leur était inconnu. Ils se prirent la main et passèrent sous celui-ci sans que rien ne se passe. Ils s’arrêtèrent, se regardèrent tous deux avec un immense sourire et continuèrent leur marche, heureux, en compagnie de Chaton.

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