LES MONDES ERRANTS – Chapitre 4

Chapitre 4 – The fisherman’s widow 4/4

La nuit fut douce et je dormis comme un bienheureux, épuisé par les efforts de la veille. Et cette journée s’annonçait tout autant chargée. En allant dans la cuisine, ma Betsy nous avait préparé le café ainsi qu’un bol de porridge. Alors que je mangeais, Nolwenn descendit à son tour, après avoir nourri ses petits. Elle avait pris soin de ne pas me rejoindre nue et je lui en étais reconnaissant ; voilà bien des années que je n’avais pas vu de femme en tenue d’Eve. Et en voir une aussi jeune et joliment modelée face à moi me donnait quelques pensées que je préférais ne pas avoir à l’égard d’une créature qui n’était pas de mon monde et totalement inabordable en dehors de raisons strictement professionnelles.

Après ce petit-déjeuner consistant, je me levai et eus le réflexe de prendre ma perruque. Conscient de ne plus l’avoir à disposition, laissant mon crâne en forme d’œuf luire à la lueur du jour, je grommelai et ordonnai à Betsy de passer commande auprès d’un chapelier. Heureusement, la petite savait écrire — je le lui avais appris en usant de beaucoup de patience et de persévérance — et la missive devrait arriver le lendemain à la ville voisine située à une vingtaine de kilomètres de là.

Nous sortîmes et reprîmes notre interrogatoire, interrogeant là encore, riverains et travailleurs dans l’espoir de trouver l’homme que nous recherchions. Ce fut là que je me rendis compte de la futilité des informations lacunaires que je disposai. Car bon nombre d’hommes, hélas, correspondaient à cette description. Pas loin de quatre marins nous fûmes présentés avec ces caractéristiques et aucun d’entre eux n’était celui que nous recherchions. En fin d’après midi, alors que nous commencions à perdre espoir, j’invitai Nolwenn au Fisherman’s widow afin de prendre un verre et de manger un morceau ; nous n’avions rien mangé de la journée et mon ventre criait famine au point que je commençais à devenir aigri.

Alors que nous mangions, un groupe de marin pêcheur, dont l’un des membres correspondait en tout point à notre description, entra. Sans attendre, je me levai et allai à sa rencontre. Pour être poli, je lui offris une pinte et trinquai en sa compagnie.

— Dis-moi l’ami, commençai-je d’une voix chaleureuse, auriez-vous récupéré une peau de phoque sur le Seadragon ? Elle appartient à mon amie que voici et nous aimerions grandement la récupérer. Ce serait fort aimable à vous de nous la rendre.

Le vieil homme me sourit ; il possédait presque autant de quenottes que je n’avais de boutons sur mes chemises. Puis il fit la moue et se gratta le crâne.

— Eh ben m’sieur, j’vais pas pouvoir v’la rendre moi c’te chose. J’l’avais pris car j’avais froid mais là j’l’ai pu, j’l’ai vendu hier à queque marchand de passage qui l’a vu sur moé et qui me l’a achetée pour trois sous. C’est beaucoup trois sous pour c’te chose qui sentait la vache et la vase.

— Vous savez à qui exactement vous l’avez vendu ?

— Ché pas trop, dit-il après avoir bu une gorgée, un gars d’la ville ça c’est sûr. Il était bien habillé le bougre, m’est avis qu’il est pas du coin celui-là !

Désarçonné, je pestai intérieurement contre mon infortune et accordai à Nolwenn un regard désolé. À l’entente de l’annonce, elle devint blême, le visage décomposé par une grimace digne d’un mascaron. La sentant vaciller, chamboulée à l’idée de perdre définitivement toute trace de sa divine étoffe, je la pris par le bras et la traînais dehors pour la ramener chez moi. La journée avait été éprouvante pour elle psychologiquement et je comprenais tout à fait ses craintes.

N’ayant jamais eu d’enfant, je n’étais pas tant impacté par le chagrin de ces femmes envers leur progéniture. Pourtant, le cas de ma cliente me troublait et son regard de pitié faisait ressentir en moi un profond sentiment d’empathie. Pendant le trajet, je lui murmurai maladroitement quelques paroles rassurantes puis, une fois au logis, je l’aidai à se coucher, soulevant un à un les blanchons repus pour les poser sur le lit. Ils se laissèrent faire et me regardèrent tous trois de leurs yeux de chien battus avant de se lover contre leur mère et de s’endormir à ses côtés comme des bienheureux.

Les jours suivants, je réitérai mes recherches, interrogeant les rares citoyens que je n’avais pas encore eu l’honneur d’apercevoir tandis que Nolwenn restait à mon domicile auprès de ses petits. Dès que tout le village fut questionné, je fis seller un cheval et me rendis aux trois villages alentour. Tout ce manège me prit pas loin d’une semaine et je commençai à angoisser à l’idée de ne plus retrouver la piste de cette satanée peau. Je pris même le soin de retourner en mer afin d’y interroger les sirènes et autres matelots de passage… en vain.

Deux autres semaines s’écoulèrent et je voyais la détresse de ma charmante hôtesse devenir nettement plus apparente. La pauvre peinait à se nourrir et se contentait de rester cloîtrer dans la salle de bain avec sa progéniture, ne sortant que pour aller à la plage afin de les faire barboter dans de plus grands espaces, sous l’air frais et vivifiant du soleil couchant.

Un beau matin, un facteur vint toquer à ma porte, m’avertissant que ma perruque flambant neuve m’attendait chez Tail’lord, mon chapelier. J’avais presque oublié cet objet de coquetterie. Réjoui, je m’emparai de mon plus beau manteau ainsi que d’une coiffe pour couvrir mon crâne d’œuf afin de paraître quelque peu distingué pour cette virée en ville. Je saluai Nolwenn et la laissai avec Bess, leur promettant de revenir avant la fin d’après-midi. Enfin je me rendis à la sortie du village et attendis tranquillement le passage d’une diligence.

Cette dernière arriva dans la foulée et je montai à bord après avoir payé mon dû. À l’intérieur, je posai ma tête sur le rebord et m’assoupis, bercé par le cahot des roues sur la route cabossée et par le claquement régulier des sabots ferrés. À mon réveil, je venais d’arriver à destination. Encore groggy, j’essuyai le mince filet de bave qui s’était formé à la commissure de mes lèvres et me frottai les yeux sur lesquels un voile vitreux s’était déposé. Puis je m’extirpai du véhicule, prenant garde à ne pas atterrir sur une flaque de boue.

Dans les rues, l’agitation était à son comble. Les gens et les attelages allaient et venaient de part et d’autre de la chaussée, avançant à un rythme effréné à donner le tournis. J’esquivai péniblement ces gens, tentant de longer les murs tout en redoutant de prendre le contenu d’un pot de chambre sur la tête et de souiller mes vêtements ainsi que ma dignité. Je quittai la grande avenue et m’engouffrai dans une ruelle superbe où toutes les boutiques de luxe des environs se succédaient à la chaîne : tanneurs, chapeliers, couturiers, orfèvres, horlogers, tapissiers, brocanteurs… J’eus l’espace d’un instant, l’impression de me croire à nouveau à Londres.

Voyant ma boutique tant convoitée, j’y entrai et, après avoir effectué les essais puis m’être vidé de ma bourse, je sortis de l’échoppe, ma nouvelle perruque trônant fièrement au-dessus de ma personne. Alors que je continuais ma virée en ville — autant en profiter au vu de la longueur du trajet — mon regard fut happé par la devanture d’une boutique d’antiquaire. Surpris, je gisais immobile, les yeux grandement écarquillés et la bouche entrouverte devant la fabuleuse peau de phoque bien mise en évidence sur une table en marbre.

Le cœur battant la chamade, j’entrai dans l’échoppe puis questionnai le vendeur sur la provenance de cet objet, faisant mine d’être un collectionneur naturaliste. L’homme, ce genre de quarantenaire distingué vêtu à la mode londonienne et prêt à vendre père et mère pour une poignée de pièces, me dévisagea tout sourire et m’avoua l’avoir acheté à un vieux marin du coin. Après avoir inventé une histoire farfelue sur l’origine de cette peau et de l’animal dont elle provenait, je me rendis compte qu’il n’avait aucune idée de la nature exacte de son étoffe. Il faut dire que les selkies ne sont pas des êtres si répandus et connus dans le domaine des créatures mystiques. Une chance pour moi de pouvoir la négocier à bon prix.

Ainsi, après l’avoir fait palabrer plusieurs minutes dans le but de l’amadouer et de rentrer dans son jeu. Je payai la peau une somme raisonnable et la fit emballer dans un paquet enrubanné, prétextant vouloir l’offrir à ma femme, grande amatrice de ces animaux marins. Enfin, je m’extirpai de la boutique et marchai d’un bon pas pour regagner mon chez-moi. Mais avant de partir d’ici, conscient qu’il s’agirait de ma dernière soirée avec ma cliente auprès de laquelle je m’étais quelque peu attaché, je décidai de me rendre sous les halles commerciales et d’acheter de quoi préparer un repas digne de ce nom pour nos adieux.

La diligence arriva au village avant le crépuscule. Les bras chargés de paquetages, je me frayai un chemin dans les ruelles désertes de mon village et entrai prestement à mon domicile. Au rez-de-chaussée, je vis ma Betsy dans la cuisine, prête à préparer le repas avant de rentrer chez elle. Elle écarquilla les yeux en voyant la quantité astronomique de nourriture que je venais d’acheter et qui ne demandait qu’à être réchauffée. Voulant la rendre complice, je posai une main amicale sur son épaule et lui chuchotai la confidence. Elle laissa échapper un « Oh ! » sonore avant de se raviser, le sourire aux lèvres.

Dès que le dîner fut réchauffé, j’appelai mon hôtesse qui descendit sans entrain, la tête basse et la mine maussade. Elle ne parut pas s’intéresser au repas, mais me complimenta tout de même à propos de ma nouvelle coiffe. Heureux comme un coq, je me redressai et lui tendis le paquetage. Surprise, elle ôta le ruban d’une main tremblante et, à la vue de sa peau, fut gagnée par les larmes. Elle prit délicatement l’étoffe dans ses bras et la pressa contre elle, les yeux rougis. Puis, ébranlée, elle se leva, se jeta dans mes bras et pleura à chaudes larmes.

— Oh merci merci ! répétait-elle d’une voix étranglée.

Ne sachant que faire, je tapotais le haut de son crâne, sentant son haleine chaude glisser contre mon cou. Une fois calmée, elle regagna sa place et mangea avec entrain. Le repas se poursuivit de manière plus joyeuse où Nolwenn, ravie de ce dénouement, bavardait beaucoup plus qu’à l’accoutumée. Son sourire et sa joie de vivre égayèrent ma soirée ; l’une des plus belles qui me fut donnée de passer. Puis, libérée de toute cette pression, la fatigue l’assaillit d’un coup. Après m’avoir remercié à nouveau, elle regagna sa chambre, me promettant de me réveiller aux aurores afin que je l’accompagne sur la plage pour de derniers adieux.

La mer était étrangement calme ce matin-là. Le soleil naissant baignait le paysage d’une jolie clarté mordorée, faisant reluire l’immense étendue bleutée et rendant les grains de sable aussi dorés que de l’or. Je pris une profonde inspiration, laissant l’air vivifiant chargé d’embruns pénétrer dans mes poumons. Nolwenn se tenait à mes côtés, emmitouflée sous son long manteau, tenant sous le bras son étoffe tant convoitée tandis que ses petits couinaient à ses pieds, rampant sur le sable entre les galets. Elle contempla l’horizon et ôta son vêtement, se retrouvant intégralement nue. Elle se tourna vers moi et m’adressa un sourire chaleureux. Lentement, elle s’approcha et déposa un baiser sur ma joue avant de pouffer devant mon visage rubescent de vieil homme prude, murmurant à mon oreille des énièmes remerciements sincères.

D’un geste du doigt, elle avertit ses petits de s’enfoncer dans les flots et les suivit juste derrière eux. L’eau glacée lui arrivant à mi-cuisses, elle déplia la peau et la posa sur ses épaules. Enfin, elle me sourit une dernière fois avant de plonger sous les eaux sombres et d’en ressortir une poignée de secondes plus tard sous la forme d’un phoque de belle taille qui, avec aisance s’enfonça vers le large, suivi par ses petits et me laissant seul, un sourire niais affiché sur mon visage.

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