Chapitre 40 – Dans l’ombre de la jungle
Il faisait étrangement sombre dans cette forêt à l’atmosphère oppressante, lugubre. Les arbres au feuillage extrêmement dense étaient si gigantesques qu’il était impossible d’apercevoir leur sommet. Ils étaient couverts de lianes et de feuilles presque aussi grosses qu’un buffle. De multiples fleurs très colorées parsemaient chaque recoin, elles dégageaient des parfums inconnus. Une épaisse verdure tapissait le sol : mélange de plantes, de racines et de mousse. La forêt était bruyante. Bon nombre de singes et d’oiseaux criaient et jacassaient.
Chaton et Tanuki tentaient en vain de comprendre leur langage, les accents du Teraï étant inhabituels pour les animaux venant du Siwalik. Chaton avait la queue basse et les oreilles plaquées en arrière, il n’était pas rassuré, se sentant minuscule. Il marchait d’un pas lent et discret, effleurant de chaque pas le sol du bout des griffes. Tanuki, toujours postée sur son dos dans son apparence de pika, observait les environs, l’aiguille fièrement dressée telle une lance affûtée. Des prédateurs pouvaient sortir des fourrés à chaque instant et les dévorer en une seule bouchée.
Quand ils arrivèrent près d’un ruisseau, Tanuki descendit de sa monture et s’accroupit pour boire un peu d’eau. Pendant ce temps, Chaton surveillait les environs. Puis il but à son tour, une fois qu’elle eut terminé. L’eau ondula, le petit félin eut un mouvement de recul. Devant eux se tenait un bien étrange animal qui lapait tranquillement. La bête avait un corps rugueux et massif, entièrement gris. Elle n’était pas bien grande et possédait une corne au milieu de son visage élancé. Comme elle avait l’air inoffensive, Chaton s’arma de courage et alla à sa rencontre.
— Bonjour créature, dites-moi, je suis à la recherche d’un renard. En auriez-vous aperçu un il y a sept jours de cela ?
L’animal finit de lamper, déglutit et répondit ces mots :
— Mais qu’es-tu donc intrigante boule de poils ? Tu ressembles à s’y méprendre à un tigre et pourtant tu n’en possèdes ni la carrure ni les rayures.
Sa voix était rauque et monotone.
— Je m’appelle Chaton ! Je suis le fils du Dieu Tigre et d’une mère prénommée Chatte. Je viens de la forêt de la région de Siwalik avec mon amie Tanuki que voici. Et toi, qu’es-tu exactement ? Je ne crois pas avoir vu d’animal comme toi auparavant !
— Eh bien, comme tu peux le voir, je suis une rhinocéros unicorne. J’habite ici avec les membres de ma tribu.
— Et comment t’appelles-tu ? s’enquit-il.
— Ah ah ! aucun animal du Teraï ne possède de prénom mon enfant ! se moqua-t-elle en levant la tête. Les prénoms ne sont réservés qu’à ceux d’en haut.
— Dites-moi, vous avez vu mon ami Renard ? Il est presque aussi grand qu’un chacal et est recouvert d’une toison rousse, tachée de noir et de blanc aux extrémités.
La rhinocéros fit un non de la tête et s’en alla rejoindre les siens sans prendre la peine de leur dire au revoir, laissant Tanuki et Chaton décontenancés par ce comportement qu’ils jugeaient inconvenant.
Les semaines passèrent, leurs recherches dans la jungle se révélaient infructueuses : beaucoup d’animaux ne comprenaient pas leur dialecte ou d’autres encore les ignoraient. Ceux qui se donnaient la peine de leur répondre n’avaient pas vu de renard ou quoi que ce soit de ressemblant à la description que leur faisait Tanuki.
Cette dernière avait fini par changer de forme, sa patte allant beaucoup mieux, elle avait d’abord pris l’apparence d’une gazelle pour parcourir la jungle à toute vitesse et se faufiler entre les arbres et les fourrés. Chaton chevauchait sur son dos, il appréciait grandement cette sensation de vitesse et de légèreté, la bise du vent lui fouettant les moustaches. Mais, ils étaient souvent en proie aux prédateurs tels que les loups ou les panthères qui les guettaient en permanence et les prenaient en chasse. Ils avaient d’ailleurs échappé à la mort plus d’une fois. Tanuki n’avait plus l’importance ou la renommée qu’elle avait lorsqu’elle gérait le temple. Cette notoriété, il lui fallait la gagner de nouveau dans la jungle.
Puis elle avait pris l’apparence d’un éléphant, ils en avaient aperçu un quelques jours auparavant et avaient vu les animaux s’incliner devant lui en guise de respect. Au bout de nombreux efforts, elle était parvenue à cette métamorphose. Chaton adorait grimper sur la tête du mastodonte. À cette hauteur, il était sûr de pouvoir retrouver plus facilement son ami et, grâce à la carrure imposante de l’éléphant, ils n’allaient pas être embêtés par d’éventuels prédateurs. Le problème était que cette forme demandait de gros efforts et Tanuki dépensait énormément d’énergie pour garder cette apparence. Il leur fallait beaucoup de pauses. Le petit félin profitait de ce temps libre pour chasser, en restant non loin d’elle. Il n’était pas à l’aise dans cette nature hostile. Par chance, sous cette forme, Tanuki ne se nourrissait que d’herbes et de feuilles. Il n’avait qu’à attraper une ou deux proies pour satisfaire son appétit.
Les jours passaient et devenaient de plus en plus humides et pluvieux à cause de la mousson. Tanuki peinait à avancer sous cette imposante apparence et s’embourbait dans les flaques de boue qui jonchaient le sol, leur faisant perdre un temps précieux pour se dégager. Elle décida qu’il était temps pour elle de changer à nouveau d’apparence et se changea en loup ; un animal idéal, alliant vitesse et agilité. Et dissuasif pour qui voulait s’attaquer à eux. Elle pouvait également chasser pour deux des proies beaucoup plus imposantes. Elle avait d’ailleurs, auprès de Chaton, appris à chasser ; il se révélait être un très bon professeur et prenait plaisir à lui montrer les gestes.
Un soir, alors que la journée avait été particulièrement éprouvante, elle revint de la chasse, traînant derrière elle une gazelle bien charnue. Elle vint s’asseoir à côté de Chaton et tous deux dégustèrent leur festin.
— Quel régal ! miaula le petit félin. C’est bien meilleur que les insectes ou les poissons que j’arrive à capturer ici. D’ailleurs, ça n’a pas été trop difficile ? C’est ta première capture en solitaire, félicitations !
Il se remémora le premier pinçon qu’il avait attrapé lorsqu’il était jeune. Cela lui arracha un pincement au cœur.
— Eh eh ! gloussa-t-elle, la gueule barbouillée de sang. Non ça a été, il faut dire que je me sens bien dans la peau d’un loup. Je comprends mieux pourquoi papa arpentait le monde ainsi.
La nuit s’installa. Chaton, lové contre Tanuki sous un tapis de feuilles, dormait à poing fermé lorsqu’un hurlement strident retentit non loin d’eux. Ils se réveillèrent en sursaut, se demandant d’où cela provenait. Ils se levèrent et décidèrent d’aller voir ce qui se passait. Ils avançaient prudemment, scrutant les alentours. Soudain, ils virent deux très jeunes singes langurs, miteux et faméliques.
Tanuki vint à leur hauteur. Apeurés par le prédateur en approche, ils tentèrent de fuir. L’un monta en haut de l’arbre le plus proche tandis que l’autre avait une patte avant coincée dans un instrument aux pointes acérées et saignait abondamment.
— N’aie pas peur ! Le rassura-t-elle calmement. Je ne te ferai aucun mal !
Mais le petit singe gigotait dans tous les sens, poussant des cris stridents tant il était effrayé.
— Je t’en prie, ne fais pas de bruit ! Tu risques de rameuter des prédateurs.
Le singe bougeait et se débattait en vain. Chaton sauta sur lui, le plaqua au sol et lui mit une patte sur la bouche.
— Chut ! Calme-toi, on est là pour t’aider !
Le langur le regarda dans les yeux, terrorisé. Son acolyte criait sur eux et leur jetait tout ce qu’il avait à sa portée.
— Doucement ! murmura Chaton. Calme-toi !
Voyant qu’il était difficile de le raisonner. Tanuki reprit sa forme initiale. Les deux singes, hébétés, se turent et les regardèrent avec un mélange de peur et de curiosité. Elle prit délicatement l’instrument aux pointes acérées et y glissa l’aiguille qu’elle avait précieusement gardée. Elle la cala à côté de la patte du langur et s’en servit de levier pour écarter les dents de ce piège de braconnier.
Le singe retira sa patte à la hâte et fila droit dans les arbres rejoindre son ami. Tous deux observèrent de haut le tanuki ainsi que le chaton et discutèrent dans un dialecte incompréhensible. Puis ils remontèrent plus haut dans la canopée jusqu’à disparaître de leur champ de vision. Chaton et Tanuki décidèrent de retourner dormir. Mais avant cela, il leur fallait chercher un nouvel abri, plus discret pour se cacher des prédateurs. Ils trouvèrent un bel endroit entre les racines d’un vieil arbre et s’endormirent.
Les premiers rayons du jour transperçaient l’épais feuillage et les oiseaux entamaient leur mélodie matinale. Tanuki et Chaton se réveillèrent ; la nuit avait été agitée et le sommeil leur manquait. Ils s’apprêtaient à partir quand un groupe de singes descendit de l’arbre et vint à leur rencontre, les bras chargés de fruits frais : des mangues, des pommes et diverses baies. Ils étaient au moins sept. Tous paraissaient jeunes et chétifs. Chaton reconnut l’un des langurs de la veille. Les singes déposèrent les fruits devant eux, reculèrent de quelques pas et les contemplèrent. Chaton et Tanuki, qui n’avaient pas encore déjeuné, les remercièrent et mangèrent les fruits qui leur étaient offerts.
Une fois que le repas fut terminé, ils remercièrent une dernière fois le groupe et entreprirent leur marche. Mais les singes se placèrent juste devant eux, leur barrant le passage et gesticulant.
— J’ai l’impression qu’ils veulent nous dire quelque chose ! réfléchit Chaton.
— Je crois plutôt qu’ils veulent nous montrer quelque chose ! rectifia Tanuki. Regarde les signes qu’ils nous font.
Les singes vinrent leur tenir la patte pour les conduire on ne sait où. Ils marchèrent pendant un long moment puis aboutirent en aval d’une grande paroi rocheuse où un magnifique temple hindouiste prenait place à flanc de falaise. Celui-ci semblait traverser les âges : il devait avoir plusieurs siècles, voire des millénaires. La végétation avait presque entièrement grignoté sa surface, s’enroulant ou serpentant le long de l’architecture. Ils gravirent un immense escalier de pierre, franchirent l’imposant portail orné de motifs floraux et entrèrent à l’intérieur du bâtiment.
Ils se trouvèrent dans une pièce sombre, s’étirant en longueur. Le dallage du sol, jonché de feuilles, de pierres et de poussière, était ravagé par les rouages du temps et les colonnes qui composaient les deux côtés de la travée étaient en grande partie écroulées.
Chaton et Tanuki se sentirent observés, des dizaines de paires d’yeux luisaient dans le noir et des chuchotements résonnaient de part et d’autre. Au bout de l’allée, une porte s’ouvrait sur une pièce beaucoup plus lumineuse. En effet, il manquait une grosse partie du toit, d’ores et déjà effondrée. Sur l’un des rochers, gisait le langur blessé de la veille, la queue pendante et les yeux hagards. Sa plaie était purulente et sa patte avait triplé de volume. Les singes leur firent comprendre qu’il fallait faire quelque chose pour l’aider, qu’ils devaient le sauver. Tous étaient extrêmement jeunes, il n’y avait aucun adulte parmi eux. Tanuki s’avança vers lui, l’examina et fit venir Chaton auprès d’elle.
— Mon cher Chaton, sa plaie est profonde, mais je peux le guérir. Il me faut retourner à la forêt et trouver les plantes nécessaires pour le soigner. Je crois avoir vu ce qu’il me faut sur le chemin. Je voudrais que tu restes ici, auprès d’eux, en attendant mon retour.
— D’accord ! Je t’attendrai.
Elle prit alors une profonde inspiration, roula en avant et se transforma soudainement en un langur de belle taille. Les singes étaient impressionnés, admiratifs. Enfin, elle utilisa le langage corporel et la parole pour se faire comprendre. Les petits singes acquiescèrent et se scindèrent en deux groupes. L’un partit en forêt avec Tanuki tandis que l’autre resta au temple en compagnie de Chaton.
Le temps défilait rapidement. Pour occuper Chaton, les singes faisaient de nombreuses pitreries. Ils s’amusaient à s’attraper, à se jouer des tours et à se chamailler. Chaton les trouvait amusants. Ils le faisaient rire et le papouillaient. Ils étaient très habiles de leurs mains et lui trituraient les poils à la recherche d’insectes qu’ils mangeaient goulûment. Ils aimaient caresser le petit félin et se laisser bercer par son ronronnement apaisant.
Le soleil se couchait lorsque Tanuki revint au temple, les bras chargés de feuilles, de lianes et de baies. Elle avait gardé son apparence de langur qu’elle trouvait très pratique. Elle posa le tout devant le blessé et commença à s’occuper de lui. Les singes autour d’elle contemplèrent la scène en silence. Elle prit un mélange de baies, les plaça dans sa gueule et les mâchonna puis enroula une liane autour de la patte blessée, recracha la mixture et l’étala sur la plaie. Elle prit ensuite une longue feuille et s’en servit en guise de bandage.
Quand elle eut fini et que la vie du petit langur n’était plus en danger, elle expliqua aux singes ce qu’elle avait fait. Tous étaient heureux et décidèrent de festoyer pour célébrer cela. Les petits singes dansaient et chantaient. Ils faisaient passer leurs fruits de main en main, les croquant à pleines dents. Ils confectionnèrent deux très belles couronnes de fleurs qu’ils placèrent autour du cou de leurs hôtes. Le plus petit langur vint s’installer entre les pattes de Tanuki et se lova contre elle.
— Où sont vos parents ? s’enquit-elle sereinement.
Les singes s’arrêtèrent de danser et vinrent se regrouper autour de leurs invités, la mine triste. L’un d’eux, certainement le plus vieux, expliqua et mima leur histoire. D’après ce que Tanuki comprit, leurs parents étaient partis à la guerre il y a de cela des mois et aucun d’eux n’en était revenu. Depuis, les petits langurs avaient dû se débrouiller seuls, trouver de quoi se nourrir, survivre et échapper à tous les prédateurs. Ils étaient orphelins et avaient visiblement besoin d’un parent. Chaton et Tanuki étaient très peinés d’apprendre cela, mais les petits langurs reprirent leur entrain et dansèrent toute la nuit.
Au matin, très tôt à l’aube, Chaton se réveilla mais ne vit pas son amie. Il la chercha partout et la trouva assise à l’entrée, devant les escaliers et contemplant la jungle brumeuse. Elle avait repris sa forme originelle. Il arriva à sa hauteur, elle paraissait fatiguée.
Elle ne doit pas avoir dormi de la nuit ! songea-t-il.
Il s’assit à côté d’elle.
— Tu vas bien ? demanda-t-il avec douceur.
Elle ne répondit pas tout de suite, regardant toujours le paysage, l’œil vague.
— Je ne sais pas trop, finit-elle par dire.
— Tu veux m’en parler ? Je vois que tu es perturbée.
— Eh bien, vois-tu, je suis tiraillée. Cela fait plus de deux mois que nous arpentons cette jungle pour trouver Renard mais sans succès. Je me dis qu’il est peut-être mort finalement. Après tout, papa nous a rendus mortels ! Il n’est sans doute plus de ce monde désormais.
Une grosse larme roula sur sa joue, sa voix tremblait, Chaton se pressa contre elle pour la réconforter.
— Et puis, il y a ces pauvres petits langurs orphelins qui ont besoin d’un adulte. Je me dis que je serais certainement plus utile à leurs côtés à prendre soin d’eux. Chercher mon frère est une peine perdue et toi aussi mon chéri, tu dois te résigner. Tu as encore ta mission à accomplir et si peu de temps pour la réaliser !
Chaton avait le cœur lourd, il savait pertinemment que son temps lui était compté et que son année allait bientôt être écoulée sans qu’il n’eût l’occasion d’accomplir quoi que ce soit de notable pour sauver sa mère. Il était très triste et y repensait chaque soir, résigné, acceptant l’idée de ne jamais la revoir.
— Tu sais, tu n’es pas obligée de m’aider ou de rester auprès de moi. Tu es libre de faire ce que bon te semble. C’est ce que ton père voulait et ces singes ont beaucoup plus besoin de toi que moi. Quant à Renard, si jamais il est vivant, un jour ou l’autre on le croisera.
Un long silence s’installa. Tous deux étaient pensifs.
— Donc, dit-elle calmement, si je comprends bien, c’est le moment de se dire au revoir !
— Je le pense aussi, ajouta-t-il la voix tremblante.
Ils se prirent dans les bras et s’enlacèrent passionnément. Ils se regardèrent une dernière fois puis se dirent adieu, espérant se revoir tôt ou tard. Chaton descendit les escaliers d’un pas lent. Puis, le souffle court et le cœur lourd, il s’enfonça dans la jungle et ne se retourna pas.
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Chapitre 16 : Éducation physique C'est ainsi que le lendemain est arrivé. "Ouais !!! Enfin,…
Chapitre 86 : Le verger du Roi Eclipse La gestion de l’immigration s’étant mieux passée…
Chapitre 16 - Un heureux événement A pas de velours, Désirée s’éclipsa dans la salle…
Chapitre 15 : Rencontres indésirables Quoi qu'il en soit, ma vie scolaire a commencé, et…
Chapitre 321 : Une nouvelle voie (4) J'ai tendu la main vers Boss. Ma main…
Chapitre 330 : C’est peut être ennuyeux à expliquer mais le faire est vraiment très…