LES MONDES ERRANTS – Chapitre 47

Chapitre 47

Aux aguets, Maud jetait par intermittence des regards insistants en direction du couple installé à l’autre bout de cette salle comble. Tout en mangeant ses moules marinières, les doigts couverts de sauce et d’échalote, elle détaillait avec soin les moindres gestes de ses cibles.

— C’était pas un peu extrême de vouloir être placé à l’exact opposé de leur table ? maugréa-t-elle tout en trempant une frite dans sa marinade. J’arrive même pas à deviner de quoi ils peuvent parler.

— Hélas, nous avons déjà mangé près d’eux ce midi, on ne va pas jouer les vautours en leur rôdant autour comme des charognards. Et puis ça te fera un bon exercice d’interprétation. Concentre-toi davantage sur leur gestuelle plutôt que sur leur éventuelle conversation.

— Je sais pas vraiment quoi dire. Ils papillonnent, picorent chacun dans l’assiette de l’autre. Je la vois s’entortiller les cheveux et elle n’arrête pas de glousser et de minauder. Elle est totalement sous son charme.

— Et lui ?

— Je le vois la dévorer des yeux. En même temps c’est vrai qu’elle est magnifique. Elle a tout pour plaire et sait bien se mettre en valeur. L’ennui est qu’on a l’impression qu’à part vouloir la serrer, il ne cherche pas plus. On dirait un prédateur avide de chair fraîche.

— Tout à fait, acquiesça-t-il après avoir avalé sa bouchée de risotto au saint-jacques.

— Tu penses qu’il n’éprouve rien pour elle et qu’il veut simplement passer du bon temps en sa compagnie ?

— C’est la conclusion à laquelle je suis parvenu, oui. Une jolie jeune femme qui n’a que peu de confiance en elle et qui est prête à tout pour un élan de tendresse auprès d’un garçon expérimenté qui semble savoir s’y prendre.

— Du coup, tu crois que c’est judicieux de la pousser à rester auprès de lui ? Tu crois qu’elle déclarera l’Ophélie si on essaie de lui faire prendre conscience que ce n’est pas un homme pour elle ? Car je m’en voudrais vraiment de la pousser dans les bras de ce type s’il se révèle n’être qu’un baratineur sans scrupule.

— À ton avis ?

Elle fit la moue et tourna négativement la tête. Le prénommé Thomas finit par se lever pour se diriger aux toilettes. Florian posa ses couverts, s’essuya la bouche et se redressa.

— Ne bouge pas, je reviens.

D’un pas assuré, il partit à sa suite et s’engouffra dans cet espace clos à forte senteur de javel. Il sélectionna l’urinoir juste à côté de sa cible et baissa sa braguette. Mécaniquement, il entreprit son affaire puis partit se laver les mains alors que le garçon d’une vingtaine d’années se contenta de ranger son engin sans prendre la peine de passer par la case lavabo. En revanche, il s’attarda longuement sur son reflet dans le miroir, recoiffant ses mèches rebelles tout en effectuant son numéro de charme.

En l’apercevant agir de la sorte, Florian comprit qu’il s’agissait d’un garçon chérissant être complimenté sur ses conquêtes pour glorifier son importance et flatter son ego plutôt que d’être abordé par des banalités.

— Pardonnez mon indiscrétion, commença-t-il d’une voix chaleureuse, mais permettez-moi de vous dire que votre compagne est très jolie.

Le jeune homme arrêta son affaire et le scruta de pied en cap, surpris de se voir abordé de la sorte par un homme bien plus vieux que lui et d’apparence coincée. Il porta à nouveau son regard vers le miroir et, tout en continuant de s’admirer, ricana :

— Vous avez vu ? C’est rare de voir une nana aussi belle, surtout dans le coin. Et s’il n’y avait que son physique, je n’ai jamais vu de nana aussi gourmande. Faut dire que j’ai eu l’honneur de l’initier et qu’elle aime ça !

— Vous devez être fort habile. Pardonnez-moi d’avoir été si malpoli mais je l’ai vu vous regarder tout à l’heure, elle semble sous votre charme.

Un rire franc s’extirpa de sa bouche :

— Ah ah ! Mais que voulez-vous, je les rends folles. Un peu de dépenses, de confidences et de promesses par ci par là et vous avez une nana totalement accro. Et celle-ci est si facilement manipulable. Ah ! une fille intelligente, je ne peux pas dire le contraire. Mais on voit qu’elle n’a jamais connu d’aventure. Vous pouvez la mener par le bout du nez et exiger d’elle tout ce que vous souhaitez. Il suffit simplement de trouver les mots justes et mademoiselle s’exécute aussitôt.

Sa remarque décrocha un haut-le-cœur si puissant à Florian qu’il usa d’un effort surhumain pour réprimer une grimace. Les membres raides, il sécha ses mains en les tapotant sur le rebord du lavabo. Avant de partir de ce lieu intimiste, il lui souhaita cordialement un bon courage pour la suite. Le jeune homme le remercia et le gratifia d’un sourire faux et resta encore un moment à contempler son reflet.

De retour à sa place, Florian s’installa sans un mot. Voyant son teint blême, Maud s’inquiéta et l’assaillit de questions. Il lui fit signe de baisser d’un ton et lui raconta l’affaire. Son acolyte parut offusquée par ces justifications et s’efforça de ne pas darder ce macho d’un regard noir, de peur de se ruer sur lui pour lui coller courtoisement son poing en plein visage.

— Cet homme est abject ! cracha-t-elle en triturant les coquilles vides présentes dans son plat, une boule au ventre la tenant aux entrailles. Il est ignoble ! Dire que cette pauvre femme aura mis sa vie entière de côté en pensant à cette amourette alors que cet homme se jouait d’elle et ce depuis le début ! Mais… mais j’ai même pas les mots pour décrire ça ! Tu me donnerais un couteau, je suis sûre que je lui planterais dans le torse sans hésiter !

Elle continua à débiter toutes sortes de noms d’oiseaux à son intention, crispant ses doigts contre ses paumes. Pour la calmer, Florian tentait de la raisonner avec des paroles affables, engageant sa subordonnée à passer un moment en présence rapprochée auprès d’Emma afin de discuter et de la sonder au mieux. Furieuse, Maud finit par se laisser convaincre et userait de toute la persuasion dont elle était capable pour amadouer cette victime et l’extirper des griffes de ce prédateur redoutable qui se jouait d’elle tel un chat envers une souris.

Le dîner achevé, ils se rendirent dans le hall pour regagner leur chambre. En passant devant le comptoir, Florian s’arrêta, donna les clés à son acolyte et l’avisa de rentrer seule le temps qu’il règle une petite affaire. Sceptique, elle s’exécuta et remonta les marches d’une démarche rigide, toujours à cran par ce qu’elle venait d’apprendre.

L’homme, quant à lui, se dirigea vers un des membres du personnel et demanda d’effectuer une réservation pour un massage afin de savoir quand mademoiselle Martin serait éventuellement seule. Son interlocuteur lui tendit un registre où les réservations ainsi que les divers massages en question étaient inscrits. Il nota que ce Thomas avait réservé un horaire en fin de matinée pour sa propre personne ; le moment idéal pour envoyer Maud bavarder auprès de leur patiente.

Alors qu’il s’apprêtait à rendre le registre, il vit que des créneaux étaient encore disponibles. Il sourit et avisa l’employé qu’il souhaitait effectuer une réservation au nom de Maud Roux en début de matinée pour une heure de massage balinais. Celui-ci acquiesça et lui tendit une carte avec les horaires affichés et l’intitulé dudit massage.

Florian paya comptant et rangea sa monnaie. Alors qu’il s’apprêtait à repartir, celui que son acolyte appelait cordialement « le goujat » vint vers lui. L’homme affichait un sourire rayonnant.

— La nana qui vous accompagne, c’est votre conquête ? l’interrogea-t-il sur un ton désobligeant. Vous tapez dans du jeune dis-donc ! Sacré veinard. Vous aussi vous aimez les enchaîner, je présume. Je l’ai de suite vu à la manière dont vous m’avez abordé tout à l’heure. Je comprends pourquoi vous n’avez pas cessé de lorgner ma partenaire, elle vous obsède. Car votre nana a beau être mignonne, elle est tout de même moins attirante que mon Emma, avouons-le franchement. Mais pour le coup vous êtes trop vieux pour elle. Et ne cherchez même pas à me la piquer. J’ai horreur qu’on convoite mes lièvres.

Florian écarquilla les yeux, stupéfié par cette attaque à laquelle il ne s’était pas attendu.

— Vous vous trompez, je…

— Roh ! Arrêtez, c’est bon ! s’exclama-t-il en lui adressant un sourire narquois. J’vois très bien quel genre d’homme vous êtes ! Juste si vous la voulez, attendez que je me casse. Je m’en vais demain dans la soirée et elle repart pour Paris le lendemain soir. Vous n’aurez qu’à l’aborder avant qu’elle prenne son train. Bon courage l’ami et… bonne chasse.

Il lui adressa un clin d’œil et poursuivit sa route en direction du bar où son oiselle patientait sur l’une des banquettes. Gisant stupide, Florian prit un temps pour recouvrer ses esprits, fort mal à l’aise à l’idée d’être passé pour un obsédé sexuel sans une once de culpabilité.

Troublé, il rentra dans la chambre et ferma à double tour derrière lui. La pièce était plongée dans le noir, seule la lumière de la salle de bain était allumée. Il se changea en hâte à la lueur de sa lampe de chevet et se glissa sous les couvertures. Puis il posa méticuleusement la carte de réservation sur l’oreiller annexe et entreprit une section d’écriture dans son calepin, attendant que son acolyte termine pour disposer du lavabo. Maud arriva à son tour, vêtue de son éternel pyjama bariolé qui semblait avoir traversé les âges. En voyant le mot, elle fronça les sourcils et l’examina sous tous les angles.

— C’est quoi ça ? s’enquit-elle d’une petite voix aiguë.

— Rien de spécial, répondit-il de manière impassible.

Le cœur de la jeune femme s’accéléra.

— C’est pour moi ?

— À moins que tu ne connaisses une autre Maud Roux présente dans cette chambre, rétorqua-t-il cyniquement.

Il se leva et alla dans la salle de bain tandis qu’elle continuait d’admirer le papier avec intensité, un sourire niais affiché sur son visage.

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