Chapitre 13
Trois jours passèrent. Durant ce laps de temps, les deux acolytes n’avaient que peu échangé en dehors de toute conversation strictement professionnelle. Ils étaient retournés au refuge et s’étaient mis à interroger les parents de leur client, souhaitant comprendre les raisons éventuelles de la disparition future de l’animal. Gérard et Isabelle Petit réfutèrent la présence de voleurs de chiens dans la région ; personne ne viendrait dans un lieu si reculé pour voler des bêtes. Du bétail ou des ovins peut-être, mais certainement pas des chiens, encore moins un spécimen comme Maco qui, au vu de son physique ainsi que de son caractère, ne valait pas grand-chose.
En les interrogeant davantage là-dessus, ils apprirent que le chien provenait — comme l’avait deviné Florian — d’un refuge pour animaux abandonnés ou maltraités. Le husky y avait été déposé il y a deux ans après avoir subi de graves sévices corporels de la part de ses anciens maîtres. Le garçon, tombé fol amoureux de ce chien lors de sa visite au chenil, avait voulu l’adopter. Les parents, d’abord réticents à prendre en charge un animal instable, s’étaient résolu à le lui acheter. Cependant, ils se rendirent rapidement compte que la bête était hargneuse ; elle s’entendait difficilement avec les autres chiens et était plus que craintive à l’égard des êtres humains. Seul son jeune maître pouvait se permettre de l’approcher sans peur d’être mordu.
Assis à une terrasse, éreintés par leur promenade du jour, Maud buvait calmement sa tasse de café crème à côté de son supérieur. D’humeur moins irascible que les jours précédents, elle s’empara de leur carnet de notes et relut scrupuleusement les annotations.
— Tu crois qu’il pourrait s’agir d’un abandon ? Que monsieur et madame Petit n’ont pas pu le garder à cause de son caractère.
— C’est fort possible. Je réfute de plus en plus la thèse de la fuite ou de l’incident.
Au loin, sur la place principale, le jeune Lucas venait de quitter l’école et rentrait au refuge en compagnie de son chien qui avait passé la journée à l’attendre devant le portail. L’animal jappait, laissait pendre sa langue et fouettait vigoureusement l’air de sa queue touffue.
— C’est beau de voir un maître et son chien aussi complice, soupira-t-elle, rêveuse.
— Oh ça oui, affirma la serveuse qui débarrassait la table d’à côté. Malheureusement, le pauvre animal a du souci à se faire.
— Pourquoi dites-vous cela ? s’enquit Florian en dévisageant avec intérêt cette dame en tablier de service.
— Il paraît qu’il a encore mordu quelqu’un cette semaine. Le maire en plus ! Lui qui ne supportait déjà pas les chiens, je n’ose imaginer le sort qu’il réservera à cette bête si jamais il intente un procès à ce bon vieux Gérard.
À ces mots, les deux acolytes se jetèrent une œillade discrète puis, après avoir terminé leur boisson, repartirent dans leur chambre.
— Tu crois qu’il projette d’enlever le chien ? s’enquit la jeune femme dès qu’ils eurent franchi la porte de leur chambre. C’est cette nuit sa disparition non ?
— Oui, dès vingt-deux heures, soit juste après que le garçon soit allé se coucher. Cela nous laisse quatre heures pour nous reposer avant de nous rendre sur place pour en savoir plus. Autant que l’on se serve de ce temps de repos pour dormir car nous ne savons pas à quelle heure sa disparition se produit.
Elle hocha la tête, se glissa sous les couvertures et attendit que le sommeil la cueille. Florian rangea les dernières affaires et s’installa à côté d’elle une fois sa tâche terminée.
***
Florian et Maud cheminaient à travers ce chemin sinueux sous ce voile noir d’encre. De leur lampe torche, ils éclairaient faiblement ce sentier boueux que la pluie rendait glissant. Ils s’enfoncèrent dans les bois, escaladant les buissons et les ronces. Ils faillirent tomber à plusieurs reprises sur ce sol instable voire même à perdre leur chaussure, engloutie par le bourbier qui leur montait parfois au-dessus de la cheville.
Pour ne pas trahir leur position en arrivant sur le plateau, ils éteignirent leur lumière et progressèrent à tâtons. Ils se repéraient seulement à la vue, aiguisée par ces nombreuses minutes passées dans l’obscurité.
— Si tu as froid j’ai une polaire dans le sac, annonça-t-il tranquillement en voyant sa subordonnée grelotter.
Leurs corps emmitouflés dans leurs vestes imperméables et les mains bien enfoncées dans leurs poches, les deux acolytes patientaient non loin de l’entrée de la bergerie, plaqués contre la paroi du bâtiment, à l’abri sous le petit porche. De la fumée s’échappait de leur bouche au gré de leurs respirations saccadées. La nuit était bien fraîche et le faible crachin s’était immiscé dans les jointures de leur manteau lors de leur traversée, arpentant leur nuque pour se glisser sous leurs vêtements.
— Ce serait un miracle si on ne tombe pas malades après cette escapade ! pesta Maud.
Maco était dans son enclos en compagnie des six autres chiens. Tous dormaient à poings fermés et tous hormis le husky se pressaient les uns contre les autres. Dans ce domaine isolé, seul le hululement des chouettes se faisait entendre, pas même le bêlement des moutons présents dans la bergerie.
Florian regarda son téléphone satellite ; il était plus de minuit et rien ne se produisait d’anormal depuis deux heures maintenant. Tremblante de froid, Maud grinçait des dents et gigotait ; la polaire supplémentaire qu’elle avait enfilée ne semblait pas la réchauffer davantage. Les mains mordues par la pluie glacée, elle sautillait sur place, tentant de se réchauffer au mieux. Florian n’allait guère mieux et frottait ses mains l’une contre l’autre pour les réchauffer à sa manière.
N’y tenant plus, la jeune femme poussa un juron.
— J’ai froid ! s’exclama-t-elle d’une voix plaintive en s’asseyant sur le sol rocheux pour se recroqueviller.
L’homme se mit à sa hauteur, écarta les jambes et l’invita à se placer devant lui. D’abord déconcertée, Maud accepta et prit place, se collant contre son ventre afin de récolter un maximum de chaleur. Avec des gestes énergiques, Florian lui frottait le haut des bras ainsi que les épaules. Plaquée contre sa personne, elle ressentait son cœur battre démesurément vite. Il haletait sous l’effort et expirait une quantité importante de buée.
— Ça te fait du bien ? demanda-t-il, hors d’haleine.
— Oui, merci beaucoup !
— Tant mieux, car je ne vais pas pouvoir continuer longtemps je pense. Je suis fourbu.
Ses gestes se firent moins fougueux à mesure que les minutes défilaient pour devenir de délicats va-et-vient effectués machinalement. Son entreprise eut le don de la réchauffer et sa présence rapprochée auprès de lui la fit tout de même moins grelotter qu’au départ.
N’ayant plus assez de force dans ses bras engourdis, il les plaça de chaque côté de sa taille et l’enserra pour la maintenir au plus près. Ainsi placé, il sentait la cage thoracique de sa petite protégée se gonfler et se dégonfler au rythme de ses respirations. De légers frissons parcouraient son corps par à-coups.
— J’ai l’impression d’être l’un des petits agneaux de l’autre jour ! nota-telle. En moins mignon.
La pluie s’intensifia à nouveau, devenant une averse. Celle-ci projetait avec violence des gouttes au-dessus de l’auvent en taule et provoquait des clapotis agréables à l’écoute. Certaines venaient s’échouer contre les deux acolytes, se placardant au niveau de leurs pieds glacés.
— Je n’ose même pas imaginer l’état de mes orteils ! ricana Maud avec nervosité. Je ne sens plus du tout mes pieds. On va mourir de froid en mission, bêtement en plus, alors que juste à côté de nous il y a toute une grange garnie de laine !
— Cela se pourrait, sauf qu’aucun cadavre n’est mentionné dans le rapport des souvenirs de Lucas. Alors, sauf si le père nous a cuisinés en méchoui pendant la nuit, je doute que l’on trépasse.
Sa remarque lui fit décrocher un petit rire.
— Je plains celui qui nous mangera.
Maud pouffa et toussa. Elle inclina légèrement la tête pour venir observer son supérieur :
— Je tiens à m’excuser pour l’autre jour, dit-elle à mi-voix, je n’aurais pas dû penser à mal.
— Ce n’est pas grave, oublie ça.
— Non, je me dois de te le dire et…
Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase que la lumière du refuge s’alluma. En alerte, ils se redressèrent en hâte et partirent se réfugier dans un coin plus tranquille. En à peine dix minutes, ce qui semblait être la figure du père sortit du logis, son fusil sur le dos. L’embout métallique de l’arme luisait à la lumière de l’habitation. Gérard se dirigeait en silence vers le chenil. Laisse en main, il s’approcha de Maco et la lui accrocha au collier. Le chien grogna puis il finit par se lever.
En cet instant, Maud comprit que l’homme allait abattre le canidé et une vague de panique s’empara de son être. Le chien s’apprêtait à suivre docilement le berger lorsque la jeune femme accourut en criant, sous le regard pétrifié de Florian qui n’avait pas prévu de voir sa subordonnée se précipiter dans la gueule du loup.
— Je vous en prie ne faites pas ça ! supplia-t-elle.
Effrayé par cette présence étrangère sur ses terres au beau milieu de la nuit, l’homme tourna son arme et la pointa en direction de l’inconnue enveloppée par le voile nocturne. Maud brandit aussitôt ses mains en l’air en guise de soumission et s’avança calmement vers la lumière. Apeurés par le bruit, Maco et les six autres chiens aboyèrent à leur tour, créant un vacarme assourdissant qui résonnait dans toute la plaine.
Alors que les lumières s’éclairaient progressivement dans le refuge, Maud tentait de raisonner l’homme sur ses actions, arrosant son discours de diverses explications maladroites pour le persuader d’épargner cette pauvre bête. Elle tentait de jouer sur la corde sensible en appuyant sur la tristesse infinie que son fils aurait suite à la disparition soudaine de son meilleur ami. Trop hébété, Florian la rejoignit et l’écoutait sans mot dire.
— Je vous en prie, ne tuez pas ce pauvre chien ! conclut-elle. Vous ne pouvez pas faire ça !
— Mais comment saviez-vous…
Le cerveau bouillonnant, elle trouva une explication crédible en lui annonçant qu’elle avait entendu le maire le menacer d’une lourde amende s’il ne prenait pas les sanctions nécessaires à l’égard de ce chien dangereux pour la communauté. Apparemment, son discours était crédible car Gérard affichait un teint aussi blême que celui d’un mort et la regardait avec des yeux grandement écarquillés, incapable de bouger.
La femme et le fils descendirent à leur tour, vêtus seulement d’une nuisette pour l’une et d’un short pour l’autre. Voyant son mari avec son fusil, tenant la laisse de Maco, Isabelle comprit aussitôt.
— Papa ! Qu’est-ce que tu fais avec Maco ? s’enquit Lucas en accourant vers son chien. Vous allez chasser en pleine nuit ?
Le husky dodelina des oreilles et se rua vers son maître pour le gratifier de léchouilles. Puis il s’allongea sur l’herbe et lui présenta son flanc pour se laisser caresser à son tour. Il jappait et laissait pendre sa longue langue.
La mère paraissait choquée et observait son mari avec effroi. Pour éviter de torturer ce pauvre homme qui se révélait incapable de parler, Florian prit les devants.
— Madame, annonça-t-il posément, excusez-nous de vous avoir réveillé. Mais ma compagne présente ici n’est pas au mieux. Voyez-vous, nous sommes allés nous balader en forêt et nous nous sommes perdus. Nous voulions dormir ici mais il se trouve que mademoiselle est malade et en hypothermie. Elle nécessite une prise de médicament au village.
Désireuse d’entrer dans le jeu, Maud décrocha sa plus belle grimace et fit mine de tousser.
— Fort heureusement, poursuivit-il en montrant le berger de la main, monsieur était en bas lorsque nous avons toqué et il s’est proposé de nous escorter jusqu’au village.
La mère et le fils demeurèrent interdits.
— Est-ce vrai ? demanda Isabelle en scrutant son mari.
— Oui, mentit ce dernier en baissant la tête n’osant soutenir son regard ni croiser celui de son fils, j’ai décidé de prendre Maco avec moi car il était le seul chien réveillé et pour le fusil… la nuit dans les montagnes… enfin, tu sais ce que c’est chérie.
Peu crédule, la mère haussa un sourcil, comprenant parfaitement la situation. La présence de ces deux visiteurs n’était pas anodine ; le maire avait dû les envoyer pour s’assurer que son mari occirait l’animal en bonne et due forme, d’où les innombrables questions que les deux étrangers n’avaient cessé de leur poser lors de leurs visites. En revanche, l’enfant croyait dur comme fer à cette justification et pour ne pas ébranler davantage son insouciance, Isabelle entra elle aussi dans le jeu.
La mine si joviale de ce garçon envers son chien fit douter le père quant à sa tentative d’abattre l’animal. La complicité que son fils avait avec son husky lui fit perdre toute contenance. Et il se promit secrètement de payer l’amende et d’éduquer son animal au mieux afin qu’il n’y ait plus de débordement à venir.
Leur mission achevée, les deux acolytes prirent alors le chemin du retour, conduits par le vieil homme et son chien. Ils s’éloignaient du refuge sous les yeux de l’enfant qui les saluait à coups de grands gestes. Arrivés au bout du plateau, Gérard les salua à son tour, les remerciant d’avoir su intervenir sans trop savoir comment ils avaient pu deviner ses motivations.
Maud et Florian patientèrent qu’il se soit éloigné pour activer leur minuteur et rentrer à leur époque en toute discrétion.
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