LES MONDES ERRANTS – Chapitre 58

Chapitre 15

Portable en main, Florian marchait d’un pas hâtif à travers l’avenue de Rivoli. Il passa la place de la Bastille et prit la direction du boulevard Saint-Antoine, toujours autant emprunté, même un dimanche après-midi. Arrivé au pied de son immeuble, il tapa le digicode que sa collègue lui avait fourni l’avant-veille et entra. Il gravit les trois étages et toussa dans sa manche avant de toquer.

La jeune femme lui ouvrit. Comme il s’en doutait, elle affichait une mine maussade, les yeux voilés par la fatigue et cernés de deux sillons noirs. Ses cheveux humides et gras se plaquaient contre sa nuque. Elle suait à grosses gouttes, son tee-shirt était auréolé de traces sombres sous les aisselles et à la base du cou. Sans un regard, elle s’écarta pour le laisser entrer et alla dans la chambre. Il la suivit, prenant soin de ne pas s’attarder sur le désordre ambiant. Maud lui montra les deux gros sacs de voyage ainsi que la valise et une sacoche qui gisaient devant le lit.

— C’est tout ce que tu as ? s’étonna-t-il.

— Oui. J’ai pas arrêté de faire du tri et j’ai vraiment conservé que l’essentiel. Je n’ai rien de plus que ça.

— Et pour les meubles ou les appareils ?

— Je n’ai pas le droit de prendre quoi que ce soit de plus, avoua-t-elle contrariée.

N’osant insister, il ne rajouta rien et prit l’un des sacs sur l’épaule, le plus lourd, ainsi que la valise.

— Juste, demanda-t-elle à mi-voix, est-ce que ça te dérange si je prends Cachalot avec moi ?

— Cachalot ? s’enquit-il, surpris.

Elle tourna la tête et lui montra le poisson combattant présent dans l’aquarium. Ce dernier nageait tranquillement sans nullement se soucier de ce qui se passait en dehors des parois de verre qui lui servaient de frontière.

— François a dit qu’il n’en voulait pas et qu’il le jetterait dans les toilettes si je le laissais.

Florian eut un petit rire nerveux et acquiesça ; après tout, ce n’était pas le genre de créature encombrante ou salissante. Maud le remercia vivement et entreprit de vider son eau. Elle glissa le poisson dans un pochon qu’elle noua et le porta à bout de bras. Chargés comme des mules, ils quittèrent le logis avec toutes ses affaires. En bas, Maud glissa les clés de l’appartement dans la boîte aux lettres et partit à la suite de son supérieur.

Gravir les cinq étages de l’immeuble après ce périple en métro fut éprouvant mais ils parvinrent à passer cette ultime épreuve sans trop de peine. Haletante, la jeune femme entra dans l’appartement. Une certaine appréhension la gagnait ; mélange de soulagement et d’angoisse. Elle redoutait encore que la présence rapprochée avec son hôte ébranle leurs rapports.

Sans attendre, Florian la dirigea dans la chambre d’ami. Pour tout mobilier, elle possédait un bureau et une bibliothèque ainsi qu’un canapé déployé. La pièce sentait la lessive et s’ouvrait sur une courette sombre. Des herbes aromatiques et des tomates poussaient sur le rebord de la fenêtre où une tourterelle semblait avoir élu domicile.

— J’espère que ça te convient ! dit-il en guettant sa réaction. Ce n’est pas très spacieux mais c’est tranquille.

— Ça sera parfait ! assura-t-elle.

— Je n’ai pas d’armoire mais tu peux pousser les livres de la bibliothèque pour y mettre tes affaires si tu veux.

Elle hocha la tête et se délesta de ses affaires dans un coin. Souhaitant la laisser seule pour qu’elle prenne ses aises, il sortit de la pièce et alla leur préparer un thé. Quand elle revint dans le salon, il lui fit visiter rapidement les lieux.

L’appartement était aménagé avec soin et décoré avec goût. Il paraissait spacieux avec ses murs blancs et ses grandes fenêtres, bardées de rideaux vert d’eau, qui s’ouvraient sur l’avenue. De toute évidence, Florian soignait son intérieur ; des plantes, des cadres, des miroirs… tout un tas d’objets de décoration savamment placé égayait ce salon lumineux ainsi que sa chambre. Elle réprima un rire devant la taille de son lit qui pouvait aisément accueillir deux personnes si ce n’était trois.

Le tour effectué, elle mit Cachalot dans un grand vase et promit au poisson combattant de lui acheter un aquarium au plus vite. Puis elle s’installa sur la table du salon et sirota le thé qu’il lui tendit. Ils bavardèrent tranquillement et il lui décrivait la vie de son quartier ainsi que ses habitudes. Pour l’aider à s’acclimater et surtout ne pas la froisser à l’égard de sa condition, il lui détailla les charges ainsi que le loyer qu’il avait fixé en accord avec son hôtesse. Maud était rassurée par ces indications ; ainsi ne se sentait-elle pas parasite vivant aux crochets d’un autre, mais locataire à part entière.

Fatiguée par sa journée, les paupières de la jeune femme peinaient à rester ouvertes. Elle bâillait à s’en décrocher la mâchoire, luttant pour ne pas s’endormir sur la table.

— Tu veux aller te coucher ? demanda-t-il en regardant l’heure. Il est dix-neuf heures. Tu peux aller faire une sieste le temps que je nous prépare à manger.

— Non, je vais t’aider, murmura-t-elle en se renfrognant, tu m’héberges déjà, je vais pas en plus abuser à ce niveau-là.

— Maud, soupira-t-il en levant les yeux au ciel, je sais que cette situation te met mal à l’aise sur un certain nombre de points. Que tu te sens redevable à mon égard mais s’il te plaît, évites de te tourmenter. Je ne compte pas changer le comportement que j’ai eu envers toi jusqu’à présent. Je vais rester le même que lors de nos missions. Certes c’est mon appartement et nous nous côtoierons à la fois dans ce que tu appelles la vraie vie et au travail. Cela fait beaucoup de temps à cohabiter et je t’avouerai que tu es la première femme à réellement fouler le pied chez-moi. Cela va me faire tout autant bizarre qu’à toi, je ne te le cache pas. Maintenant, s’il te plaît, je te le demande en toute sincérité, arrête de t’angoisser pour ça. Je ne te l’aurais jamais proposé si cela avait été un inconvénient pour moi de t’accueillir ou si je ne te jugeais pas fiable. Sommes-nous d’accord ?

Elle hocha lentement la tête, n’osant soutenir son regard. D’une petite voix, elle s’excusa à nouveau ; c’était la première fois que quelqu’un la traitait de la sorte en dehors du cercle familial, par pure gentillesse.

Consciente qu’il serait inconvenant de refuser son offre, elle partit se coucher. Elle s’endormit instantanément. À son réveil, une heure plus tard, elle se sentait en meilleure forme et rejoignit son hôte dans la cuisine. Ce dernier avait préparé un taboulé ainsi que des carottes râpées ; le repas idéal pour cette journée d’intense chaleur.

Affamée, Maud mangeait avec appétit tout en balayant la pièce du regard avec curiosité. Florian fut satisfait de la voir moins crispée et proposa de lui faire une visite du quartier pour profiter du temps encore clément. Elle accepta avec joie, ne voulant s’empresser de se renseigner sur les taux d’emprunts des différentes banques ainsi que sur les appartements en location disponibles sur le marché.

***

Les trois premières semaines furent douloureuses pour Maud qui parvenait difficilement à se remettre de sa rupture. Elle avait contracté un prêt à la banque pour rembourser intégralement François. À présent, elle ne devait plus rien à cet homme qui n’avait pas daigné s’attarder lors de leur entretien alors qu’elle récupérait les rares affaires restantes qu’elle avait oubliées. Il l’avait seulement toisée avec répugnance, comme une chose souillée.

Le cœur lourd, elle ne cessait de pleurer le soir venu, seule dans sa chambre, tentant d’étouffer ses sanglots dans la literie afin d’éviter de réveiller Florian. François venait hanter ses pensées et parfois même, l’idée de lui envoyer un message la titillait. Elle savait que c’était mal d’essayer de le recontacter mais la colère du jeune homme avait su s’estomper quelque peu et ils s’envoyaient tout de même un message dans la journée pour savoir si tout allait bien ou échanger des banalités. Elle avait du mal à se détacher de lui et c’était réciproque ; malgré les tourments et les disputes qui les liaient, les souvenirs agréables revenaient au galop et effaçaient par moments tout sentiment de colère.

De plus, elle se sentait seule, abandonnée, loin de sa famille et cela la faisait souffrir davantage. Émotive de nature, elle aimait être cajolée et étreinte. Cependant, ses parents et son frère vivaient si loin, elle n’avait pas de conjoint sous la main pour la gratifier de caresses affectueuses et elle ne pouvait demander à Florian de s’adonner à un tel acte.

Pourtant, un soir, elle ne put contenir ses larmes et craqua alors qu’elle était installée dans le salon, non loin de son hôte. Sachant pertinemment les peines qu’elle traversait, il l’invita à venir contre lui. D’abord réticente, elle succomba rapidement à cet appel et s’effondra en larmes dans ses bras. Elle pleura sans retenue. Pour l’apaiser, peu habitué au contact rapproché, il lui accordait des tapes dans le dos, entrecoupées de longs va-et-vient. Il l’écoutait d’une oreille attentive, tentant de déchiffrer les paroles indistinctes qu’elle marmonnait.

— J’en ai marre d’être une idiote, renifla-t-elle, de toujours me bercer d’illusions et de me faire avoir. Je suis qu’une traînée à leurs yeux… Sous prétexte que j’aime ça et que j’aime leur faire plaisir… Je sais qu’ils abusent de ma générosité… et j’aime pas le conflit… Je veux juste vivre bien… tranquille… heureuse… C’est à croire que les hommes sont tous comme ça.

Sa voix s’étrangla. Florian arrêta son geste et murmura :

— Tu sais, pendant longtemps j’ai cru la même chose de la gent féminine. Et puis je me suis simplement dit que je n’étais pas attiré par les bonnes personnes. Que les femmes avec qui j’étais soit ne me correspondaient pas moralement soit n’en voulaient qu’à mon porte-monnaie. En même temps, au vu de mon physique et de mes goûts atypiques, elles n’auraient jamais été attirées par un garçon comme moi sur ces deux derniers points.

— Tu te trouves laid ? s’étonna-t-elle en se reculant pour le contempler.

— Non, je suis juste réaliste sur mon apparence.

Elle fronça les sourcils pour étudier les traits de son visage émacié. Elle s’attarda sur ses yeux vert-gris à l’éclat terni ainsi que sur ses lèvres pincées ou encore sur ses légères rides qui parcouraient son front en partie dissimulé sous ses épais cheveux bruns parsemés de mèches grises.

— T’es pas spécialement beau mais t’es pas moche non plus, nota-t-elle, je trouve même que t’as du charme même si tu fais plus vieux que tu en as l’air et que ton corps mériterait d’être remplumé un peu.

Il laissa échapper un petit rire et plissa les yeux :

— Je ne sais pas exactement comment je dois prendre cette information ! s’exclama-t-il avec amusement.

— C’est un compliment, avoua-t-elle en rougissant, maladroit, mais c’en était un.

Ils restèrent un long moment muets, toujours blottis dans les bras l’un de l’autre. Leur corps bougeait au rythme de leurs respirations régulières et synchronisées. La sentant plus apaisée, Florian jeta une œillade en direction de son horloge et vit qu’il était temps pour eux d’aller dormir. Délicatement, il défit son étreinte et la repoussa. Désireux de la rassurer, il déposa un baiser sur son front — comme sa mère faisait envers lui à chaque moment de tristesse ou de doute — un remède efficace pour cicatriser les maux selon lui. Puis il envoya la jeune femme se coucher. Silencieuse, Maud opina du chef et s’exécuta, se redressant avec lenteur pour regagner sa couche baignée dans l’ombre.

N’osant se coucher immédiatement, trop fébrile dans ses émotions pour espérer trouver le sommeil, elle parcourut les étagères à la recherche d’un livre pour occuper ses esprits. Son hôte possédait une collection importante d’ouvrages, souvent d’occasions et de style classique. Elle reconnut l’Amour au temps du choléra de Gabriel Garcia Marquez, un livre qu’elle adorait et le sélectionna pour le lire à nouveau. Puis elle porta son intérêt sur sa bibliothèque de vinyles soigneusement rangés et pouffa en voyant des artistes tels que Françoise Hardy avec Le temps de l’Amour ou encore Serge Reggiani avec sa chanson à succès : Il suffirait de presque rien.

Des souvenirs de sa tendre enfance lui revinrent en mémoire où elle se revoyait avec son frère partir en vacances à la mer, assis à l’arrière, dans la voiture de leurs grands-parents qui écoutaient ces sons via leur lecteur CD le temps du trajet. Monsieur était fleur bleue et nostalgique ; dorénavant, presque personne ne devait connaître ces artistes à demi oubliés sous le flot des nouveautés.

***

Cinq autres semaines passèrent, Maud prenait ses aises dans son nouveau quotidien. Comme promis, Florian n’avait pas changé les habitudes qu’il avait à son égard et semblait au contraire enclin à l’aider dans ses démarches et ses recherches.

Le soir, après avoir dîné, elle regardait les annonces immobilières, s’offusquant à la vue des tarifs que les propriétaires proposaient, même pour des chambres de bonne de la taille d’une cage à poules. Ou lorsqu’elle en voyait un intéressant, celui-ci était rapidement pris d’assaut et souvent loué bien avant qu’elle ne parvienne à joindre l’agence.

De son côté, Florian s’amusait de la voir autant assidue ; elle avait cessé de se plaindre et n’hésitait plus à demander son aide ou à s’enquérir de son point de vue. Tout en lisant dans son salon — des romans de Stefan Zweig principalement — il lui jetait des œillades discrètes. Son plus grand plaisir était de la voir se rapprocher de lui, d’être moins farouche, sur la réserve, et de laisser libre cours à ses émotions spontanées tant pendant le travail qu’ici, chez lui.

L’idée de l’avoir auprès de lui l’enchantait, même si l’inquiétude à son égard grandissait au fil des jours. Car il savait que l’événement arriverait sous peu, que tout prendrait enfin son sens ; cela l’effrayait et le grisait. Et les souvenirs douloureux, jadis enfouis, rejailliraient de manière fulgurante pour aboutir à ce magnifique dénouement qu’il attendait avec une incommensurable impatience.

En attendant, les aiguilles de l’horloge continuaient d’avancer à un rythme régulier, d’une lenteur affligeante…

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