LES MONDES ERRANTS – Chapitre 61

Chapitre 18

Un fin rai de lumière perçait à travers les persiennes, nimbant la pièce des lueurs mordorées du petit jour. La face immergée par le soleil, Florian ouvrit un œil sur lequel un voile vitreux s’était déposé. La vision floue, il parvenait difficilement à analyser son environnement ; cette salle entièrement peinte en blanc et dépourvue de tout élément de décoration. Fébrilement, il bougea son bras gauche pour venir s’essuyer le visage. Or, une douleur vive le foudroya. Un cri s’extirpa de sa bouche, suivi d’un gémissement.

— Ne bouge pas, tu es blessé ! annonça une voix féminine.

Il reconnut cette voix, semblable à celle de la jeune femme qui avait accouru pour le secourir. Souhaitant lui parler, bien qu’encore groggy, il tourna la tête pour venir l’observer de ses rétines abîmées mais ne vit qu’une silhouette indistincte. Il toussota et s’éclaircit la gorge pour la questionner.

— Tu es à l’hôpital, répondit-elle calmement, l’ambulance est arrivée juste après que tu te sois évanoui. Ça fait près de deux jours que tu as perdu connaissance.

— Et l’enfant ? Comment va Yves ?

Il sentit la chaleur d’une main se presser contre sa paume. La douceur de cette peau contre la sienne fit doucement accélérer son cœur.

— Il va bien. Il était un peu sonné par tous ces événements mais il n’a rien essuyé de grave en termes de sévices corporels. Juste quelques ecchymoses, des entailles pas profondes et il est sous perfusion à cause de la malnutrition. Mais ses jours ne sont pas en danger.

Elle soupira et se tut un instant pour lui laisser le temps d’assimiler ces informations.

— Dès qu’il sera rétabli entièrement, poursuivit-elle, il sera pris en charge par un psychologue et remis dans un foyer, séparé de ses parents pour éviter tout mauvais traitement à venir. Et une enquête sera menée pour retrouver le coupable. J’ai moi-même été interrogée mais les gens de la brigade de ton époque sont intervenus pour nous innocenter. Tu n’auras pas à subir d’interrogatoire.

— Et pour Nicolas ?

— Je ne sais pas trop. Je pense que ton toi-futur s’est chargé de le renvoyer à ton époque en 2039 où il sera jugé et radié de l’ordre puis condamné à je-ne-sais-quoi car tu ne m’as jamais rien confié sur cette enquête.

Il hocha silencieusement la tête, tentant d’imprimer dans son cerveau embué tout ce qu’elle lui racontait.

— Tu es mon binôme… Maud c’est bien cela ?

Elle approcha sa tête de la sienne et le contempla avec douceur, le faisant presque frissonner tant personne ne lui avait accordé un regard d’une telle chaleur. Elle eut un petit rire et acquiesça. Ses cheveux blonds retombaient en cascade et caressaient les joues creusées de l’homme.

— Tu me rencontreras dans peu de temps, ça fait bizarre de se dire ça d’ailleurs. J’ai du mal à réaliser ce qui est en train de se passer. Te voir là, plus jeune, alors que tu ne me connais pas encore… c’est tellement… étrange. Quand tu rentreras je serai plus jeune et ce sera moi qui ne te reconnaîtra pas cette fois-ci…

Tiraillé par la douleur qui lui rongeait l’avant-bras, Florian prit une profonde inspiration et ferma les yeux.

— Je ne peux pas rentrer… je regrette… marmonna-t-il.

— Pourquoi ça ? s’exclama-t-elle, le visage grimaçant sous le coup de la stupeur.

— J’ai… j’ai des choses à régler… et je ne veux plus exercer ce métier, c’est trop douloureux. J’ai essuyé tant de déceptions et mon mental ne le supporte plus.

— S’il te plaît, ne dis pas ça ! Je compte sur toi moi !

— Je ne peux pas. Je ne veux pas y retourner, je veux rester ici et profiter de…

— Profiter de ton père, Raphaël ? le coupa-t-elle sèchement. Le revoir quand il était jeune et profiter de lui tant qu’il est encore en vie ?

— Co… comment sais-tu cela ? s’étrangla-t-il.

— J’ai fouillé dans tes poches avant que les secours n’arrivent pour nous embarquer, j’avais peur qu’ils trouvent des documents compromettants. Du coup, j’ai vu une photo et une lettre qui lui est adressée. Je sais maintenant pourquoi tu fais plus âgé, tu profites de ton père autrement c’est ça ? À chaque voyage tu lui rends visite, peu importe l’année ?

Gisant stupide, Florian ne dit rien et la regarda avec des yeux grandement écarquillés. Scandalisé d’avoir été percé à jour de la sorte, il sentit son sang pulser et parcourir ses veines. Puis il se racla la gorge et marmonna tout bas.

— Comment es-tu au courant ? Personne ne le sait. Et les documents que tu as trouvés dans mes poches ne sont pas des preuves pour te permettre d’émettre de telles hypothèses.

— Je ne compte rien dire à la direction si c’est ce qui t’inquiète, c’est ta vie privée et tu m’as déjà préservée de tellement de choses que jamais je ne pourrais trahir ton secret. C’est juste que… je l’ai deviné, avoua-t-elle à mi-voix, tu m’avais dit l’autre jour que tu regrettais de ne pas avoir profité de ton père lorsqu’il était encore vivant. Que tu l’avais mal jugé et que c’était pour ça que tu étais entré à la Brigade des Ailes Irisées, pour lui rendre hommage en combattant l’Ophélie. Je me trompe ?

Il ne répondit rien tant il était accablé devant le poids de cette vérité mais également troublé que cette femme-là connaisse tant de choses sur sa vie intime ; ces événements qu’il n’avait jamais relatés à quiconque, ce second prénom caché, son jardin secret. Puis, exténué, ses paupières se refermèrent à nouveau et il sombra dans un profond sommeil.

***

À son réveil, à peine plus en forme, il s’aperçut que cette Maud était toujours là, à son chevet, si proche de lui. Endormie, elle tenait fermement sa main dans la sienne. Il fut surpris par cette vision qui lui semblait irréaliste et cela eut le don de l’émouvoir. Sans un mot, il observa cette jeune femme d’une petite trentaine d’années, les yeux clos et la bave aux lèvres. Ses traits étaient doux ; elle était fort jolie pensait-il en sentant son cœur s’accélérer, dont les battements devenaient étonnamment rapides.

Après avoir soupiré, elle ouvrit un œil et se redressa en hâte en voyant son futur acolyte la dévisager. Le visage rubescent, elle s’essuya les yeux d’un revers de la main et lui accorda un sourire maladroit :

— Tu es réveillé ! Tu as l’air d’aller mieux.

Elle tenta de lui effleurer la joue pour la caresser, mais il se recula, gêné.

— Pourquoi restes-tu encore ici ? annonça-t-il d’un ton de reproche mêlé de confusion face à ces élans de tendresse dont il n’était guère habitué.

Maud se mordilla la lèvre et baissa les yeux.

— Je voulais m’assurer que tu allais bien pour que tu puisses rentrer dans le meilleur état possible, avoua-t-elle.

La mine renfrognée, il prit une grande inspiration.

— Écoute, soupira-t-il, je ne suis pas sûr de rentrer. Je ne sais pas pourquoi tu y tiens tant d’ailleurs, mais s’il te plaît pars et laisse-moi seul ! J’ai besoin de mon espace, et même si je vois bien que tu sembles t’inquiéter pour mon état tant physique que mental, rien ne t’oblige à rester auprès de moi ! Je suis grand, je sais me gérer.

— Mais…

— File et laisse-moi tranquille, s’il te plaît ! la coupa-t-il sèchement en la scrutant avec sévérité. Tu me mets plus mal à l’aise qu’autre chose. Alors va-t’en ou je vais m’énerver et appeler la direction pour te chasser !

Poignardée en plein cœur, Maud fit les yeux ronds et demeura un instant interdite. La bouche entrouverte et le teint pâle, elle fut gagnée par les larmes et renifla bruyamment. Puis, ne souhaitant pas aller contre sa décision, elle baissa la tête en guise de soumission et sortit sans un mot, la démarche chancelante.

Dès qu’elle fut partie, refermant la porte derrière elle, Florian sentit une désagréable sensation s’emparer de son être ; son estomac se contracta dangereusement, manquant de le faire vomir, et sa gorge nouée devint aussi sèche que s’il venait d’avaler un verre de sable. C’était bien la première fois qu’une telle chose lui arrivait et cette situation incongrue avec cette inconnue qui semblait le connaître presque autant qu’il se connaissait lui-même le chamboulait. Tracassé, il resta un long moment allongé dans cette salle austère dépourvue de tout bruit. Les pensées l’assaillaient et ses jambes commençaient à trembler sous le coup de la nervosité.

N’y tenant plus, il se leva avec lenteur et décida d’aller prendre l’air car il trouvait l’atmosphère de la pièce trop étouffante et sinistre. Il se redressa péniblement, ses jambes fébriles parvenaient difficilement à soutenir son poids. Il glissa un à un ses pieds dans les sabots de bois mis à disposition et noua plus fortement de sa seule main valide le laçage de sa chemise de patient, d’un vert amande délavé. Puis il enfila son long manteau pour conserver la chaleur de son corps maigre.

En arpentant ces couloirs blafards dénués de toute personne, il aperçut son énigmatique sauveuse assise près de la fenêtre, dans un coin isolé de la cafétéria. Il vit à sa mine décomposée et à ses yeux rougis qu’elle venait de pleurer. La tête toujours basse, elle touillait machinalement sa tasse de café crème et regardait une photo qu’elle tenait dans sa main crispée.

Il ne savait exactement comment l’aborder ; les relations humaines, même au vu de son métier, n’avaient jamais été son fort, surtout lorsque la personne semblait proche de lui. Cependant, il se fit violence et avança en sa direction d’une démarche la plus assurée que possible.

— Pourquoi tiens-tu à ce que je rentre ? murmura-t-il.

Surprise, elle sursauta et s’essuya hâtivement les yeux pour masquer son émoi. Appréhendant l’idée de le braquer à nouveau, Maud éluda sciemment sa question et détourna le regard. Mais ne voulant pas se laisser démonter, Florian s’installa en face d’elle et tous deux restèrent ainsi une poignée de secondes sans oser parler. Un silence pesant s’installa malgré les bruits de couverts et les conversations annexes des rares personnes présentes dans l’espace à cette heure si matinale.

— Tu as soif ? finit-elle par demander. Je peux aller te commander à boire.

— Volontiers, oui.

— Un double café noir serré sans sucre ? Je présume.

Il fronça les sourcils et approuva sa proposition ; décidément, la demoiselle ne le connaissait que trop bien. Il la regarda s’éloigner et examina la photo posée sur la table, celle qu’elle lui avait montrée la dernière fois.

La tête plus reposée, il put l’étudier attentivement, caressant de son pouce l’image de la jeune femme. À les voir ainsi, n’importe qui aurait pu s’imaginer qu’ils étaient en couple tant leurs sourires paraissaient si sincères et leur expression faciale étrangement heureuse. Il retourna la photo et lut l’inscription présente.

— Je te la laisse si tu veux, expliqua Maud en déposant sa tasse, je l’ai prise il y a quelques mois quand on était dans le Finistère. C’était une des plus belles missions que j’ai passées. Et certainement l’un des plus beaux moments de ma vie.

Il déglutit péniblement :

— Est-ce qu’on est…

— Amants ? Oh non ! répliqua-t-elle, les joues empourprées. On est juste… amis ? Enfin… je crois oui, t’es mon supérieur, je suis ta subordonnée. Mais il n’y a jamais rien eu entre nous. Enfin… rien de sexuel j’entends. Du moins pas encore et…

Elle laissa sa phrase en suspens et se pinça les lèvres, le visage devenu soudainement rouge-écarlate. Sa réaction piqua Florian dans sa curiosité et l’amusa quelque peu :

— Pas encore ? releva-t-il cyniquement.

Elle toussota et fit tapoter ses doigts sur la paroi de la tasse.

— Disons que… tu comptes beaucoup pour moi. Tu n’imagines même pas à quel point tu me rends heureuse et que ta présence dans ma vie est… essentielle.

— Qu’ai-je fait de si extraordinaire pour accaparer les pensées d’une fille comme toi. Je veux dire, je ne vois pas comment un garçon aussi réservé et tranquille, sans atout particulier, arriverait à troubler une fille aussi pétillante, beaucoup plus jeune et plus jolie que moi de surcroît.

Elle eut un petit rire ; visiblement il était moins avare en compliments que son futur-lui. Puis elle redressa la tête et le regarda droit dans les yeux.

— Justement parce que tu es naturel. Tu ne te prends pas la tête et tu es franc, même si finalement c’est vrai qu’il y a beaucoup de choses que je ne connais pas sur toi. Mais tu es si gentil, si tu savais à quel point je tiens à toi. T’es le seul garçon pour qui je pourrais tout donner, ma vie comprise… Si seulement j’arrivais à te dire ce que je ressens pour toi…

Avec lenteur, il posa maladroitement sa main sur la sienne en guise de soutien et la caressa tendrement.

— Pourquoi tu n’oses pas ?

Elle eut un pouffement et renifla :

— C’est si difficile quand on a peur de perdre quelqu’un à qui l’on tient plus que n’importe qui d’autre au monde et qu’on ne se sent pas à la hauteur. Surtout que cela fait depuis ton sauvetage que je me suis rendu compte que mon attirance envers toi était sincère. Mais je sais que je serai trop lâche pour te le dire en face, j’ai peur que ça te gêne et que ça brise notre alchimie car j’adore notre binôme et je me sens bien à tes côtés. Et je ne veux pas gâcher ça. Ce qui est stupide car je te dis ça alors que toi-même tu es lui juste… plus jeune…

À ces mots, le cœur de Florian s’emballa. Il s’apprêtait à lui répondre mais elle lui coupa l’herbe sous le pied.

— Il est tant pour moi que je rentre, murmura-t-elle d’une voix tremblante en fuyant à nouveau son regard, je ne voudrais pas t’embêter plus longtemps. Tu dois être fatigué. Et je me rends compte que si ton futur-toi est présent avec moi en 2043, c’est que tu es forcément rentré et du coup je m’aperçois que je suis en train de te dire des choses qui me perturbent trop…

Suffocante, elle plaqua une main sur sa poitrine et le dévisagea avec appréhension mêlée de gêne. Puis, ne tenant plus face à la pression de l’instant et à cette révélation, elle tourna les talons et partit sans un au revoir rejoindre sa destination. Florian resta seul, assis sur cette table, dans ce réfectoire vide avec pour seule alliée réconfortante cette photo qu’elle avait abandonnée. Perdu dans ses pensées, il resta un long moment à siroter son café, un sourire esquissé sur son visage.

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