LES MONDES ERRANTS – Chapitre 7

Chapitre 7 – Le Bal des tourterelles 3/3

Sans un mot, la petite referma le livre et se leva. Puis elle donna le bras à ses amis et s’en alla au lieu du rendez-vous pour rejoindre le Loup. Elle descendit les escaliers d’une démarche chaloupée, prenant soin de ne pas trébucher pour éviter de fouler ses chevilles avant de danser. En bas, elle prit l’aile de gauche et continua tout droit pour aboutir sur la pièce la plus ornée du manoir.

La galerie s’ouvrait à droite par d’imposantes baies vitrées de forme arrondie sur le haut et aux fenêtres quadrillées de sertis dorés. Elles donnaient vues sur les jardins, dissimulés sous l’épais voile noir de la nuit où la brume nocturne étendait son emprise pour masquer le paysage de ses vapeurs nébuleuses de teinte grisâtre. Le plafond voûté au magnifique décor peint par les meilleurs artistes de la région était cerné de corniches sculptées, placardées de mascarons.

Il flottait dans ces lieux éclairés de mille feux une atmosphère chaleureuse, à la fois douce et sereine. Cette vaste salle resplendissait d’éclats. Était-ce dû aux miroirs qui, du sol au plafond, parcouraient tout un pan de mur et reflétaient les ondulations des flammes posées sur de grands lustres en cristal ? Ces derniers scintillaient comme des étoiles, produisant de multiples halos minuscules et colorés qui venaient moucheter ce plancher de bois lustré ; des points verts de jade, dorés, saphir ou encore rubiconds venaient égayer ce sol sombre dont les lattes étaient savamment agencées pour en créer des motifs géométriques parfaitement alignés.

Ces grands lustres suspendus, semblables à des cascades givrées, faisaient écho aux chandeliers de plain-pied postés sur de hautes sculptures en bronze. Des chérubins culs nus ainsi que des femmes drapées, aux formes voluptueuses, faisaient office de torchères pour y accueillir les girandoles. Le style était désuet, certes, mais ô combien prisé par tout collectionneur qui se respecte et disposant d’une assez bonne fortune pour pouvoir se les procurer en une telle quantité. D’autant qu’ils s’intégraient à merveille devant ces colonnettes en marbre coloré rythmant cette longue galerie de leur présence régulière.

Monseigneur Loup patientait à l’autre bout. Droit et fier, il gardait les mains attachées dans son dos et regardait de haut la demoiselle haute comme trois pommes qui s’avançait vers lui en gambadant joyeusement, les bras chargés de ses quatre poupées préférées.

Monseigneur sourit, attendri par cette vision. Il était vêtu d’un costume gris-bleu, le plus somptueux de sa garde-robe, qu’il ne sortait que pour les rares occasions au vu de son prix faramineux. Son long masque de loup noir, épousant la forme de son visage longiligne, dissimulait intégralement sa face d’une pâleur maladive où les yeux rougis par les larmes étaient cernés de larges sillons noirs. Ainsi habillé, sa charmante tourterelle toujours guillerette ne verrait pas ses faiblesses ainsi que ses nombreux tourments internes. Elle conserverait sa bonne humeur ainsi que sa précieuse insouciance qu’il ne souhaitait pour rien au monde briser avant son éternel silence.

Car jamais sa petite princesse ne devra remarquer la détresse de cet homme marqué que les forces armées avaient tant malmené. Les grondements de l’orage approchaient et l’homme le savait ; son manoir isolé dans ces contrées reculées serait la cible privilégiée de ces aigles enragés. Les avions chargés le bombarderaient sans tarder afin de se venger d’un mal que nul ne pouvait imaginer ni même soupçonner. Aigles de sang molestant de simples innocents, victimes de leur rang ; familles et enfants, fauchés par l’avidité et la haine, provoquant à leur insu une rancœur d’une incommensurable fureur. Pauvres âmes persécutées, consumées dans leur chair, dont il ne restait d’elles qu’un tas de cendres balayé par le vent et la trace d’un souvenir latent s’estompant au fil des ans.

Monseigneur renifla et chassa ces pensées obscures puisqu’à présent la joie était à l’honneur.

Princesse Sarah s’arrêta devant lui et le salua d’une courbette avant de le gratifier d’un sourire sincère. Il s’inclina à son tour, une main posée sur le cœur. Ne pouvant lui donner son bras en retour, il l’intima à le suivre et ouvrit la porte du fond où un banquet se trouvait mis.

Sarah fut émerveillée par cet amoncellement de nourriture si joliment ordonnée dans des plateaux d’argenterie et d’assiettes en porcelaine. De foisonnants bouquets aux fleurs, lys et roses, ouvertement déployées ainsi que des napperons décoraient l’ensemble, circulant entre les mets pour mettre en valeur toutes ces saveurs. Poulet rôti, pommes dauphines, châtaignes et haricots beurre, tartes aux fruits et entremets, confiseries et jus de diverses couleurs trônaient sur cette table.

Les yeux écarquillés, la petite se pourlécha les babines. En hâte, elle plaça ses amis autour de la table et vint s’installer auprès du maître du logis. Après que celui-ci eut mis en route le gramophone posé sur une console où la mélodie de la sérénade de Schubert résonnait à travers cette pièce habituellement silencieuse.

La petite chantonna mangeant ce repas avec tant d’ardeurs qu’elle manqua d’en souiller ses vêtements propres. Mais monseigneur ne s’en offusqua nullement et la laissait bavarder gaîment entre deux bouchées avalées. Elle piaillait de sa jolie voix flûtée, racontant les péripéties de sa journée ; les aventures banales d’une petite fille normale croquant la vie à pleine dent du haut de ses sept ans.

Alors qu’ils venaient de terminer leur repas, le tonnerre gronda. Le ciel fut illuminé par un étrange reflet orangé au loin, qui fit trembler le sol immédiatement après.

— C’est un feu d’artifice ? s’étonna la fillette en ayant aperçu l’auréole flamboyante à travers les carreaux de la vitre.

Elle se redressa précipitamment et courut en direction de la fenêtre pour examiner l’extérieur, espérant apercevoir à nouveau pareil phénomène. Elle l’ouvrit et s’accouda à la rambarde, inspirant cet air nocturne chargé d’humus. Seigneur loup vint derrière elle et posa ses grosses mains sur ses chétives épaules. Le spectacle recommença et les lueurs se rapprochèrent de leur domaine. À haute voix, elle s’exclama, s’extasiant devant ce spectacle irréel.

Monseigneur loup l’écoutait parler. Les yeux mouillés de larmes, il tendit à sa fille un dernier présent qui lui permettrait, selon ses dires, de vivre éternellement dans un monde merveilleux où tous les enfants du monde voulaient tant espérer rester.

— Comme dans Peter Pan ? demanda-t-elle en tournant la tête pour venir le contempler de ses yeux de biche.

— Tout à fait ma petite tourterelle ! Un pays merveilleux dépourvu de tout malheur. Où tous tes rêves, même les plus farfelus, prendront vie.

— Et tu viendras avec moi ?

— Nous y partons tous deux ce soir.

— Maman nous rejoindra ?

— Elle y est déjà et elle nous attend là-bas.

La petite sourit et but une lampée de la fiole que son monseigneur lui tendit une fois qu’il eut terminé sa gorgée. Le liquide était amer et lui décrocha une grimace puis son père l’invita à prendre place au centre de la pièce afin de danser une valse lente sur la mélodie envoûtante de ce talentueux Schubert.

Il la fit tournoyer avec élégance, épousant les arias de la sérénade. Leurs pas effleuraient le sol au rythme des fracas assourdissants de l’orage approchant. Un bruit strident, aussi intense qu’une bête que l’on égorge, fendit l’air et fit trembler le domaine qui vibra sur plusieurs mètres. Des vitres se brisèrent et des objets chutèrent.

La princesse ensommeillée, aux paupières lourdes et à l’énergie vidée, prit peur et se serra davantage contre son géniteur qui, comme elle, transpirait de sueur, le cœur transpercé et les pensées assaillies de mille frayeurs.

Les tourterelles et les colombes échappées de leur niche tournoyaient autour d’eux, sous la voûte céleste embrasée devenue apparente. Des éclats de cendre encore auréolés de halos écarlates ou dorés, semblables à des confettis et des paillettes tombaient avec lenteur.

— De la poussière de fée ! scanda la petite les yeux brillants. On entend même le carillon de clochette ! ajouta-t-elle en écoutant les maillages d’acier dégringolant du toit désormais absent.

Les cendres illuminaient ce plafond dépourvu de poutres, donnant directement sur ce ciel moucheté d’étoiles. D’étranges machines grises, s’apparentant à des oiseaux de mauvais augure, vrombissaient avec panache et reflétaient de leur peau métallique les reflets pâles de la lune d’argent. Leurs grondements aussi puissants que le fracas d’un coup de tonnerre, ils crachaient de leurs gueules de larges gerbes sanguines s’éparpillant dans les airs . Une fois au sol, ce fléau consumerait tout à son passage, ne laissant rien d’autre qu’un brasier et la trace d’un souvenir suspendu que le temps, la nature et les actions de l’homme finiront par balayer au fil des années écoulées.

Dans cette vaste salle devenue silencieuse, car le gramophone fut détruit et plus jamais ne résonne, un feu ardent fit rage, léchant les parois des murs ainsi que le dallage. La fillette nichée dans les bras du valeureux seigneur Loup, épousait les mouvements de son imposant cavalier qui ne se souciait guère de cette menace mortelle qui se déployait au-dessus de leur tête et les assaillaient de toute part pour les dévorer tôt ou tard.

Pour continuer sur leur lancée, attendant que le venin poursuive son avancée dans leurs corps enlacés, l’homme en costume de Loup commença à chantonner une mélopée suivie par la petite voix flûtée de sa tendre princesse adorée. Puis, épuisée et les sens alanguis, l’enfant s’effondra inconsciente dans les bras de Morphée tandis que le père, foudroyé lui aussi, se replia autour d’elle, enserrant dans ses bras son corps frêle telle une carapace. Et, dans une ultime ritournelle, l’homme partit la rejoindre dans un monde moins cruel où le bonheur y est éternel.

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