NORDEN – Chapitre 20

  • Chapitre 20 – Le manoir von Tassle

La semaine s’écoula avec une lenteur affligeante et le fameux samedi arriva enfin. Anselme n’avait pas reparu à la taverne, certainement trop affaibli par son altercation songeait Ambre, le cœur lourd. De ce fait, elle attendait avec impatience de revoir son ami car elle n’avait plus l’habitude de passer une semaine entière sans le côtoyer.

Durant la matinée, la jeune femme aida sa cadette à se préparer. La petite voulait être la plus jolie possible afin de faire bonne impression devant l’un des hommes les plus respectables de l’île. Elle avait donc remis la même robe que celle qu’elle avait portée le jour de la fête nationale et avait enfilé ses souliers écarlates que son aînée venait de lustrer. Pour l’occasion, Ambre brossa ses cheveux nivéens et les coiffa en deux tresses qu’elle répartie de chaque côté de sa nuque. La jeune femme, quant à elle, revêtit un chemisier à carreaux qu’elle glissa sous une longue jupe de couleur grise. Cette dernière lui montait jusqu’en haut de la taille, accentuant les courbes de sa silhouette. Devenue suffisamment maigre pour pouvoir les porter, elle avait pu aisément enfiler ces vêtements ayant appartenu à sa mère. En guise de coiffe, elle attacha ses cheveux en son éternelle queue de cheval, laissant volontairement s’échapper quelques mèches rebelles.

Dès qu’elle eut terminé, elle passa devant son miroir et se contempla. Elle se trouvait à la fois élégante et féminine. Malgré l’appréhension, elle se sentait prête à affronter un monde qui n’était pas le sien. Elle prit davantage confiance lorsque sa sœur l’observa avec des yeux pétillants, ne tarissant pas d’éloges à son égard tant il était rare que son aînée soit si bien apprêtée.

Il était tout juste onze heures trente lorsqu’un fiacre arriva et qu’un homme d’une bonne cinquantaine d’années en descendit. Le cocher ôta son haut de forme et les salua en s’inclinant respectueusement. Il avait une apparence soignée avec cette barbe blonde taillée en pointe et ce costume blanc orné de boutons dorés. Il se positionna devant son véhicule, ouvrit la porte et invita ces demoiselles à monter à bord. Ambre le remercia et se glissa à la suite de sa sœur. Les sièges, faits de velours couleur vert de jade, étaient doux et moelleux. Le cocher regagna son poste et fouetta ses chevaux qui partirent aussitôt au trot.

Pendant le trajet, les deux sœurs restaient muettes. Elles se laissaient bercer par les vibrations de l’habitacle et contemplaient avec intérêt le paysage défilant. Le fiacre longeait Varden par le tour extérieur, suivant le cours de la rivière du Coursivet dont la surface reflétait les rayons flavescents du soleil. Puis le véhicule emprunta un pont de pierre bardé de deux statues de licornes cabrées et dont la largeur permettait à quatre chevaux de s’y engouffrer simultanément. Une fois dans l’enceinte de la ville, l’attelage continua sa progression sur une longue avenue pavée où les maisons, aux toits mansardés et aux façades ivoires percées de fenêtres à croisillons, étaient construites dans un même style architectural, cerclées par des écrins de verdure soigneusement entretenus. Statues, fontaines et marquises égayaient les devantures pour leur donner une touche de singularité. Richement vêtus, des passants flânaient sur les trottoirs rythmés par des arbres taillés au carré, entrecoupés de lampadaires et de bancs, tandis que des fiacre et des carrosses déambulaient le long de la chaussée, tractés par des palefrois tout juste brossés.

Les deux sœurs étaient impressionnées par la beauté des lieux. Ce quartier purement résidentiel devait être, et de loin, le plus luxueux de l’île.

Le fiacre continua sa progression, traversant la grande place de la mairie. Un peu plus loin, il passa devant le palais de justice. Par son architecture massive et austère, l’édifice dénotait des bâtisses annexes. Des dizaines de magistrats en costume intégralement noir s’activaient le long des marches. Tous avaient la tête haute, le visage grave. Ils affichaient une prestance qui frôlait l’arrogance et se tenaient aussi droits que des piliers. Ces hommes de pouvoir et dont l’autorité faisait loi ressemblaient aux dobermans de l’observatoire et semblaient tout autant dangereux que ces molosses. À leur vue, la jeune femme sentit son échine se hérisser.

De vrais prédateurs impitoyables à l’apparence pitoyablement grotesque. Ce ne sont que des hommes et pourtant ils me font nettement plus peur que la louve ! songea-t-elle avec dégoût.

Après une dizaine de minutes, l’attelage passa un portail en fer forgé au-dessus duquel les armoiries de la famille von Tassle trônaient dans un cartouche de marbre à volutes. Puis il pénétra dans une cour rocailleuse bordée de gazon fraîchement tondu et s’arrêta aux pieds des escaliers. Le cocher mit pied à terre et leur ouvrit la porte. Les invitées descendirent et contemplèrent les lieux avec émerveillement. Elles se trouvaient dans un vaste domaine comportant un grand corps de logis, une écurie et une dépendance, le tout égayé par des jardins et bosquets. Devant elles, un somptueux manoir s’érigeait. Comme pour les maisons qu’elles avaient aperçues tantôt, sa façade écrue était ajourée par deux rangées de fenêtres balconnées et son toit mansardé, sur lequel chiens assis et cheminées dépassaient, se couvrait d’ardoise.

Pieter les invita à le suivre. Ambre prit la main de sa cadette et toutes deux avancèrent tranquillement jusqu’à l’entrée. Le chien de berger Japs ainsi qu’une chienne bâtarde au pelage gris-crème accoururent en aboyant, leur queue fouettant l’air avec vigueur. Le second canidé avait l’apparence d’un lévrier avec ce museau fin, ces oreilles tombantes et ces très longues pattes qui lui conféraient une démarche pataude. Adèle les gratifia d’une caresse, sous l’œil réprobateur de son aînée. Devant la porte, le cocher toqua et une femme d’un certain âge leur ouvrit afin de les laisser entrer. La tête haute et les cheveux cendrés coiffé en un chignon, elle adressait à ses hôtesses un sourire retenu. Sous ses sombres apparats et son attitude solennelle, madame paraissait avenante.

— Bienvenue mesdemoiselles, dit-elle posément en les dévisageant de ses yeux bleus chargés de douceur, ne bougez pas d’ici, je vais chercher Anselme.

Elle les invita à patienter sur une des banquettes annexes, les salua courtoisement puis emprunta le grand escalier de bois sombre. L’intérieur était lumineux. Les larges fenêtres bardées de rideaux vert-de-gris laissaient les rayons de l’astre solaire nimber l’espace d’une aura chatoyante. Aucune pellicule de poussière ne stagnait dans l’air qui dégageait une succulente senteur florale émanant de foisonnants bouquets. Posés sur des consoles et des buffets en bois d’acajou, lys et roses se déployaient avec majesté dans leurs vases en cristal, offrant une farandole de couleurs vives. À la manière d’un échiquier, le sol se pavait d’un dallage noir et blanc et les murs blancs étaient décorés de tableaux à l’effigie des membres de la famille von Tassle. Sur les cadres des plus monumentaux, Ambre pouvait lire des noms tels que « Ulrich Desnobles » ou « Ophelia von Tassle » illustrant deux personnages d’une trentaine d’années. Le premier se tenait derrière un immense piano à queue entièrement blanc et la seconde était assise sur une méridienne, un livre à la main.

Vu la taille des œuvres, il s’agit certainement des parents du Baron. Je ne pense pas les avoir déjà vus cela dit. Remarque, je ne pense pas que ces gens se rendent souvent à Varden.

Une autre personnalité était peinte sur un tableau à peine plus petit que les deux autres. Ambre reconnut Judith. Surprise, elle écarquilla les yeux et l’étudia en détail. La mère d’Anselme était représentée de trois quarts. Elle portait un tailleur couleur aubergine sur lequel un médaillon en forme de loup était épinglé. Ses cheveux d’un noir de jais étaient maintenus en un chignon et égayés d’une barrette en plume de faisan. Malgré cette apparence austère, un sourire amical se dessinait sur ses lèvres, dévoilant une fossette identique à celle de son fils. Et ses yeux jaunes en amande, si puissants et hypnotiques, révélaient une certaine bienveillance.

C’est étrange de la revoir. C’est fou ce qu’Anselme lui ressemble ! Et quelle étrange couleur d’yeux ! On dirait les miens mais en plus jaunes, eux aussi n’ont rien de naturel… ils sont carrément dorés !

— Wahou ! fit Adèle, émerveillée par la beauté des lieux. Que c’est beau ! Tu as vu ça Ambre ? Et ces fleurs, elles sont magnifiques !

L’aînée la regarda avec douceur et acquiesça en silence. Désireuse de sentir les bouquets, la petite lâcha la main de son aînée mais Ambre la retint et lui fit signe de ne pas bouger ; elle ne voulait pas qu’elle se fasse remarquer dès leur arrivée. Un bruit de pas accompagné de clappements résonnait à l’étage. Les deux sœurs levèrent la tête et virent Anselme descendre lentement les marches de l’escalier, une main posée sur la rambarde. En les voyant, le garçon eut un sourire lumineux. Son visage avait récupéré des couleurs et son ecchymose à la tempe avait dégonflé. Cependant, il gardait encore des égratignures sur le front, le nez et la lèvre. Dès qu’il eut franchi la dernière marche, Adèle partit le saluer, prenant garde à ne pas se jeter sur lui comme elle avait l’habitude de le faire.

— Bonjour Anselme ! s’écria-t-elle, les yeux brillants. T’as l’air d’aller mieux ! Ambre n’arrêtait pas de se faire du souci pour toi tu sais ! Elle a même beaucoup pleuré le soir…

Le visage rubescent, Ambre rejoignit sa petite sœur et mit une main devant sa bouche pour la faire taire.

— Mais tais-toi donc, bon sang ! Tu me fais honte !

— Oh pardon ! répondit timidement la fillette en regardant ses pieds. Je voulais juste être gentille et dire qu’on s’inquiétait pour lui. En plus j’ai même pas dit que t’avais gardé sa chemise et que tu dormais avec tous les soirs pour te rassurer et sentir son parfum !

— Adèle !

À cette révélation, Anselme eut un rire franc et posa amicalement la main sur l’épaule de son amie.

— Tu vas bien ma chère rouquine ? demanda-t-il d’un ton jovial. Si ça peut te rassurer, je te la donne cette chemise. Je ne comptais pas la récupérer au vu de son état ! C’est bien que tu la recycles d’une autre façon !

Il la regarda avec douceur et lui adressa un sourire. Son humour empli de cynisme laissa Ambre pantoise.

— C’est très gentil à toi de me faire un si beau cadeau ! répondit-elle, le ton sarcastique. Maintenant que je sais que tu vas mieux je vais pouvoir l’offrir à Pantoufle…

Elle croisa les bras et le défia :

— Je suis sûre qu’il adorerait faire ses griffes dessus !

Anselme ne dit rien et la regarda de ses yeux rieurs. Il trouvait son amie particulièrement bien apprêtée, mais il ne voulut pas la complimenter de peur de la perturber davantage. À la place, il lui tendit son bras et l’invita à le suivre. Adèle marchait derrière eux, balançant ses bras d’avant en arrière.

— Le Baron n’est pas là ? demanda-t-elle en continuant son exploration visuelle.

— Il est encore certainement dans son bureau, il ne devrait pas tarder à descendre.

À peine eut-il terminé sa phrase que ledit Baron descendit les escaliers dans la précipitation. Présent juste derrière eux, il ne semblait pas les avoir remarqués et, tout en boutonnant son veston, appelait son intendante. Ambre réprima un rire devant son attitude si naturelle et négligée. En effet, l’homme était vêtu aussi sobrement que son fils adoptif, à la différence que ses cheveux ébène étaient encore détachés et ses vêtements agencés de guingois.

— Séverine ! cria-t-il de sa voix grave, tout en continuant son affaire.

— Qu’y a-t-il, monsieur ? s’enquit l’intendante en descendant les marches de l’escalier.

Le Baron jeta une œillade à son interlocutrice :

— Pouvez-vous me dire à quelle heure doivent arriver nos invitées, s’il vous plaît ? J’ai été pris de court et n’ai pas vu le temps passer !

— Elles sont déjà là monsieur ! répondit-elle en pointant le trio du dos de la main.

L’homme leva les yeux et remarqua les demoiselles en compagnie de son fils. Ambre perçut un sentiment d’embarras luire dans ses pupilles qui se dissipa aussitôt qu’il était apparu, laissant place à un regard digne et fier. Il attacha son dernier bouton, plaqua ses cheveux en arrière et vint à leur rencontre, marchant d’un pas alerte, une main derrière le dos. Il prit délicatement la main de la plus âgée et l’embrassa. Puis il fit de même avec Adèle qui le contemplait avec admiration.

— Veuillez m’excuser pour cette entrée fort cavalière, mesdemoiselles ! dit-il solennellement.

Ambre s’inclina sans un mot tandis qu’Adèle, qui ne savait si elle avait le droit de parler ou non, formula un simple compliment :

— Dites donc, c’est vraiment très beau ici chez vous, monsieur le Baron von Tassle ! Je n’ai jamais vu de maison aussi belle, monsieur le Baron von Tassle !

L’aînée ne put réprimer un rire nerveux en écoutant la tournure maladroite de son allocution. Elles n’avaient jamais appris à s’adresser aux nantis et la petite s’appliquait à parler avec politesse et distinction.

— Merci à vous jeune demoiselle ! répondit-il gentiment. Je demanderai à une domestique de vous faire visiter les lieux tout à l’heure si vous le voulez.

— Avec grand plaisir, monsieur le Baron von Tassle !

— Je vous en prie, appelez-moi Alexander. Je n’aime pas les manières lorsque j’invite dans mon espace privé. Et « monsieur le Baron von Tassle » est un tantinet long et pompeux comme appellation !

— Dans ce cas vous pouvez m’appeler Mouette, monsieur Alexander ! Car c’est comme ça que mes amis m’appellent vous savez ! déclara la petite en toute innocence. En fait je m’appelle Adèle mais je n’aime pas vraiment mon prénom !

Ambre gisait immobile, les yeux perdus dans le vide en signe de dépit. Si elle l’avait pu, elle se serait engouffrée dans un trou de souris afin d’éviter d’avoir à subir un tel embarras. Elle jeta un timide regard à son ami qui arborait toujours son sourire. Il était rare de le voir aussi enjoué, le garçon semblait s’amuser du spectacle. Le Baron se contenta d’acquiescer et invita ses hôtes dans la salle à manger afin de déjeuner.

Ils arrivèrent dans une pièce spacieuse au sol marqueté d’un plancher de bois sombre sur lequel un tapis à motifs arabesque était disposé. Des miroirs décoraient les murs couleur pastel devant lesquels des consoles vernies exposaient vases, horloges et chandeliers. La pièce s’ouvrait sur le jardin via de grandes baies vitrées de plain-pied. Pour finir, une imposante table drapée d’une nappe blanche trônait au centre. Au-dessus, de la vaisselle en porcelaine était mise pour quatre personnes, accompagnée de verres en cristal et d’un service d’argenterie.

Ambre fut soudainement mal à l’aise, elle ne se sentait pas dans son milieu et avait peur de commettre un impair. Anselme remarqua ses doutes.

— Ne t’inquiète pas ! glissa-t-il à son oreille. Père sait très bien de quel milieu vous venez et ne vous fera pas de remarque sur le sujet.

Elle l’écouta et hocha la tête. Le Baron les invita à s’asseoir. Celui-ci trônait en bout de table avec Anselme à sa gauche et Ambre à sa droite. Adèle était placée à côté de sa sœur et observait avec avidité les mets apportés par Émilie, la cuisinière et femme de chambre âgée d’une vingtaine d’années. L’entrée venait d’être déposée devant les convives : un velouté de légumes d’automne à la texture crémeuse. Ambre plongea la cuillère avec distinction et la porta à sa bouche. Elle se délecta de cette première cuillerée tant les saveurs étaient exquises. Elle reconnut le goût de la châtaigne et du potimarron, relevé d’épices. Pendant qu’elle mangeait, elle regardait de temps à autre le Baron et Anselme et fut stupéfaite de comparer leur comportement. Car les deux hommes se ressemblaient étrangement malgré leur écart d’âge.

Ma parole, Anselme pourrait tout à fait être son fils !

L’homme avait fait d’Anselme une copie miniature de lui-même : leur gestuelle et leur expression étaient en tout point identiques. Même la cadence avec laquelle ils avalaient leur bouchée était similaire. Pourtant, la grande différence demeurait dans leur regard : dans celui d’Anselme luisait un soupçon de tristesse alors que celui du Baron paraissait tout simplement froid. Le jeune homme porta un mouchoir à sa bouche et toussa. Inquiète, Ambre arrêta de manger et le dévisagea. Le Baron esquissa un sourire et regarda tour à tour les deux amis. Après s’être servi un morceau de pain qu’il rompit entre ses doigts, il dégusta sa bouchée, puis déclara :

— Eh bien, mademoiselle ! Je tenais à vous remercier une fois de plus pour la bonté dont vous avez fait preuve en soignant mon cher Anselme. C’est une chance qu’il soit arrivé vivant jusque chez vous et que vous ayez été assez généreuse pour prendre soin de lui au beau milieu de la nuit. Norden n’est décidément plus sûre la nuit dorénavant.

Ambre risqua un œil en sa direction, ne sachant quoi penser de ces paroles : était-il médisant, furieux ou au contraire parfaitement sincère ?

— Le pauvre Anselme n’était vraiment pas bien ! s’écria Adèle. Il saignait de partout… Il faisait peur !

— Je veux bien vous croire, chère enfant ! répondit le Baron tout en jetant un regard réprobateur sur son fils. Bien que je lui aie formellement interdit de se balader en pleine nuit ! C’est à croire que mes conseils, pourtant fort avisés, ne sont pas foncièrement intégrés.

Cette fois, Ambre eut la certitude qu’il fulminait. Apparemment, Anselme et lui avaient dû avoir une discussion houleuse, emplie d’objurgations, suite à cet événement. Le reste du repas se déroula dans le calme. Personne n’osa parler hormis Adèle qui faisait de son mieux pour être polie et complimenter tous les plats qui passaient à sa portée. Ainsi, dès que le poisson et le riz furent mangés, ce fut autour du dessert, une pâtisserie provenant de La Bonne Graine, d’être amené sur la table. Il s’agissait d’une tarte au citron meringuée, au grand ravissement d’Adèle qui avait hâte de pouvoir y goûter et ajouter de nouvelles saveurs à son palais.

Une fois le repas terminé et le service débarrassé, le Baron appela Émilie. Il lui donna pour consigne de s’occuper de la fillette et insista sur le fait qu’elles puissent visiter les écuries ainsi que les jardins. La domestique opina du chef et tendit sa main à la petite. Dès qu’elles furent suffisamment éloignées, l’homme invita les deux amis à se diriger vers son salon privé afin de boire une tasse de café dans une pièce plus confortable et cosy.

Le salon se situait de l’autre côté de l’escalier. La pièce était spacieuse, très lumineuse, s’ouvrant sur l’extérieur via une fenêtre et deux baies vitrées bordées de rideaux en velours pourpré. Une tapisserie aux couleurs délicates ornait l’un des murs. Elle représentait au premier plan un cerf et serpent. Le cervidé, au pelage brun et aux yeux bleus rehaussés d’argent, était sur la rive tandis que le reptile, aux yeux dorés et aux écailles faites de fils de lin blanc, était dans la rivière. La scène s’ouvrait sur un vaste paysage de forêt surplombé d’un ciel panoramique aux couleurs délavées. La bordure représentait sur chaque pan l’un des quatre animaux des tribus ; deux corbeaux, un sanglier et un loup. Tous étaient faits à la manière de statues de bronze. Un cartouche à volutes indiquait le titre du tissage ; Alfadir et le Serpent marin. Cette tapisserie s’accompagnait d’un imposant tapis de type mille-fleurs qui s’étendait au sol, masquant en partie le parquet tout juste ciré. Celui-ci représentait une licorne défiant un cerf. Les deux animaux étaient tissés grandeur nature, se faisant face, les pattes avant levées. Le fond était d’un bleu vert sourd foisonnant d’animaux et de plantes stylisés. Trois bibliothèques s’étiraient jusqu’au plafond. À côté de l’une d’elles, une vitrine exposait des appareils de mesure ainsi que divers objets tels que des crânes, des coquillages ou encore des plumes. Pour finir, un imposant bureau impeccablement rangé trônait au centre de la pièce.

Ambre était impressionnée par ce lieu si particulier, notamment par le contraste saisissant entre l’apparence austère de la pièce et l’ambiance chaleureuse qui y régnait. Elle se sentait à la fois oppressée et détendue. Le Baron les invita à s’asseoir. La jeune femme s’installa sur la méridienne qui se tenait au fond de la pièce, tout près d’un imposant piano à queue tandis qu’Anselme et son père prirent place sur un fauteuil. Séverine apporta trois tasses de café fumantes sur un plateau qu’elle déposa sur la table basse. L’homme prit sa tasse du bout des doigts et commença à boire quelques gorgées du liquide noir. Ambre, qui ne put se résoudre à boire son café aussi chaud, le garda en main et renifla avec plaisir son arôme puissant.

— Je vais être parfaitement direct avec vous, dit-il gravement, je sais pertinemment que vous vous entendez bien tous les deux et que quoique je puisse dire, vous ne cesserez de vous revoir. Je tiens à ce que vous sachiez que je ne suis absolument pas opposé à cela. Seulement…

L’homme s’enfonça dans son fauteuil. Il se tourna vers Anselme, le gratifia d’un œil noir et annonça d’un ton péremptoire :

— Je vous interdis formellement de vous déplacer une fois la nuit tombée ! Cette île n’est plus sûre pour l’instant et je tiens à ce que vous respectiez ce choix. Bien entendu, cela vous laisse toute la fin de semaine pour profiter l’un de l’autre.

Il les regarda tour à tour avec sévérité :

— Me suis-je bien fait comprendre ?

Anselme soutint son regard et acquiesça :

— Oui père ! C’est entendu.

— Et cela vaut aussi pour vous jeune fille !

La jeune femme acquiesça également.

— Parfait ! Dans ce cas, je…

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’Anselme fut pris d’une intense quinte de toux. Il sortit de sa poche un mouchoir qu’il plaqua contre sa bouche pour étouffer le bruit. Sa gorge crachait des cris de coq et son corps était traversé de spasmes. Vacillant, il s’excusa et prit congé. En partant, Ambre remarqua que ses yeux étaient larmoyants et que son mouchoir arborait des taches rouges. Son visage blêmit et son cœur se serra tant elle fut peinée de le voir s’exiler ainsi.

Je vais faire payer ces salauds pour leurs actes ! Crois-moi Anselme ils vont le payer cher ! Marquis ou non…

Une fois qu’il eut quitté la pièce, elle se retrouva seule en compagnie du Baron. Mal à l’aise, elle se mordillait les lèvres avec acharnement, les doigts crispés contre sa tasse.

— Ne vous inquiétez donc pas pour lui ! la rassura-t-il après un temps. Anselme est un garçon solide, il s’en sortira. Il va juste lui falloir un peu de temps pour se remettre correctement sur pied.

Elle fronça les sourcils et planta son regard dans le sien.

— Je pensais que vous l’aviez toujours vu comme quelqu’un de faible ?

— C’est effectivement ce que je pensais au départ, mademoiselle ! Mais après qu’il ait essuyé deux bagarres d’une rare violence et qu’il en ait survécu, je me dis qu’après tout, il n’est pas aussi faible qu’il n’en a l’air.

Elle hocha lentement la tête, songeuse.

— Je tenais à vous dire que j’ai été fort surpris de vous avoir recroisé à la fête la dernière fois, en compagnie de mon fils. Si j’avais su que vous étiez amie avec lui, j’aurais été moins brusque et cavalier envers vous cette nuit-là. Je vous prierais donc de m’excuser pour mon attitude.

Elle eut un petit rire.

— Il n’y a pas de mal, monsieur. Même si je vous ai détesté pour m’avoir foncée dessus et d’avoir abîmé l’un des seuls pantalons mettables que j’avais en ma possession.

Elle se remémora cette fameuse nuit et sentit à nouveau l’étreinte de ses bras contre sa taille. Son cœur s’accéléra à cette réminiscence.

— Si j’avais su qui vous étiez, j’aurais également été moins grossière et avenante envers vous.

Les joues rosissantes, elle rit nerveusement et ne put s’empêcher de rajouter.

— D’ailleurs, j’ai bien cru que vous me faisiez la cour ce soir-là, monsieur.

L’homme plissa les yeux, un sourire dessiné sur ses lèvres. Ambre comprit qu’il était sérieux et détourna le regard, confuse. Il y eut un silence pendant lequel chacun but sa boisson. Le Baron sirotait la sienne tout en faisant pianoter ses doigts sur l’accoudoir de son fauteuil. Ambre nota qu’il ne portait pas d’alliance et cela la troubla davantage. Pour masquer son agitation, elle contempla la pièce, s’attardant sur les objets présents dans le cabinet de curiosités. Elle reconnut un crâne de chat et pensa à son animal totem, voyant ce squelette comme une vanité.

Je n’ose même pas imaginer l’idée que, plus tard, lorsque je me transformerai et que je mourrai sous ma forme de chat, quelqu’un viendra dérober mon crâne afin de l’exposer dans sa vitrine, à la vue de tous ! Ce serait cruel, mais en même temps c’est la vie…

Souhaitant se changer les idées, elle balaya du regard les étagères sur lesquelles de nombreux livres étaient exposés.

Quelle sacrée collection !

— La lecture vous intéresse-t-elle, mademoiselle ? demanda-t-il en suivant son regard.

Il posa sa tasse sur la table et se leva. D’un geste de la main, il l’invita à venir le rejoindre à pied de l’une des bibliothèques. Elle s’exécuta et avança vers lui d’un pas lent.

— J’ai ici une collection particulièrement complète, commença-t-il, elle est composée de divers volumes traitant de sujets scientifiques, de droit ou encore d’histoire. Si c’est la question que vous vous posez, alors oui je les ai tous lus, sans exception, étudié même pour certains.

Elle scruta les ouvrages aux tranches somptueusement travaillées. Certains semblaient dater de plusieurs siècles.

— Vous aimez lire, mademoiselle ?

— Oui, j’aime beaucoup ! Surtout regarder des livres illustrés sur la faune et la flore de Norden. Je ne connais pas grand-chose sur mes origines et c’est ma façon à moi de me reconnecter avec mon peuple même si je ne comprends pas vraiment tout ce qui est écrit. J’aime bien aussi les contes et histoires que je lis à Adèle pour l’endormir.

Elle posa délicatement la main sur les reliures en cuir et fit parcourir ses doigts le long des couvertures.

— Mais l’ennui, c’est que je n’ai pas vraiment eu l’occasion d’étudier. J’ai dû mettre ma vie entre parenthèses lorsque ma petite sœur est née, il y a presque sept ans maintenant. Je n’étais pas particulièrement bonne élève, mais j’aimais apprendre.

Il la regardait d’un air songeur. Ambre n’était qu’à quelques centimètres de lui.

— Mademoiselle, dit-il posément, pardonnez ma véhémence, mais je me dois d’être franc envers vous.

Il marqua une pause et prit une profonde inspiration.

— J’ai bien remarqué la façon dont vous regardez mon fils, ma chère, vos yeux de biche trahissent vos émotions et je vois bien qu’il ne vous laisse pas indifférente.

La jeune femme rougit, honteuse ; elle ne pensait pas avoir été autant insistante envers son ami.

— Cela dit, je crains de devoir rompre vos espoirs, car Anselme n’est absolument pas un homme pour vous. Ne vous bercez donc pas d’illusions, là-dessus !

Devenue livide, elle eut l’impression d’avoir été poignardée en plein cœur ; les paroles du Baron étaient cinglantes et prononcées sans ménagement.

— Pourquoi donc ? rétorqua-t-elle d’une voix étranglée.

Il ne répondit pas immédiatement. Elle se sentit gagnée par la colère et une lueur menaçante passa dans son regard.

— Pourquoi m’annoncez-vous cela et de manière aussi froide ? cracha-t-elle sans maîtrise.

L’homme esquissa un sourire. Ses yeux mi-clos trahissaient une certaine jouissance à l’annonce de cette nouvelle et à la réaction qu’elle provoquait.

— Mademoiselle, je sais pertinemment que vous vous entendez bien tous les deux et, après tout, vous avez longtemps été bons amis. Vous avez grandi ensemble et vécu tous les deux des choses difficiles. Cependant, vous ne semblez pas vous rendre compte de qui il est réellement.

Tandis qu’elle croisait les bras en l’attente de ses explications, l’homme fit les cent pas, les mains croisées dans le dos.

— Ce cher Anselme est un homme à mon image, mademoiselle : un garçon intelligent et cultivé, sans fausse modestie. Et à l’instar de l’homme que je suis, c’est un solitaire qui ne détient en lui que des sentiments d’amertume et de rage. Je doute fort, tout aussi séduisante que vous soyez, que vous correspondiez à ses attentes. Anselme a besoin de sa liberté et de sa solitude ; jamais il ne daignerait partager sa vie entière avec quelqu’un. Surtout, hélas ! Une jeune femme n’ayant que peu de finesse d’esprit et trop peu de connaissances sur le monde qui l’entoure. Car comme vous venez de le dire, vous êtes d’une certaine manière bien limitée dans vos capacités de réflexion, sans vouloir vous offenser. Sans parler de votre statut. Je sais bien que la richesse ne fait pas tout, mais vous frôlez la pauvreté. Jamais il ne pourra subvenir financièrement aux besoins de deux filles aussi pauvres, puisque j’imagine que votre sœur continuera à vivre à vos crochets, et ce, pendant encore une dizaine d’années.

Ambre parvenait difficilement à garder la tête froide tant les paroles commençaient à sérieusement l’échauder.

— Mais de quel droit vous vous permettez de me dire ça ! objecta-t-elle agressivement.

Elle serra les poings et montra les dents ; elle se sentait humiliée et voulait corriger cet affront. Avec hargne, elle scrutait son interlocuteur, ses yeux ambrés plantés dans ses iris sombres.

— Je sais très bien ce que je vaux, monsieur ! Et j’ai bien conscience que je ne suis pas la plus riche ni la plus intelligente ni la plus courtoise de toutes les femmes de cette île ! Ça je le sais très bien, soyez-en assuré ! Mais au moins je connais la valeur du travail et de l’honnêteté. Je me bats chaque jour pour survivre dans cette impitoyable société que vous avez créée et où tous les évènements me dépassent ! J’ai la corde au cou depuis des mois et je n’ai plus de parents ! Mon seul plaisir est de retrouver mon meilleur ami et de passer du temps en sa compagnie ! Sa seule présence à mes côtés suffit à me faire apprécier ma vie ! Tout ce que je souhaite c’est de le voir et de profiter de lui et je n’attends rien de plus en retour !

Elle jura, tremblante de la tête aux pieds.

— Me comprenez-vous bien, monsieur ?

Son regard dégageait une telle fureur qu’un soupçon d’appréhension mêlée à de la fascination passa dans les yeux du Baron. Peu de gens pouvaient se permettre de lui faire face de la sorte et la jeune noréenne, bien qu’inférieure à lui sur de nombreux points, ne s’en gêna pas.

— Alors dites-moi, monsieur ! D’où vous permettez-vous de me rabaisser et de me juger de la sorte ?

Le Baron demeura silencieux. Il se tenait droit, la tête haute et le regard baissé en direction de cette petite femme au tempérament de feu. Puis un sourire finit par se dessiner sur le visage de l’homme qui émit un rire sardonique.

— Je vous prie de m’excuser, mademoiselle ! Loin de moi l’idée de vous avoir froissé, je ne pensais pas à mal…

Quelqu’un toqua à la porte. Il s’arrêta net et permit à la personne d’entrer dans la pièce. C’était son palefrenier venu lui annoncer une visite inopinée et urgente. Le Baron acquiesça et enfila avec majesté son long manteau noir posé sur le rebord de son fauteuil. L’habit accentua son air grave, lui conférant un aspect de prédateur. Puis il se tourna vers Ambre et la contempla à nouveau.

— Je vais devoir vous laisser mademoiselle, fit-il en lui prenant sa main qu’il serra légèrement, pardonnez mon emportement et mon départ soudain, mais je me dois de partir. J’ai des affaires urgentes à régler.

Sur ce, il sortit et avertit Pieter afin qu’il raccompagne ces demoiselles chez elles. La jeune femme n’eut pas l’occasion de dire au revoir à Anselme. Elle apprit par Séverine que celui-ci s’était fait porter pâle et que la fièvre le gagnait à nouveau. Le trajet du retour se fit en silence. Adèle, qui avait visiblement fait et vu beaucoup de choses, dormait paisiblement sur les genoux de son aînée. Ambre, quant à elle, observait le paysage, tentant de calmer la colère qui la rongeait ; les propos cinglants de cet homme l’avaient profondément énervés et l’état de son ami l’angoissait.

Je comprends mieux ce que me disait Meredith à son sujet. Quel homme suffisant et méprisant !

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