NORDEN – Chapitre 102

Théodore vit la duchesse s’éloigner pour monter dans le fiacre. Le cocher fouetta les croupes de ses bêtes qui s’engagèrent au trot le long de l’avenue. Confus par la tension latente, n’osant imaginer l’état dans lequel se trouvait sa belle-sœur, il entra dans la demeure. Dans l’entrée, il dévêtit ses épais apparats d’hiver pour ne rester qu’en simple veston, ne conservant sur lui que sa sacoche. La température dans la maison était agréablement chaude.

Une fois ses aises prises, il prit la direction du salon où il aperçut Blanche assise sur le fauteuil, proche de la cheminée, sa chatte Prune présente sur ses genoux. Elle était étonnamment séduisante ainsi, les joues léchées par les flammes. Ce tableau, qui lui rappelait tant leur fameuse après-midi dans cette cabane d’infortune, eut le don de diminuer l’anxiété qui le tenaillait.

Il prit place sur la banquette d’en face et l’examina avec soin. Irène ne mentait pas, Blanche n’était pas au mieux au vu des soubresauts qui parcouraient son corps par intermittence, à la manière de spasmes, suivis de faibles gémissements étouffés. Elle empoignait les poils de sa chatte et la caressait avec une certaine crispation.

Il soupira et tenta de ne pas s’attarder sur son hôtesse, visiblement peu encline à faire la conversation.

— Rien ne te retient ici, tu sais, lâcha-t-elle au bout d’un moment, tu peux partir. Je me débrouillerais seule.

La chatte miaula aigu. Manquant de griffer sa maîtresse, elle feula et sauta de son perchoir pour s’éloigner.

— Je suis désolé pour toi, mais je reste. Que tu le veuilles ou non ! Ta mère a raison, tu ne vas pas bien. Et si je prends le risque de partir ne serait-ce qu’un quart d’heure et qu’il t’arrive malheur, je ne veux pas me faire étriper par ta mère suite à cela !

Il l’entendit grogner mais elle ne rétorqua rien. Las de regarder le feu crépiter, il ajouta plus mesquin.

— Tu sais, j’ai une très jolie occupation pour toi, mademoiselle. Si jamais tu n’es pas trop occupée à contempler ces flammes. Certes elles sont très jolies et ça réchauffe, mais on peut s’occuper autrement devant la cheminée.

Il la vit se reculer et écarquiller les yeux, paraissant scandalisée. Comprenant cette phrase ambiguë, il ajouta :

— Ah non ! il n’y a rien de malsain ! fit-il en sortant de son sac un livre relativement épais et ancien. J’ai ceci pour toi, comme tu me l’as demandé. Je me suis dit que ça te permettrait de t’évader un peu même si je comprends pas réellement ce que tu recherches là-dedans. Il date un peu.

En voyant le livre, son visage se radoucit. D’un geste machinal, elle tendit les bras vers lui afin qu’il le lui remette. Il ricana, se leva, puis le lui glissa dans les mains. Comme happée par cet ouvrage, elle caressa la surface rêche de la couverture abîmée sur lequel le titre, Aranoréen Gentem Hrafn 230–259, était écrit en lettres dorées. Elle l’ouvrit et le feuilleta avec lenteur, les pupilles parcourant ces listes de noms et de chiffres.

— Merci ! fit-elle en lui adressant un faible sourire.

Elle pressa le registre contre sa poitrine, le gardant jalousement au creux de ses bras frêles.

— Tu me le redonneras au plus vite, n’est-ce pas ? Car si von Tassle remarque sa disparition, je risque de finir empalé sur la Grand-Place aux côtés de la statue de ton vénérable ancêtre.

— J’y veillerai, je ne serai pas longue.

Elle se redressa avec lenteur, soutenant une nouvelle fois son ventre d’une main molle. Légèrement titubante, elle se rendit vers la grosse armoire en bois sombre et posa l’ouvrage à l’intérieur, le cachant bien au fond afin de s’assurer que personne ne mettrait la main dessus.

— Je pense qu’il est inutile que je te demande des précisions quant à cet emprunt fortement… particulier, dirais-je.

— J’apprécierais grandement ta discrétion là-dessus.

— Hélas, seulement si mademoiselle a la bonté de me préparer un thé, ce serait fort aimable à elle.

Elle laissa échapper un rire de courtoisie et acquiesça. Dans la théière, elle versa l’eau bouillante et y incorpora les plantes qu’elle laissa infuser sur la table autour de laquelle tous deux s’installèrent.

— Nous n’avons pas beaucoup de choix, fit-elle en touillant délicatement les feuilles, il ne nous reste plus que du Charity breakfast. Ce n’est pas le meilleur mais c’est le seul encore disponible à la vente.

— Je crois que c’est en partie à cause de cela que mon père insistait pour que ta mère vienne avec lui. Les entrepôts nord sont les seuls endroits où tu peux te procurer des matières premières avant que les boutiques ne se répartissent entre elles les stocks disponibles. À mon avis, ça doit être la ruée là-bas depuis l’embargo. Une chance que mon père possède des relations pour avoir un passe-droit, même devant les nobles.

— Tu sais ce qu’ils ont rapporté de Pandreden ?

— Non, je n’en ai pas la moindre idée. Du textile, ça j’en suis sûr. Des produits alimentaires tels que les alcools, les produits d’épiceries, les épices, les fruits… par contre je doute qu’ils se préoccupent du mobilier dorénavant, tout comme le bœuf… c’est devenu une denrée introuvable, hormis ceux issus des rares élevages présents sur l’île. Autant te dire que la viande est inabordable.

— Je n’aime pas spécialement cela, je trouve ça trop fort à mon goût, avoua-t-elle spontanément.

— Je sais, ricana-t-il, mademoiselle préfère le poisson. Et plus précisément les saint-jacques si je ne me trompe pas.

À cette affirmation, elle écarquilla les yeux tandis qu’elle lui tendit la tasse remplie à raz-bord d’eau fumante.

— C’était pas très compliqué à deviner, se justifia-t-il en soufflant sur le liquide, depuis le temps que je t’observe en soirée, je commence à cibler un peu tes goûts. D’ailleurs, je sais que tu détestes les viennoiseries. En revanche je ne pense pas me tromper avec ceci…

Il se baissa et sortit de sa sacoche un sachet d’amandes qu’il posa sur la table, juste devant elle. Elle effleura délicatement ses doigts sur le sachet puis, en voyant de quoi il s’agissait, un sourire illumina l’espace d’un instant son visage avant de redevenir de marbre.

— J’ai cru voir que tu aimais les fruits secs et plus particulièrement les amandes. T’as de la chance on en trouve encore dans quelques boutiques. Prends-les, je les ai achetées pour toi.

— Merci ! répondit-elle, le timbre chaleureux.

— Mais de rien, ajouta-t-il avec un air charmeur, ça fait du bien de te voir sourire. Trois fois dans la même journée, je ne t’en aurais jamais cru capable !

Sa remarque lui décrocha un petit rire et elle se mordilla les lèvres, le visage rubescent.

— Et puis, ajouta-t-il, au moins mes pitreries auront le don de détendre un peu mademoiselle. T’as l’air moins abattue que tout à l’heure.

Remarquant qu’elle se renfrognait, il ne s’étala pas sur le sujet et aborda des conversations plus légères bien que fort banales. Il se réjouissait intérieurement de la voir se détendre, elle se courbait moins et se touchait moins le ventre qu’au départ. Finalement, elle n’était vraiment pas des plus désagréables cette petite duchesse hautaine lorsqu’on savait s’y prendre. Il notait même, et ce pour son plus grand plaisir, que plus la conversation défilait, et plus elle paraissait naturelle, moins sur la retenue. Même ses gestes d’ordinaires statiques étaient plus fluides, plus maniérés.

Mais la plus grande beauté résidait sur son visage aux traits moins crispés, presque détendus, où un subtil sourire paraissait s’esquisser à la commissure de ses lèvres. Et cette magnifique tête, à la chevelure désordonnée, penchait subtilement sur le côté, tirant sa nuque élancée sur laquelle les mèches échappées de ses cheveux ondulaient. Qu’elle était belle, si désirable ! songea-t-il, le cœur tambourinant et la gorge asséchée. Pourquoi fallait-il qu’elle lui soit interdite ? Et pourquoi pensait-il à cela d’ailleurs ?

Alors qu’il était troublé par ses réflexions, la porte de l’entrée s’ouvrit et la duchesse mère pénétra dans la pièce en compagnie de Mantis ainsi que de deux domestiques, les bras chargés de victuailles et autres joyeusetés. Quand il reporta sa vision sur sa belle-sœur, la magie avait disparu ; la vipère redevint de glace, et il put à nouveau retrouver son rythme cardiaque régulier devant cette femme au charme envolé.

Après quelques salutations courtoises et échanges formels, le père et le fils prirent la direction de leur domaine, laissant derrière eux la mère et la fille. Le jeune marquis monta dans le fiacre et, rêveur, regarda la Marina à travers la vitre. Enfin, il assista à un spectacle auquel il ne s’attendait guère. Derrière la fenêtre de la cuisine, Blanche, droite et les bras croisés, l’observait d’un regard insondable.

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