NORDEN – Chapitre 118

Chapitre 118 – Les événements de l’ombre

Assis à son bureau, Alexander étudiait la femme qui se dressait devant lui. Irène se tenait bien droite, le port altier. Elle portait un long manteau ardoise, en accord avec sa couleur d’yeux, qui épousait ses formes à la manière d’un drapé. Sa coiffe se composait d’un chignon duquel quelques mèches s’échappaient, auréolée d’une toque en fourrure d’hermine magnifiquement ouvragée, d’un blanc pur moucheté de taches noires régulières. Une paire de bottes imperméables lui grimpait jusqu’aux genoux et recouvrait son pantalon clair en toile de jute.

À ses côtés, Desrosiers affichait un air grave mais serein. Il était vêtu d’un costume sombre, tout aussi épais que celui de son acolyte, et empoignait fermement sa canne à pommeau de serpent. Par courtoisie, Alexander se leva et les invita à s’asseoir. James alluma des chandelles puis, serviable, alla préparer une boisson chaude.

Lucius choisit un siège et s’installa tandis qu’Irène resta debout, accoudée à la fenêtre, regardant l’extérieur d’un air songeur. Malgré le ciel cendré, la pluie avait cessé. Un fort effluve de pierre mouillée imprégnait l’air orageux accompagné par une odeur plus subtile de brûlé mêlé de poudre. En contrebas, les hommes du marquis s’étendaient sur la place, une trentaine de soldats patrouillant à pied ou à cheval. Trois d’entre eux déchargeaient une caisse qu’ils acheminaient à l’intérieur de la mairie.

La duchesse plissa les yeux et remarqua que de la fumée noire s’échappait d’habitations éparses. Elle sortit de sa poche un paquet de cigarettes, aussi longues et fines que ne l’étaient ses doigts, et en alluma une qu’elle porta à sa bouche avant d’annoncer sèchement :

— Je vois que l’Insurrection a commencé. Merci à Wolfgang d’avoir été à ce point négligent ! C’est une chance que nous ayons anticipé les tensions en ayant pris un autre itinéraire afin d’accoster directement à Eraven avec notre précieux chargement, sans la menace de l’Albatros pour intercepter notre navire. Une chance que Desrosiers soit parvenu à faire diversion et à retenir l’attention du capitaine Friedz ainsi que de ses hommes.

Un silence se fit. La mine patibulaire, Alexander scrutait les deux nouveaux venus de ses yeux plissés en fentes.

— Pouvez-vous me dire, je vous prie, ce qui se passe ? s’enquit-il d’une voix aussi calme qu’il le pouvait.

Desrosiers jeta un regard en direction de son acolyte qui se retourna et leur adressa un sourire faux.

— Baron, je crois qu’il est temps pour nous d’achever cette partie d’échecs et de mettre un terme définitif à cette guerre civile, dit-elle en recrachant un nuage de vapeur, nous avons gagné et quand demain viendra le crépuscule, le Aràn Alfadir nous sauvera. Si tant est qu’il soit assez rapide pour gagner Iriden au pas de course au vu de son état ou ne daigne reprendre forme humaine et envisage d’emprunter une monture.

Elle fronça les sourcils et fit claquer sa langue.

— Mais connaissant le Aràn et son arrogante fierté, je doute fortement qu’il choisisse cette deuxième option.

— Que dites-vous ? lança Alexander, stupéfait par le fait qu’elle puisse joindre l’entité et que celui-ci soit capable de redevenir humain à sa guise.

Irène sortit de sa poche un sachet transparent dans lequel se trouvait une pastille d’un vert sombre. À cette vision, le Baron eut un rictus.

— Je n’ai pas besoin de vous dire ce que c’est, monsieur le maire. Je suppose que vous le savez déjà ?

— Que vient faire la D.H.P.A. dans cette affaire ?

Irène prit une autre bouffée qu’elle laissa pénétrer dans ses poumons et rangea la drogue dans sa poche.

— Vous savez, cher Baron, que je suis mariée à Friedrich, ou du moins je l’étais, et que par conséquent j’avais accès aux informations que mon défunt mari possédait. Comme vous vous en doutiez très certainement, notre mariage n’était en aucun cas une marque d’affection, pour lui comme pour moi, mais plutôt une alliance solide entre deux êtres désirant prendre les rênes du territoire. J’avais besoin de son statut et lui de mes talents de stratège ainsi que de la compétence de mon noble père.

Voyant qu’il allait l’interrompre, elle leva la main.

— Inutile de me le demander, vous le devinerez aisément une fois que j’aurai terminé de vous raconter toute cette histoire.

Alexander se pinça les lèvres et soupira de déception. Il était avide d’en apprendre davantage sur le déroulement des événements dont il n’avait nullement conscience.

— Friedrich était, pour ainsi dire, sous les ordres de mon père. Il était sa principale marionnette et il se servait de lui depuis bien avant son élection. Je vous passerai les détails et les actions qui se sont déroulées lors de ses vingt-deux années de mandat. En revanche, je tiens à m’attarder sur le fameux soir du 24 septembre 300 et de la fâcheuse affaire qui s’en est suivie. L’impact de cet événement a eu de nombreuses répercussions, comme vous le savez très bien.

Alexander laissa échapper un rire nerveux. Irène écrasa sa cigarette, croisa les bras et s’adossa contre la vitre.

— Mais vous ne connaissez sur le sujet que la moitié des éléments. Ceux qui nous intéressent concernent la méfiance naissante de Friedrich à mon égard ainsi que la saisie des stocks de D.H.P.A. que possédaient le capitaine Orland et ses hommes.

James revint dans la pièce, un plateau dans les mains dans lequel se tenaient cinq tasses de café fumantes, et en servit une à chacun des convives. Il était accompagné de Pieter, parti s’installer auprès de son maître. Trois hommes entrèrent également, portant une caisse en bois massif cerclée d’une armature métallique et de chaînes à larges maillons. Ils la placèrent dans un coin de la pièce puis repartirent. Le capitaine tendit galamment une tasse à la duchesse qui la prit du bout des doigts et en huma le contenu. Cette dernière fit les cent pas, ses talons claquant à chaque impact contre le plancher. Elle contemplait devant elle, impassible, sous le regard des quatre hommes qui l’écoutaient sagement.

— Comme je vous le disais, dit-elle après avoir bu une gorgée, Friedrich a commencé à devenir méfiant envers ma personne ainsi qu’envers le jugement de mon père. Il en devint fou, un monde s’écroulait, son monde, et tout ce qu’il venait de bâtir. Il faut dire que le fait d’apprendre qu’Hélène était non seulement ma sœur mais aussi et surtout sa fille à Lui, le Tout-Puissant de Norden, l’avait fort chamboulé. Il en était désemparé tant il ne savait pas si je lui cachais d’autres informations cruciales. Fort heureusement je l’ai aidé à rectifier le tir de cette sombre histoire et une fois la drogue saisie après l’arrestation des hommes de Malherbes, nous avons perquisitionné et caché les derniers stocks de D.H.P.A. existants qui appartenaient à Laurent lui-même et dont il faisait encore trafic avec Wolfgang.

À cette annonce, Alexander leva les yeux au ciel ; comme il s’en doutait, les deux marquis se révélaient une nouvelle fois être à l’origine de sombres affaires.

— Mais cet imbécile de Friedrich n’a pu s’empêcher d’en prendre et en devint accro. Je fus cependant troublée par les effets que procurait cette drogue, qui ne me rappelaient que trop bien le comportement des Féros. Vous allez me dire comment se fait-il que je sois au courant pour les Féros, les Berserks ou encore les Sensitifs ? Pour cela vous demanderez à votre future femme. Avec un peu de chance et malgré le contretemps, ma nièce aura rejoint ma fille à temps afin qu’elle lui explique une partie de nos origines.

Abasourdi par ce flot d’informations, Alexander se passa une main sur le visage puis toisa James ainsi que Lucius.

— Je suppose que vous êtes au courant de toute l’affaire.

— Depuis neuf ans en effet, répondit James en caressant discrètement la main de Pieter.

— Et tout récemment pour ma part, annonça Lucius, depuis que j’ai été contacté par madame von Hauzen.

— Et je présume qu’il était inutile pour vous de me parler du fait que vous agissiez dans l’ombre, me laissant seul endosser les problèmes du territoire comme je le pouvais ?

— Disons que vous aviez tellement de choses à gérer et que votre esprit était trop tourmenté pour que nous puissions prendre le risque de vous en parler ! répliqua James.

— Quelle amabilité !

— Calmez-vous, je vous prie ! tempéra Desrosiers. Et laissez Irène vous expliquer l’étendue de la chose.

Alexander serra les poings puis porta son regard sur la duchesse qui le gratifia d’un sourire malin et caressa d’une main tendre sa toque liliale.

— Suite à sa transformation, ma sœur Hélène fut tuée par un chasseur. C’est sa fourrure que je porte sur ma tête. À la mort de sa fille, mon père fut si furieux qu’il nous obligea à enlever des enfants noréens. Ou plutôt, devrais-je dire, et cela risque de vous choquer, mon père obligea Alfadir lui-même à le laisser enlever des enfants noréens afin de les envoyer sur la Grande-terre en guise de représailles.

Alexander manqua de s’étouffer avec sa boisson. Il toussa et, les yeux écarquillés, observa à nouveau la duchesse qui paraissait se délecter de la réaction provoquée.

— Le Cerf accepta à contrecœur car des enjeux nettement plus importants étaient en jeu et qu’il avait besoin du soutien de père pour l’aider à l’avenir. Ainsi, ils mirent au point un contrat : Alfadir devait céder des enfants noréens à Charité afin de créer une alliance durable avec cet empire mais aussi laisser la descendance de mon père prospérer sur l’île, tandis que ce dernier s’engageait à retrouver Hrafn et à protéger l’île en cas d’invasion de Providence.

Le Baron plaqua sa tête entre les mains et réfléchit.

— Mais qui donc est votre père bon sang ! Qui peut être assez puissant pour contrer le Aràn et le faire plier ?

— Je vous pensais un peu plus clairvoyant, cher neveu ! dit Lucius en caressant le pommeau de sa canne.

Alexander regarda les mains du marquis dont les chevalières, bien mises en évidence, luisaient sur ses gants noirs. L’une était estampillée aux armoiries de l’Hydre, un H majuscule entouré d’un serpent argenté qui se mord la queue. Après un temps de réflexion, il eut un mouvement de recul et fit les yeux ronds.

— Non ! Ne me dites pas que…

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