NORDEN – Chapitre 127

Chapitre 127 – La duchesse tourmentée

Loin du tumulte de la ville, un nouveau-né bienheureux tétait le sein gonflé de sa mère. Les yeux clos et le visage détendu, il pressait avec vigueur sa bouche contre la tétine, cherchant une giclée de lait pour rassasier son appétit. Une petite chandelle éclairait son visage joufflu et ses bras potelés qui gigotaient avec lenteur par-dessus son linge blanc aussi doux que de l’angora.

Sa mère, attendrie devant sa face minuscule, caressait son crâne aux cheveux épars, aussi bruns que les siens. Elle fit glisser ses doigts le long de ses bras couleur café au lait jusqu’à atteindre ses mains couvertes de taches blanches. Par réflexe, l’enfant déplia ses doigts boudinés et agrippa l’index tout en continuant son action, parfaitement imperturbable.

Modeste rassasié, Meredith le déposa dans le berceau, l’emmaillota d’une couverture molletonnée puis lui chanta une berceuse ; un chant ancien, héritage des von Hauzen depuis des générations.

Il est dans le Grand Nord

Un aigle si grand et si fort

Dirigeant son Empire

Avec Justice et Sagesse

Héritage de sa noblesse

Dans l’espoir d’un glorieux avenir

Un bel oiseau au plumage soyeux

Qui d’un battement d’ailes dominait les cieux

Puisses-tu retrouver la paix de ton passé

Qui jadis fut parfait, maintenant demeure blessé

Le plus puissant des cinq frères

Possédant tout pour être fier

Mais après cet acte malheureux

La lionne, qui de tristesse t’en veut

Dans une guerre sans fin s’engage

Car le corbeau tu écoutas de rage

Ta sœur dans ton orgueil tu blessas

Réparer tes torts, la protéger tu devras

Ô bel oiseau valeureux

Qui dans une quête éternelle

Désire rétablir l’amour fraternel

En attente de jours radieux

Alors qu’elle chantait, des souvenirs de son enfance lui revinrent en mémoire, des images douloureuses en cet instant présent. Car la duchesse, perdue dans sa solitude, ressassait amèrement son passé. Elle se revoyait avec sa jumelle du haut de leurs six ans, si joviales et inséparables, partageant les mêmes jeux, la même chambre et les mêmes envies. Leur père se tenait à leur chevet, leur racontant chaque soir une histoire avant de les endormir. Après un dernier baiser, il éteignait les bougies, les obligeant à dormir. Mais les deux sœurs continuaient à bavarder, riant de rires étouffés et chahutant sous les draps.

Meredith essuya une larme. Il s’agissait là d’un des derniers moments de complicité avec sa sœur qu’elle conservait en mémoire. Après, sans qu’elle ne sache pourquoi, leur relation avait basculé et sa fidèle amie n’était plus. Profondément endormi, Modeste lâcha un soupir.

— Bonne nuit mon agneau, susurra tendrement la mère à son oreille après lui avoir accordé un baiser sur le front.

Elle se redressa et se dirigea vers la fenêtre, examinant le paysage d’un œil vague, le cœur serré ; Blanche n’était toujours pas rentrée, cela faisait des heures qu’elle n’avait pas donné signe de vie. Dehors, les gardes patrouillaient le long des grilles du domaine. Tout était atrocement calme.

Le manoir de Lussac, situé assez loin de la ville, demeurait imperturbable face aux terribles événements qui se déroulaient actuellement. Quelle souffrance pour la duchesse qui, il y a une semaine seulement avait perdu sa mère et voilà qu’à présent sa sœur, sa chère jumelle, n’était pas non plus présente auprès d’elle. Gagnée par la peur, le cœur foudroyé par cette solitude, Meredith quitta la chambre et traversa le couloir, secouée par des sanglots inarrêtables. Elle s’isola dans une pièce et déversa sa peine à grands coups de larmes et de plaintes déchirantes.

Elle hoquetait depuis un moment, assise sur le rebord du lit, quand la porte s’ouvrit. Alerté par le non-retour de sa femme, Antonin était allé la chercher et entra sans un bruit. Le blondin s’installa à côté de sa compagne et la prit dans ses bras, enclin à apaiser ses tourments.

— Les recherches n’ont rien donné, les deux hommes que père a envoyé tout à l’heure ne sont pas encore revenus. Seul l’un des soldats de William est venu nous avertir de l’agitation qui a lieu en ce moment même. Les villes sont assiégées de toute part.

— Où est ma sœur ? sanglota la duchesse. Existe-t-il des indices pour savoir où elle se trouve ?

— Malheureusement non ma biche et nous n’avons pas assez d’hommes pour nous permettre de la rechercher.

— Tu veux dire que vous l’abandonnez là-bas ? Mais… mais si ça se trouve elle est à Iriden ! Seule et vulnérable !

— Nous n’en savons rien ! Comme je t’ai dit les deux hommes ne sont pas revenus et il commence à faire nuit. Ce serait dangereux d’envoyer davantage de sentinelles à sa recherche alors qu’il reste juste assez de soldats pour protéger le manoir décemment en cas d’attaque ennemie.

Elle se leva en hâte et commença à faire les cent pas.

— Oh ! mais où est-elle ! Mais où est-elle !

— Ola, calme-toi ! s’exclama Antonin en se redressant à son tour. Je suis sûr que ta sœur va bien et qu’elle s’est trouvé un lieu paisible où patienter en attendant que l’Insurrection s’estompe. Si ça se trouve, elle est en compagnie de Diane, de Louise ou de Victorien. Théodore non plus ne m’a pas donné signe de vie. Ils sont peut-être tous à Iriden chez Hippolyte ou Aurel, voire même chez Mantis !

— Mais comment peux-tu être aussi sûr de toi ? Toi t’as toute ta famille ici présente ! Tes deux sœurs, leurs maris, tes neveux et nièces, tes parents ! Alors que moi ni ma mère ni ma sœur ne sont présentes !

— Je comprends que tu sois angoissée mais par pitié maîtrise-toi, ce n’est pas bon pour une mère d’être autant surmenée par ses ardeurs et ses peurs !

— Mais comment veux-tu que je me calme ! s’emporta-t-elle. Comment oses-tu me demander de me calmer alors que la vie de ma sœur ou de ma mère est peut-être en jeu !

— Meredith, s’il te plaît baisse d’un ton, tu vas réveiller Modeste et en plus tu risques d’inquiéter tout le manoir à t’emporter de la sorte ! Je sais que tu ne vas pas bien mais, clairement, ma famille n’a pas besoin de stresser davantage. La situation est déjà assez tendue comme ça alors n’en rajoute pas je te prie !

— Mais j’en ai rien à faire de stresser ta famille ! Ta famille ! Ta famille ! T’as que ce mot-là à la bouche ! Comme si tu te fichais éperdument de la mienne !

— Mais… mais parce que t’as qu’une mère et une sœur et que tu passes ton temps à les injurier dans leur dos ! fit-il, déstabilisé par son élan de colère.

— Mais quel sombre crétin tu fais ! Je m’apprête à épouser le pire crétin égoïste de Norden ! Monsieur le marquis Antonin pour vous servir ! Non, mais t’as jamais pensé deux secondes que je pouvais moi aussi éprouver de l’amour pour ma famille ? Qu’importe le fait qu’elle soit imparfaite et que je passe mon temps à me chicaner tant avec mère qu’avec Blanche ! Elles sont les deux seules personnes en plus d’Ambre auxquelles je tiens le plus et qu’aucune d’elles, je dis bien aucune ! n’est présente actuellement avec nous !

— Tu as Modeste et moi je te signale ! Les seules personnes qui devraient le plus compter dans ta vie !

— Oh oui, vas-y apitoies-moi et prouve-moi encore plus que tu es un sale égoïste ! Comme si j’étais la personne la plus importante à tes yeux ! J’ai l’impression qu’à part mon statut de duchesse et ma beauté il n’y a pas grand-chose qui t’intéresse chez moi !

Antonin écarquilla les yeux, blessé par ces propos.

— Tu… tu ne penses pas ce que tu dis, j’espère ?

— Oh que si je le pense ! T’as beau avoir le père et la mère les plus gentils qui soient j’ai plutôt l’impression que tu as hérité de ton oncle !

— Co… comment oses-tu dire de telles atrocités !

Après ce coup d’estoc, la duchesse tourna les talons et quitta la pièce. Arrivée dans les jardins, elle parcourut le domaine de long en large, ulcérée par le comportement indigne de son fiancé. Elle marchait d’un pas décidé et tentait désespérément de trouver un volontaire pour porter secours à sa sœur. Or, aucun des hommes qu’elle interrogea n’accorda grâce à ses faveurs, demeurant fidèles aux ordres de leur employeur.

Encore plus révoltée contre le monde, elle s’isola sur la plage privative pour ruminer sa peine. Elle sillonna l’étendue de galets jonchés d’algues, puis emprunta le ponton de bois où une embarcation de plaisance était amarrée. Elle monta à bord et s’installa sur la proue, se laissant bercer par le mouvement des vagues.

Au loin, l’horizon se noyait sous ces écœurantes nuances grisâtres et bleuâtres. Les goélands piaillaient sans aucune ferveur, regagnant leur nid avant la tombée du jour. Même la brise d’ordinaire vigoureuse paraissait étouffée, tout comme l’ondulation des vagues, normalement déchaînées à cette heure du soir ; la nature était blessée, morte. Seul le tintement relaxant des accroches métalliques de la voile repliée contre le mât accompagnait ses sanglots.

— Pourquoi pleures-tu ainsi mon enfant ? résonna une voix grave juste derrière elle.

La duchesse se retourna en hâte, gênée d’avoir été surprise dans un moment pareil et surtout apeurée de ne pas avoir entendu l’impertinent arriver. Lorsqu’elle aperçut l’homme assis sur le rebord, elle eut un mouvement de recul, manquant de tomber à la renverse. Par réflexe, il la rattrapa et l’aida à regagner son équilibre.

— Qui… qui êtes-vous ? demanda Meredith, paniquée par cet inconnu au physique des plus particuliers.

Ce dernier passa une main dans ses interminables cheveux noir de jais et lui adressa un sourire chaleureux, dévoilant deux rangées de dents blanches dont les canines étaient légèrement pointues. C’était un grand homme à la silhouette longiligne dont le torse dénudé était finement musclé, voilé d’une peau nivéenne presque translucide, sans la moindre aspérité. Ses mains palmées se couvraient de taches brunes et ses doigts se finissaient en griffes pointues.

Mais le plus impressionnant demeurait ses yeux, l’un aussi bleu que le givre et l’autre aussi doré que le soleil qui semblaient aspirer l’âme et la sonder jusqu’au plus profond de son être. Il portait pour tout vêtement un drapé écru semblable aux couvertures se trouvant sur le voilier.

Subjuguée par l’étranger, Meredith resta coite et immobile, oubliant presque de prendre sa respiration.

— Ne soit pas effrayée mon enfant, assura l’inconnu d’une voix douce, si j’avais voulu te faire du mal, je ne me serais pas donné la peine de t’aborder auparavant.

— Qui… qui êtes-vous ?

Il fit une moue et haussa les épaules.

— La personne qui, en plus de ta mère et de ta sœur, tient le plus à toi. Ton protecteur dirons-nous.

Elle baissa légèrement les yeux et les releva aussitôt, confuse en voyant dépasser ce qui semblait être un morceau de son intimité situé à découvert.

— Vous… vous êtes nu ? s’écria-t-elle en détournant le regard, rouge de honte.

D’un geste nonchalant, il replaça correctement le drapé, couvrant totalement ses jambes diaphanes d’une extrême finesse ainsi que le bas de son ventre.

— Pardonne-moi chère enfant, je n’ai plus l’habitude de ce genre de choses, les réflexes se perdent.

— Comment êtes-vous parvenu jusqu’ici sans qu’aucuns des gardes ne vous remarque ? Cette plage est privée, vous ne pouvez y accéder que par navire et je ne vois nulle embarcation. En plus, l’eau est trop froide pour que vous ayez pu parvenir jusqu’ici sans être gelé !

— Que de questions dans un petit être si jeune !

— Veuillez au moins me dire qui vous êtes je vous prie !

— Tu n’as pas besoin de le savoir.

— Pourquoi donc ?

L’homme tourna la tête et planta son regard dans le sien.

— Parce que.

Meredith ne s’entêta pas davantage et hocha la tête. Ils restèrent silencieux, profitant de la sérénité ambiante. L’homme clapotait ses pieds dans l’eau, produisant un son relaxant. Des bulles d’écumes glissaient le long de ses membres inférieurs, lisses et dépourvus de poil. Il tourna la tête et contempla la duchesse de ses yeux brillants chargés d’une bienveillance rare.

— C’est fou de voir à quel point tu lui ressembles ! laissa échapper l’homme à mi-voix.

— Que voulez-vous dire par là ?

— Puis-je te toucher, mon enfant ?

Intriguée, elle entrouvrit la bouche sans qu’aucun mot ne puisse sortir et fit les yeux ronds avant d’acquiescer d’un subtil hochement de tête. Il avança une main et la posa sur sa joue qu’il caressa avec la plus grande tendresse. Le contact chaleureux de cette paume contre sa peau fit dangereusement accélérer le cœur de la duchesse. Elle se sentait cotonneuse, ivre de plénitude. L’inconnu s’approcha de son front et y déposa un baiser langoureux avant de se reculer et de l’observer à nouveau.

Le vent se levait et l’atmosphère se refroidissait au point que la jeune femme commençait à grelotter.

— Tu devrais remonter au manoir, chère enfant, ton futur époux ainsi que ton précieux fils t’attendent. Il serait fâcheux que tu les inquiètes.

— Je le sais, marmonna-t-elle.

Il se leva et cueillit l’une de ses mains qu’il pressa délicatement afin de l’aider à se relever.

— Ne t’en fais pas pour ta sœur et ta mère. Elles vont bien, il ne leur arrivera rien. Va rejoindre ton amant et reste auprès de lui, à l’abri. Une tempête va faire rage cette nuit.

Sans un mot, elle acquiesça et plongea une dernière fois ses yeux dans les siens avant de s’en aller. Une étrange sensation de réconfort s’empara d’elle. Lorsqu’elle rejoignit sa chambre, amorphe mais le cœur plus apaisé, elle vit son fiancé allongé dans le lit, le corps dissimulé sous les draps, lui tournant sciemment le dos. S’en voulant pour ses dires, elle se glissa sous les couvertures et se plaqua contre lui. Ses lèvres déposèrent un timide baiser sur le bas de sa nuque.

— Je suis désolée. Je n’aurais pas dû, pardonne-moi.

Elle hoqueta et essuya une larme.

— J’ai été méchante, la colère et la peur m’ont fait dire des choses mauvaises. Je m’excuse de t’avoir comparé à Léandre et… je sais que tu m’aimes et que même si t’es égoïste, t’as plein de bons côtés… et je t’aime et j’ai peur de te perdre toi aussi et…

Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’Antonin se retourna. Avec douceur, il enserra sa femme.

— Ce n’est rien ma biche, murmura-t-il, la tête collée contre la sienne. Je me doute que tu ne pensais pas tout ce que tu disais mais s’il te plaît, ne juge pas mon amour pour toi comme étant simplement égoïste ou intéressé. Je ne suis pas comme Charles, je ne t’ai pas choisie pour ta beauté ou ton statut. Je t’ai choisie car je savais que tu serais la femme parfaite et avec qui je voulais fonder ma famille et passer le reste de ma vie. Je me fiche de ton titre, je ne t’ai jamais repoussée, et ce, malgré ta déchéance à ce que je sache. Avec toi j’ai fondé ce que j’ai de plus beau et de plus précieux. Jamais je n’échangerais cela et jamais je n’aurais souhaité partager cette aventure avec une autre !

Meredith sanglota. De nouveau gagnée par les larmes, elle nicha sa tête dans le cou de son bien-aimé.

— Je suis désolée… tellement désolée…

— Essaie de te reposer ma biche, chuchota-t-il, promis si demain nous n’avons pas de nouvelles je missionnerai quelqu’un pour aller s’enquérir de la situation.

— Tu me le promets ?

— Je t’en donne ma parole d’honneur.

***

Il était un sanctuaire dans le coin le plus reculé de l’île, situé en plein cœur d’une forêt dense où nul n’avait le droit d’entrer. Ce lieu sacré, fondé à l’aube des temps, conservait sa superbe de jadis, malgré la végétation foisonnante qui, de nature conquérante, investissait chaque élément d’architecture demeurante.

Des fleurs aux couleurs éclatantes et variées grimpaient le long des colonnes en pierre polie marbrée, formant des motifs en arabesques, s’entremêlant entre elles afin de former de somptueux bouquets. Les lianes et les ronces s’étiraient jusqu’au toit, masquant en partie le fronton du temple, où un cerf en bas-relief était sculpté de profil, la tête haute et la patte avant dressée, dans une apparence des plus nobles.

Au-dessous du fronton, une grande frise en pierre blanche quelque peu ternie cernait le pourtour extérieur du temple. Cette dernière, lisse et sans la moindre aspérité, affichait à l’entrée, en runes finement ciselées dans la langue noréenne ; Hjarta Kóngur Alfadir — ORADEN.

Les lieux étaient paisibles. Il régnait ici une tranquillité sans égale où seuls les oiseaux gazouillaient leur hymne du soir, perchés sur les hauts feuillages qui tanguaient à la brise crépusculaire, se répondaient en écho les uns les autres, offrant des sifflements mélodieux.

Un passereau à la gorge rougeoyante et aux yeux aussi noirs que le charbon fendit l’air d’un vif battement d’ailes pour venir se poser sur la branche d’un cerisier blanc, où un immense cerf allongé à la base du tronc se reposait. Le rouge-gorge, animé par la fougue qui le transportait, siffla trois coups avant de repartir. Le cerf, endormi jusqu’alors, ouvrit un œil doré ; le signal était donné.

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