NORDEN – Chapitre 133

Chapitre 133 – Périple en eaux troubles

L’odeur putride des égouts et de l’eau croupie imprégnait l’air. Le liquide, aussi noir que du charbon liquoreux, recouvrait toute la surface du sol sur plusieurs centimètres jusqu’à mi-mollet. Léonhard tenait fermement la main de son sauveur, angoissé à l’idée de chuter une énième fois et de réveiller sa mère. Le furet dormait dans le sac à bandoulière qui pendait à son flanc. Ils avaient drogué ce dernier avec un cachet qu’ils étaient parvenus, non sans griffures, à engouffrer dans sa gueule. Ils avançaient lentement. Leurs pieds s’enfonçaient dans la boue qui souillait l’intégralité du pavement et collait à leur soulier.
— Du calme maman, du calme ! murmura le petit en caressant la besace qu’il sentait bouger. Fais dodo !
Alexander le regarda du coin de l’œil.
— C’est le tremblement de terre qui l’a poussée à se transformer ? demanda-t-il avec une pointe d’inquiétude.
— Non, monsieur. Tout à l’heure, alors qu’on mangeait tranquillement maman et moi, notre voisin et des hommes sont venus à la maison. Ils ont commencé à fouiller et à tout casser. Ils ont pris toutes les montres et les belles horloges de maman. Maman a commencé à avoir peur et leur a crié de s’en aller mais le voisin s’est fâché, il est allé vers maman et a commencé à lui faire mal. J’ai donc couru vers elle pour l’aider, mais les autres hommes m’ont poussé. Maman se débattait comme une folle et le voisin lui a dit que si elle n’était pas sage et qu’elle ne venait pas avec lui là-haut, alors il me ferait du mal. Maman a obéi, et est allée dans la chambre. J’ai pas compris ce qu’il lui a fait mais le parquet grinçait et maman criait.
Il sanglota et continua d’une voix chevrotante.
— Le voisin est redescendu tout seul, sans maman. Je l’ai regardé méchamment. Il m’a souri et m’a gratté les cheveux et m’a dit que maman avait été très sage. Quand je suis monté, maman n’était plus maman et à la place il y avait un furet tout paniqué caché sous le lit.
Alexander se mordait rageusement les lèvres, tentant de rester maître de lui-même et de ne pas s’émouvoir devant les propos du garçon qui lui broyaient le ventre. Sans un regard, il raffermit sa prise en guise de soutien. Soudain Léonhard hoqueta et s’arrêta. Il lâcha la main de son sauveur et la passa sur ses yeux devenus rouges de larmes. Puis, dans une prise de conscience foudroyante, il éclata en sanglots. Ne souhaitant pas être plus ébranlé qu’il ne l’était déjà, l’homme lui reprit la main et le tira.
— Aller, avance mon garçon. Ce n’est pas le moment de penser à ce genre de choses.
— J’ai plus de maman ! J’ai même plus mon papa…
Il renifla et serra la besace contre son ventre.
— Qu’est-ce qu’il va m’arriver monsieur ? demanda-t-il d’une voix plaintive.
Tout en balayant la route du regard, Alexander soupira.
— Je n’en sais rien, et ce n’est pas le moment Léon ! On verra ça en temps voulu ! Concentre-toi s’il te plaît !
Le garçon ne dit rien et se laissa guider, toujours secoué de sanglots. À un embranchement, l’homme stoppa sa marche et le plaqua au mur.
— Qu’y a-t-il monsieur ? chuchota Léon, grelottant.
Le Baron surveilla les alentours. Une ombre et un reflet métallique captèrent le coin de son œil ; un homme adulte et armé, nul doute. Il s’abaissa à hauteur du garçon.
— Surtout ne fait aucun bruit et ne bouge pas, murmura-t-il tout en sortant le couteau de la poche latérale.
L’enfant hocha la tête. L’homme se redressa et se plaqua au maximum contre le mur. Le bruit de l’eau en mouvance s’intensifiait. Quand les ondulations se dessinèrent à la surface, Alexander se baissa et planta le couteau dans la chair de l’inconnu. L’objet tranchant s’enfonça avec aisance dans la cuisse d’un homme, lui arrachant un cri de douleur. Sans attendre, le Baron fonça sur lui et le fit basculer à la renverse, le couteau pointé au-dessus de la tête de son potentiel ennemi. Celui-ci, désarçonné, gémissait par ce coup aussi brutal qu’inattendu. Voyant qu’il avait l’ascendant, Alexander observa son rival et, avec stupeur, reconnut l’homme allongé devant lui, totalement à sa merci.
— Wolfgang ? fit-il en esquissant un mouvement de recul. Que faites-vous ici ?
— Baron ! geignit ce dernier.
Ils prirent un instant pour se dévisager. Le marquis paraissait malade avec ce teint d’une pâleur mortuaire, la peau tirant sur un blanc translucide zébré par un réseau de veines bleuies. Un voile vitreux couvrait sur ses yeux striés. Il tremblait de tous ses membres, agrippant sa canne d’une main molle. Du sang perlait de sa cuisse dont l’empreinte du couteau était fièrement marquée.
— Que vous est-il arrivé ? s’enquit Alexander qui appuyait sur la plaie afin de la comprimer.
Le marquis balaya sa main d’un revers.
— Laisser Baron, je suis perdu.
— Que voulez-vous dire ?
Mantis pencha la tête sur le côté, dévoilant deux trous pourprés à la base du cou.
— Une vipère m’a mordue, un noréen à n’en pas douté. Ce n’est pas la seule blessure qu’elle m’a infligée ! ajouta-t-il en voyant son rival se rapprocher afin de l’examiner. La sale vermine est venue me mordre alors que je tentais d’échapper à mes poursuivants en trouvant refuge dans une maison avant que le séisme ne survienne.
— Pourquoi n’êtes-vous pas au manoir ?
Le marquis cracha et le regarda avec sévérité.
— Théodore n’est pas rentré. Mon fils est introuvable.
Le Baron acquiesça en silence.
— Je suis allé le chercher, j’ai cru comprendre qu’il était parti retrouver Blanche, malheureusement ils sont introuvables. Sa monture a été retrouvée morte à Iriden mais je refuse d’admettre qu’il le soit aussi. Je suis donc descendu en basse-ville, la rumeur circulait que vous vous y rendiez en compagnie de la duchesse. Je me suis dit que mon fils et la jeune duchesse seraient partis vous rejoindre.
Il fut traversé par un spasme et cracha à nouveau :
— Et dire que cette traîtresse d’Irène était à vos côtés et ne s’était toujours pas manifestée à moi ! La garce s’est servie de moi comme d’un vulgaire pantin !
Le marquis fut pris d’une violente quinte de toux et scruta le Baron de ses yeux verts implorants.
— Alexander, je sais que vous et moi avons toujours eu une animosité mutuelle. Mais je vous en prie, si jamais vous retrouvez mon fils vivant, veuillez le protéger.
Il gémit puis se racla la gorge.
— Je sais qu’il est malvenu de ma part de vous demander cela après tout ce que je vous ai fait. En toute franchise, je n’ai aucun remords. Je ne regrette rien de mes choix. J’appréciais votre père, je considérais Ulrich comme un ami et n’ai jamais pardonné le fait que vous l’ayez assassiné. Je sais qu’il était légitime pour vous de vous abaisser à ce genre de barbarie. En ce qui me concerne, j’ai assumé mes actes dans cette affaire comme pour les suivantes. J’ai joué et j’ai échoué. Aussi ai-je aujourd’hui perdu l’entièreté de ce que j’ai fondé. Mon empire s’est écroulé cette nuit. Mon Cheval et mon manoir pillés, ma Francine délabrée, mes stocks volés, ma renommée s’est effondrée… Il ne me reste plus que mon enfant, mon fils, mon héritier et le dernier von Eyre de Norden.
— Votre garçon ne mérite pas de subir vos erreurs Wolfgang ! rétorqua sèchement Alexander. Il est évident que je prendrai soin de votre fils si tant est qu’il soit encore vivant. Sa vie ne doit pas être sacrifiée pour les erreurs que vous avez commises, qu’importe si elles ont été portées à mon encontre ! Il paiera déjà cher le poids de vos méfaits.
Sans un mot, Wolfgang ôta sa chevalière et la lui tendit.
— Donnez-lui cela, je vous prie, annonça-t-il faiblement.
Sentant ses dernières forces le quitter, l’homme battit des paupières. Il ferma les yeux et glissa dans les eaux noires.

***

Alexander grogna au contact du gant contre sa peau. D’un geste mal-assuré, il fit parcourir le tissu gorgé de savon le long de son bras avant de le replonger une énième fois dans la bassine remplie d’eau fumante, colorée d’un brun rouge. Il poursuivit sa toilette au niveau du dos puis nettoya l’intégralité de son corps avec lenteur, gémissant tant la douleur était vive par endroits.
Dès qu’il fut lavé de pied en cap, il prit la serviette mise à disposition sur le lit et se sécha. Tenant péniblement sur ses deux jambes, il s’installa sur le rebord du matelas et observa son corps nu devant le miroir posé juste en face. Il distingua ses formes, éclairées par les minces chandelles, à travers la glace de plain-pied. Puis il soupira devant son état déplorable, constatant que la soirée ne l’avait pas épargné. Il était livide, un visage dur et crispé dont les yeux noirs, cernés de rides, peinaient à rester ouverts. Ses cheveux ébènes étaient emmêlés et ses bras couturés de plaies et d’entailles. Les cicatrices de son ventre décharné se dessinaient nettement. Les sillons laissés par les griffes tranchantes de la main prédatrice, par les crocs aiguisés de cet infâme molosse ou par l’impact de balle à son épaule s’accompagnaient à présent d’ecchymoses. Quant à ses jambes, pourtant fermes et robustes, elles présentaient les stigmates d’un périple dans les eaux gelées de la basse-ville. Des engelures et des cloques recouvraient la peau de ses pieds fripés aux ongles noircis.
Alors qu’il s’inspectait, massant avec de l’huile végétale ses extrémités endolories, il se remémorait le fil de cette interminable nuit. Il revoyait sans aucune compassion, le cadavre de Wolfgang s’échouer dans cette mer charbon, la tête à moitié hors de l’eau et la bouche ouverte. La trace de la morsure venimeuse parcourait les veines de son visage jadis immaculé, ayant consumé sans aucune pitié sa vie en un claquement de doigts. Une fin digne d’un homme tel que ce marquis fourbe et véreux ; quoi de mieux qu’un reptile pour dévorer une mante ? Qui de mieux qu’un noréen pour souiller l’organisme d’un membre de l’Élite ?
Après la mort du marquis, Alexander et l’enfant avaient poursuivi leur chemin en direction de la Mésange Galante. Ils avaient emprunté un sentier long et pénible, difficilement praticable sous cette obscurité où il était impossible de distinguer le moindre de ses pas. Un gros édifice s’était effondré, créant ainsi un mur de plusieurs mètres de hauteur sur lequel des déchets s’étaient accrochés, accompagnés par les traînées de boue laissées par la vague. Le bois, ayant certainement brûlé avant d’être emporté par le courant, craquait voire cédait à chaque prise en main.
L’obstacle était instable, insurmontable, surtout pour le petit qui, trempé et frigorifié, n’avait plus aucune sensation sur ses doigts engourdis mordus par le froid. De ce fait, il ne pouvait plus ni agripper ni pincer et avait observé son sauveur avec un désarroi infini, manquant de fondre en larmes devant cette fatalité.
Le bout de la ruelle était inaccessible au point qu’ils durent faire demi-tour et prendre un nouvel itinéraire. Ils rebroussèrent chemin et perdirent un temps interminable. L’enfant peinait de plus en plus à avancer, gelé jusqu’aux os, les muscles raidis par le froid. Il trébucha une énième fois, incapable de pouvoir avancer davantage. Alexander, alarmé par son état, dut se résoudre à le porter sur son dos jusqu’à destination. Parvenus sur place sans encombre, ils avaient été accueillis et pris en charge par Bernadette ainsi que par les autres membres de son équipe arrivés une bonne heure avant eux.
Alexander s’étira, faisant craquer ses os, puis entreprit de se soigner avec le matériel posé sur la table de chevet. Il désinfecta ses plaies, serrant les dents lorsqu’il s’occupa de ses pieds meurtris, et avala un cachet de saule blanc. Puis il s’habilla avec les vêtements que lui avait sortis la gérante, ayant appartenu à monsieur Beyrus, beaucoup trop grands pour lui. Enfin il se frotta les yeux et entreprit de dormir quelques heures, conscient que le lendemain serait encore plus laborieux que ce qu’il venait de vivre. Il se glissa sous les couvertures et sombra dans le sommeil.

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