NORDEN – Chapitre 136

Chapitre 136 – Les confidences de la mésange

Les mouettes envahissaient la grande place de Varden dont le sol se recouvrait d’eau sur plusieurs centimètres. Ainsi, la place voyait son pavement jonché de crustacés et poissons qui se trouvaient piégés, tentant vainement de se dissimuler sous la maigre couche de vase. Les oiseaux marins se délectaient de ce repas si aisément disponible et plantaient leurs becs dans la chair blanche de leurs proies.

À l’inverse, les corbeaux préféraient porter leur dévolu sur les cadavres dont les corps balayés par le mouvement de la mare paraissaient s’animer. Ils formaient des pantins désarticulés et offrant aux spectateurs de la Mésange Galante une scène macabre et hypnotique.

Tous s’étaient regroupés dans le salon de l’étage, épargné par la vase qui tapissait l’intégralité du rez-de-chaussée, répandant un remugle nauséabond de poisson, atténué par les accents de café et de soupe que Bernadette venait de préparer dans la marmite suspendue au foyer.

Juste derrière la vitre masquée par les jalousies, Alexander guettait la place à l’affût du moindre mouvement. Il soupira puis contempla brièvement son reflet à travers la vitre. Son apparence était négligée, les quatre heures de sommeil qu’il avait réussi à s’octroyer se révélaient insuffisantes. Ses cheveux ébouriffés s’échouaient sur son pull bleu à col roulé largement trop grand pour lui. Tout en examinant la chevalière de Wolfgang, tenue au creux de sa main bandée, l’homme songeait à Ambre. Il fut tiré de ses pensées par son oncle, qui prit place sur la banquette.

— Comment allez-vous ? demanda le marquis.

Tout comme son neveu, Lucius affichait un état de fatigue avancé et buvait une boisson chaude, tenant fermement sa tasse de ses doigts entaillés.

— Ma foi, comme vous le savez, j’ai connu pire.

— Je ne m’attendais pas à ce qu’il s’obstine de la sorte, annonça-t-il en scrutant la chevalière, il n’aurait jamais dû se déplacer jusqu’ici, c’était du suicide dans son état, le venin de serpent ne pardonne pas.

Alexander approuva d’un signe de tête.

— Il cherchait son fils, cela pouvait se comprendre. Bien que je haïssais Mantis au vu de tout ce qu’il m’avait infligé, je ne pouvais m’empêcher d’être admiratif sur la façon dont il prenait soin de son fils. Comme quoi, même les pires d’entre nous peuvent être capables du mieux.

— Il est vrai que vous n’avez jamais connu une telle chose. Votre père était un fou. Un sadique et un égoïste comme rarement il m’ait été donné d’en voir. Je m’en suis sincèrement voulu de n’avoir jamais rien su percevoir sur la façon dont il vous traitait vous et vos domestiques. De ne rien avoir remarqué de la folie qui le rongeait au fil des ans jusqu’à lui faire perdre totalement sa lucidité et commettre les pires actes qui soient.

— Pourtant, mère l’aimait et avait su trouver en lui ce bonheur qu’elle recherchait. Je n’imaginais pas, petit, à quel point l’amour et la perte d’un être cher pouvaient à ce point nous rendre fous. Ce n’est que lorsque Désirée me fut enlevée que j’ai compris ce que mon père avait dû ressentir lors de la perte d’Ophélia.

Il se pinça les lèvres et frotta la paume de sa main valide.

— Je fus réjoui de sa mort, non pas finalement parce qu’il le méritait mais parce qu’elle venait de le libérer de ce supplice qui le consumait depuis longtemps. Ambroise avait eu raison de lui trancher la gorge ce soir-là. Même si d’ordinaire je n’aurais su cautionner un tel acte. Le meurtre ne résout jamais rien, hélas, il ne fait qu’empirer un esprit déjà bien tourmenté.

— C’était pourtant ce que vous vous apprêtiez à faire ce soir-là, sur les docks. Ne me dites pas que ce n’était pas un duel à mort que vous aviez organisé avec de Malherbes et Deslauriers en témoins. Si je n’étais pas intervenu, c’était l’un de vous deux qui tuiez l’autre. Et vous avez été assez fous pour oser prendre cette drogue afin d’en finir !

— Pour dire vrai ? rétorqua Alexander en regardant son oncle. Je souhaitais qu’il me tue, je ne m’attendais pas à survivre à ce combat. Je voulais qu’on en termine tous les deux. Comme ma tendre Désirée ou mon père, je n’avais plus toute ma raison, j’ai commis cet acte de manière pulsionnelle. Je dois ma vie à votre sauvetage et à l’intervention d’Ambroise qui a été assez futé pour vous prévenir à mon insu. Le renard m’aura sauvé plus d’une fois.

— « Traitez vos domestiques comme vos pairs, avec respect et considération et vous en serez toujours grandis. » Tels étaient les principes de notre famille. C’est une chance que ma tante Aurélia ait décidé d’épouser cet Aristide von Tassle, votre grand-père. J’ai toujours apprécié cet homme et me réjouissais de la voir heureuse auprès de lui.

— Dire qu’il ne reste plus grand monde de vivant ou du moins encore humain de cette époque.

Lucius acquiesça et but une gorgée de café.

— Il est vrai hélas ! Je crois savoir qu’il vous reste néanmoins votre chère Séverine et votre fidèle Pieter.

À l’évocation du palefrenier, ils tournèrent la tête et le virent à côté de James, tentant de rassurer Léonhard.

— Ils sont toujours aussi discrets, murmura Desrosiers, j’ai été fort surpris quand James m’a annoncé son attirance pour cet homme. Il a été bref dans ses paroles. Je n’ai pas osé lui en demander davantage là-dessus mais je présume que cela doit faire des années qu’ils se côtoient.

— En effet, j’avais à peine seize ans lorsque Pieter m’en a parlé, ils se connaissaient à peine et j’ai été son premier confident. Il avait besoin d’un lieu pour être tranquille avec lui. Dire que c’était il y a plus de vingt-quatre ans.

— Les mœurs ont beaucoup évoluées depuis. Je me souviens qu’à l’époque ce genre de relation était mal vu. Certes, moins méprisé et condamnable que les relations aranoréennes qui les concernent également, mais elles n’en restaient pas moins pointées du doigt, tout comme les relations nobles-roturiers qui à présent sont monnaie courante, même au sein de l’Élite. Votre mère a eu la chance de pouvoir se marier avec Ulrich. C’est un privilège qui n’avait pu m’être accordé des années avant cela.

Alexander regarda son oncle, surpris.

— Vous aimiez une femme mon oncle ?

— En effet, aimé est un mot un peu fort, mais j’en étais fortement épris. C’était une aranéenne de bonne famille, de belle éducation et avec un métier tout aussi noble. Pourtant, étant l’héritier du titre, je devais absolument épouser une femme titrée. Malheureusement aucune de celles qui pouvaient prétendre au poste ne me plaisait.

— Qu’avez-vous donc fait ?

— Je pense, cher neveu, au vu de nos caractères relativement similaires que vous vous en doutez. J’ai fait ce qui me semblait le plus juste. À savoir ne pas me marier ni engendrer de descendance.

Alexander se redressa et eut un rire moqueur.

— L’Élite se sera détruite d’elle-même. Une belle fin s’annonce et le début d’une nouvelle ère qui, je l’espère, sera plus profitable pour l’ensemble des peuples.

— Je suis d’accord avec vous mais sachez que le titre de marquis, si vous le souhaitez, vous reviendra à ma mort ainsi qu’à votre descendance.

— Il n’en sera rien je le crains, Ambre ne peut enfanter et je ne suis pas sûr de vouloir à nouveau tenter l’expérience. La perte de ma tendre Pauline m’avait totalement abattu à l’époque. Et la transformation d’Anselme m’a également beaucoup chamboulé. Je ne veux plus m’attacher à quiconque désormais.

Il porta son regard sur le groupe où Léonhard jouait aux cartes avec Pieter, sa maman assise sur son épaule.

— Néanmoins j’ai toujours Adèle, la dernière von Tassle légitime et celle qui pourra transmettre mon nom ou le vôtre si elle le désire.

Lucius huma sa tasse et annonça :

— Si je suis bien ce raisonnement, cela voudrait dire que votre fille adoptive, l’héritière de Jörmungand, est en voie de devenir possiblement marquise ? Le Aràn doit être ravi. De plus, cela signifierait qu’elle serait d’un rang supérieur à celui que pouvait avoir votre père.

Alexander eut un sourire franc et plissa ses yeux.

— Et surtout que la fille d’Ambroise, donc la petite fille de Séverine, sera de meilleur rang que celui de père. Chose fichtrement amusante lorsque l’on sait le combat de l’Élite pour perpétuer la pureté de la race. Séverine et sa famille auront, à leur insu, eu une petite revanche sur la vie.

— Finalement, le serpent ne s’en tire pas trop mal quant au destin de sa progéniture, entre les duchesses et vous qui prenez sous votre aile les deux autres. Elles seront toutes parvenues à devenir nobles, même si pour Ambre, le chemin aura été plus laborieux pour y parvenir. Ainsi vous avez décidé de l’épouser ?

— J’en suis le premier étonné. Comme je l’ai avoué à Séverine, je me suis laissé emporter par la colère quand j’ai croisé Léandre lors de ma venue dans votre domaine. J’ai été choqué par la virulence de ses propos et de la révulsion qu’il éprouvait à notre égard.

Il se racla la gorge, les yeux larmoyants.

— Je commençais à ressentir pour elle cette étincelle que j’avais longuement refoulée. J’avais même songé à lui demander sa main. Pas de suite bien entendu, mais je chérissais sa présence à mes côtés et redoutais l’idée qu’elle puisse s’éprendre d’un autre.

Il leva la tête et contempla le plafond, l’œil vague.

— Bien sûr, au vu de tout ce que je lui avais fait subir, je me devais d’être extrêmement patient avec elle. J’ai redouté plus d’une fois qu’elle ne me file entre les doigts, au point que j’ai commis des actions abominables en me servant de sa sœur pour la soudoyer. Le stratagème était perfide et je redoute le moment où je devrais la mettre au fait de toute la manipulation que j’ai mise en œuvre pour la séduire. Certes elle n’aimera guère l’entendre mais au moins je n’aurai plus rien à lui cacher.

Ses yeux s’embuèrent, il étouffa une toux.

— Quand je vois ce qu’elle est, je me demande si je n’essuie pas quelque traumatisme à l’idée de m’engager auprès d’une personne de sa veine. Elle est tout ce que mon père et l’Élite auraient pu rejeter chez une femme ; une noréenne sans titre ni fortune, rustre et inculte sur bon nombre de choses. Elle est tachée sur l’ensemble du corps, possède une couleur d’yeux et de cheveux inhabituelle. Elle est petite de taille, a une silhouette toute en courbes et une apparence qu’elle néglige constamment. Et enfin, elle exprime son point de vue et son mécontentement sans la moindre gêne, qu’importe son interlocuteur.

Il essuya une larme, ému.

— Dire qu’elle est Féros et donc considérée comme une créature à part, pour ne pas dire inférieure même parmi les noréens. À croire que j’ai envie de détruire tout ce que mes aïeux m’ont inculqué et ce rien qu’avec une alliance qu’ils jugent scandaleuse. La rébellion est parfois aisée.

— Je suis entièrement d’accord avec vous, fit le marquis tout en portant son regard vers la duchesse.

Irène se tenait assise sur une chaise en compagnie de Bernadette et caressait sa fille posée sur ses cuisses.

— Il en va de même pour le Aràn Jörmungand.

— Que savez-vous exactement sur lui, sur Irène et sur toute cette histoire en général ?

— Pas grand-chose, avoua Lucius, hormis que la volonté du serpent est simple et honorable : posséder une descendance sur Norden dans le but de la protéger tout en y ayant un intérêt de le faire. Voyez-vous, Alfadir a tout fait pour être la seule entité à profiter d’une descendance et a pendant des siècles écarté son jumeau. Il lui faisait exécuter les sales besognes, au point que Jörmungand, las d’être mis à contribution sans rien gagner en retour, a décidé de tout arrêter du jour au lendemain.

— Hrafn a une nouvelle fois disparu et les fédérés sont arrivés, murmura Alexander.

— C’est exact ! Quand Alfadir s’est rendu compte de son inaction, il lui a ordonné de se remettre au travail. Seulement, Jörmungand a d’abord imposé d’instaurer une tribu en son honneur en échange de son dévouement, ce que le cerf a décliné.

— D’où le combat entre les frères il y a plus de deux siècles, est-ce juste ?

— Tout à fait, où Alfadir s’en trouva fort affaibli et demanda de l’aide auprès de notre peuple. J’ai eu de la chance que ma famille possède la Goélette depuis des siècles et travaille étroitement avec les de Rochester depuis tout ce temps. Je connaissais certains espions, même si je ne savais rien sur eux personnellement ou sur leur famille.

Alexander observa attentivement Bernadette, se remémorant la pièce du rez-de-chaussée où des apparats militaires ornaient le dessus de la cheminée. Il avait été intrigué par la présence de ce sabre de la marine de très belle facture accompagné d’un tricorne.

— Et que savez-vous sur madame Beloiseau ? s’enquit-il, pensif. Je vois qu’elle aussi possède des attirails militaires et au vu de la manière dont elle parle avec Irène et comment les de Rochester lui font confiance, je suppose qu’elle est des leurs. Serait-elle la femme d’un espion ?

— Pas exactement. Tout ce que j’ai appris la concernant m’a été avoué il y a peu par madame von Hauzen car je ne savais rien ni d’elle ni de sa fille.

— De sa fille ? fit-il, interloqué.

— La jeune femme qui se trouve sur la photo que vous avez longuement scrutée tout à l’heure.

Alexander réfléchit pour deviner qui était cette grande fille d’une vingtaine d’années aux cheveux auburn dont le visage lui était familier.

— Qui est-elle ?

Lucius eut un rictus.

— La duchesse von Hauzen.

Alexander toussota et fronça les sourcils.

— Que dites-vous ?

— La fille aînée de Friedrich en personne, annonça Irène qui les écoutait depuis le début et trouvait enfin l’opportunité pour parler sans paraître impolie.

— Mais comment est-ce possible ?

Irène et Bernadette s’échangèrent un regard. Puis la duchesse s’éclaircit la voix et commença son discours :

— Il y a de cela trente-trois ans, j’entrai au service de la famille ducale des von Hauzen, soit juste après la fin de mes études à l’Allégeance où mon père, dans sa grande bonté, avait ordonné à ma grand-mère de m’y placer afin d’accéder aux hautes sphères. Bernadette, quant à elle, y travaillait déjà depuis un certain nombre d’années.

La dame acquiesça, les yeux légèrement voilés.

— Comme vous le savez, à l’époque Friedrich était marié à Eleanora. Malheureusement pour lui, sa femme mourut en couche en 283. Ce soir-là, elle venait de donner naissance non pas à un enfant mais à deux, des jumeaux. Un garçon mort-né et une fille. Bernadette et moi-même en avons pris soin alors que le Duc sortait cracher sa peine.

À l’évocation de son père, la harpie poussa un petit cri et se lova davantage contre sa génitrice.

— C’est à cet instant qu’il rencontra mon père qui l’engagea à son service. Il lui promit le titre de maire à condition qu’il se marie avec moi. En contrepartie, il devait cacher l’existence de cet enfant et la former en tant qu’émissaire, pour sa cause à lui. D’abord réticent, Friedrich accepta. Mon père, à l’instar d’Alfadir, possède la Sensitivité et il n’est guère compliqué pour lui de faire plier les gens à sa volonté, en particulier les esprits tourmentés.

Elle but une gorgée et passa sa langue sur ses lèvres, se délectant de ce qu’elle allait dévoiler.

— En rentrant, il chargea Bernadette de prendre soin de sa fille dont personne hormis nous trois et, plus tard, les de Rochester, ne devait soupçonner l’existence. Friedrich me fit part des projets de père. Je n’avais jamais imaginé remplir le rôle d’épouse, je n’avais que vingt-trois ans alors qu’il en avait trente-huit. Bien que je n’étais absolument pas attirée par lui, il ne m’a pas semblé rebutant de l’épouser. Certes nous étions différents et son physique me laissait indifférente. Mais il possédait tout de même des valeurs que je chérissais et m’avait toujours témoigné d’un profond respect. L’ennui fut que j’étais noréenne, certes très convoitée, mais noréenne quand même. Il nous aura fallu énormément de temps pour tout mettre en œuvre afin que notre amour paraisse naturel et que Friedrich ne perde pas en notoriété au sein de l’Élite.

Un long silence s’ensuivit. Dans le salon, seul Léonhard s’amusait à voix basse tandis que toute l’attention était portée sur la duchesse.

— Et pour l’enfant ?

— C’est moi qui m’en suis occupée, poursuivit Bernadette, je suis partie le soir même, regagnant mon logis avec la petite que j’ai baptisée Ann et à qui j’ai donné mon nom de famille. Je n’avais personne dans ma vie et le duc, satisfait de mes services jusqu’alors, me confia son éducation. Elle a grandi à Varden, son père venait lui rendre visite régulièrement. Il faut dire qu’il l’aimait sa petite Ann. Même si elle souffrait de sa condition. Dès son plus jeune âge, elle fut mise au fait de ses objectifs. Elle serait une espionne au service de Jörmungand et éduquée par un de Rochester afin de parfaire sa formation et de la rendre redoutable. C’est une enfant extrêmement intelligente et courageuse.

— Comment êtes-vous parvenu à masquer son existence aux yeux d’Alfadir ? s’interrogea Alexander en regardant Lucius et James. Il n’a jamais rien su ?

— Vous vous doutez bien que non, cher neveu.

— Il en va de même pour moi, avoua James.

— Dans ce cas, qui parmi vous était au courant ?

— Je crois que c’est assez simple à deviner Baron. Le seul de Rochester qui ne pouvait se permettre de croiser Alfadir afin de protéger les siens.

— Georges ? proposa-t-il, les sourcils froncés.

La duchesse effectua un geste de la main pour lui signifier qu’il avait vu juste.

— Georges a été le précepteur de Ann pendant de nombreuses années et le maillon clé pour Jörmungand. Père avait tout prévu en poussant Hélène à se marier avec lui. Qu’elle n’a pas été sa désolation lorsque cet officier a compris qu’il s’était engagé auprès du rival d’Alfadir. Une vérité si impitoyable pour un homme d’honneur.

— Pourquoi le serpent a-t-il été à ce point cruel ? Qu’a-t-il à gagner en faisant payer à tout le monde les mauvais choix de son frère ?

— Baron, vous savez bien le déchirement qui survient lorsque vous perdez l’être le plus cher à vos yeux. Mon père ne parvient pas à oublier ni à pardonner la mort d’Erevan lors de son combat contre son jumeau. Imaginez un instant, un être solitaire qui ne possède rien et dont la flamme s’allume un jour à la vue d’une femme, une jeune mortelle si différente des autres pour qui il donnerait tout.

À l’entente de cette annonce, Alexander baissa la tête et sentit son cœur se serrer, ne connaissant que trop bien ce qu’elle s’apprêtait à lui dévoiler.

— Erevan était cette femme, elle était son monde et il aurait tout donné pour elle. Je vous le répète, ils vivaient leur amour caché jusqu’à ce qu’Alfadir s’en aperçoive et qu’un second duel éclate en cette fâcheuse année 263.

— Et donc, concrètement, quel était le rôle de Ann ? s’enquit Lucius, perplexe.

— Au départ, celui de servir mon père, d’être sa chasse gardée afin d’espionner les espions eux-mêmes et de soutirer des informations.

Irène caressa le plumage soyeux de la harpie qui, les yeux clos, savourait cette marque de tendresse.

— Son rôle a changé une fois qu’Hélène a été assassinée par un chasseur et qu’elle est devenue cette magnifique coiffe. Je ne reviendrai pas sur cette histoire que je vous ai tant détaillée hier soir. Mais à partir de ce moment-là, Ann est devenue une espionne à part entière, travaillant à la fois pour le cerf et le serpent, au grand dam de Friedrich. Il savait que sa fille serait continuellement en danger, envoyée sur Pandreden en tant qu’émissaire diplomatique. C’est elle qui fut la garante de l’échange entre Charité et Norden lors des enlèvements des enfants noréens.

— Que lui est-il arrivé après la découverte de l’affaire et de l’arrestation de monsieur d’Antins et du Duc ?

— Après le scandale des enfants noréens, Ann restait la seule et unique espionne disponible pour aller récupérer Hrafn. Vous comprenez pourquoi Friedrich a sombré dans la D.H.P.A., c’en était trop pour lui, tout le dépassait. Le pauvre homme ne savait plus que faire, obligé d’exécuter des actions qui le rebutaient, de se plier aux volontés des deux frères en plus de celle de l’Élite.

Elle fit claquer sa langue et se pinça les lèvres.

— Et dire que cet imbécile, dans sa folie, s’est acharné sur sa nièce à Eden. Père ne lui a pas du tout pardonné cet affront et s’il voulait espérer voir sa fille vivante, il devait à tout prix tenir sa langue à propos de mes origines, celles de ses filles ainsi que celles de ses nièces.

— Je comprends maintenant pourquoi il tenait tant à vouloir me détruire, réfléchit Alexander, avec mon entêtement j’ai poussé votre sœur se transformer. Je suis d’une certaine manière en partie responsable de sa mort.

— En effet. Cela dit, nous avons la chance de pouvoir redistribuer les cartes une fois l’insurrection terminée. Et les descendants du Serpent pourront prospérer sur l’île. Que ce soit Meredith en tant que duchesse, offrant le titre à Modeste et, je l’espère, à ses autres enfants. Adèle qui, comme vous l’avez si bien dit tout à l’heure, sera promue au rang de marquise qui lui offrira une place de choix dans la société en plus de son titre de Shaman. Elle pourra donc procréer sans crainte auprès d’un prétendant digne et tenir une partie des rênes du territoire.

Alexander se froissa à l’entente de ces mots qui n’étaient pas si différents de ceux de l’Élite. Son regard dédaigneux n’échappa pas à la duchesse.

— Ne me regardez pas comme cela Baron. Je ne fais qu’exécuter les ordres de père et puis, au moins avez-vous la chance de garder Ambre pour vous. Tout comme Blanche ou moi-même à présent, notre rôle est de protéger la descendance de Jörmungand, qu’importe les sacrifices.

— Vous entendez vous parler Irène ! s’emporta-t-il. Comment osez-vous dire de telles paroles ? Et ce devant moi ! La vie de votre nièce ne vous importe-t-elle pas ?

— Calmez-vous donc ! Je sais très bien ce qu’il en coûte de passer sa vie à se sacrifier pour une cause, Baron. Je crois d’ailleurs que la plupart d’entre nous ici présents savons de quoi nous parlons !

— Dans ce cas, pourquoi tenez-vous à perpétuer ce modèle qui nous a tant fait souffrir ! Vos filles et vos nièces ne méritent-elles pas de vivre leur vie et de jouir de cette liberté si durement gagnée et qui nous a été refusée ?

— Car tout comme Hélène ou moi-même leur mission est loin d’être achevée ! Elles seront la génération de transition, sacrifiées elles aussi, à l’instar de leurs mères pour poursuivre l’héritage de père et venger Erevan !

Elle esquissa un signe de la main, désignant l’assemblée.

— Nous avons tous été obligés de mettre nos vies de côté pour nous plier à des exigences qui nous dépassent ! Tout comme vous je ne connais que trop bien ce que c’est que de se sacrifier quotidiennement, de se dévouer corps et âme à des causes plus nobles, injustes, mais nécessaires !

Elle se redressa et montra les dents, manquant de renverser la harpie qui bascula au sol. Léonhard, apeuré par ce haussement de ton, se tut et se pressa contre Pieter. Irène plaqua une main contre son cœur et les défia.

— Croyez-vous que je suis heureuse d’avoir été abandonnée ? Rejetée dans une institution dans le but de vous servir ? De devoir épouser un homme que je n’aimais guère et de devoir lui donner des enfants ? De mettre en permanence mes filles à l’épreuve afin qu’elles puissent s’adapter au mieux dans ce monde cruel et impitoyable ? De me résigner à voir ma Blanche se dévouer afin de protéger sa sœur ? Qu’elle se soit transformée pour protéger ma nièce et que ma nièce risque de subir le même sort en devant protéger sa sœur ?

Elle siffla puis déglutit, les dardant d’un regard haineux. Dans sa colère, elle crispait farouchement ses mains sur la table, esquintant la surface du bois.

— Sachez que j’ai dû abandonner ma sœur afin de ne pas éveiller de soupçons sur nos origines ! Je me suis résolue à la voir me supplier un nombre incalculable de fois, tout cela parce qu’elle voulait rester auprès de ses enfants ! Vous rendez-vous compte de la douleur qui m’a submergée lorsque je devais la regarder droit dans les yeux et lui ordonner de se transformer ? Quel n’a pas été mon désarroi de la voir abandonner ses filles qui ont été livrées à elle-même, car notre famille grâce à l’incroyable magnanimité d’Alfadir a dû se transformer et que Georges a dû mettre les bouchées doubles pour réparer ses torts !

Elle pointa un doigt accusateur en direction de son interlocuteur qui, pantois, l’examina d’un œil inquisiteur. Les lèvres retroussées, le nez plissé et les yeux brillants, la duchesse mère paraissait une créature sauvage ; la hyène qui dormait en elle venait de se réveiller.

— Tout cela afin de punir la trahison de Medreva dont le seul et unique but était de protéger sa fille Erevan ! Et qu’Alfadir, dans son arrogante fierté, n’a pas supporté que sa dernière fille née se soit acoquinée avec son jumeau !

Elle déglutit et toisa le maire de ses yeux larmoyants.

— Donc oui Baron, comme nous tous ici présents, je sais exactement ce que le mot sacrifice signifie !

Un silence s’installa. Alexander, confus devant l’une de ses paroles, fut le premier à le rompre.

— Attendez, que venez-vous de dire ? Vous sous-entendez qu’Erevan était la fille d’Alfadir ?

Comprenant qu’elle en avait trop dit, Irène pesta et frappa du poing sur la table. Un nouveau silence se fit où tous dévisageaient la duchesse avec une expression de stupeur.

— Vous êtes la petite-fille d’Alfadir ? s’enquit Lucius. C’est pour cela que le Serpent a sauvé Erevan, vous êtes la descendante directe des deux Aràn, n’est-ce pas ?

Bouillonnante de rage contre sa propre négligence, la duchesse les observa avec hostilité, les membres raides.

— Si l’un d’entre vous répand cette information, sachez que j’en avertirai mon père afin qu’il s’occupe de son cas !

— Mais que craignez-vous donc ? demanda James, ébahi. Vous devriez au contraire vous sentir rassurée de posséder cette double identité ! Jamais je n’aurais pensé qu’Alfadir puisse s’accoupler à nouveau, après si longtemps !

— Allez donc demander cela à ma grand-mère ! Vous aurez peut-être une chance de savoir pourquoi la grande Shaman Medreva a décidé d’écarter les cuisses devant son Aràn qu’importe si elle avait déjà eu deux enfants avec un autre homme ! Ah non, c’est vrai, suis-je sotte ! Elle ne le voulait pas et Alfadir l’a forcée, la mettant enceinte pour la même occasion ! Et Aorcha dont la vie venait d’être ruinée pour la même occasion ne pourra, je le crains, strictement rien vous dire là-dessus. Je suis sûre qu’il aurait trouvé les mots justes pour qualifier le viol de sa femme par le Tout-Puissant de Norden !

L’assemblée demeura coite, sonnée par cette information aussi douloureuse qu’impensable à encaisser.

— Erevan était-elle au courant de sa filiation ? finit par demander Alexander. Jörmungand ou Alfadir ne lui ont-ils jamais rien dit ? L’avez-vous toujours su également ?

— Cessez de me harceler avec vos questions ! Tout comme ma mère j’ai haï ce cerf dès lors que Medreva me raconta son histoire. La pauvre femme que la vie n’avait pas gâtée a pardonné son bourreau pour son « élan d’emportement » comme elle me disait. C’est vrai, après tout elle était sa Shaman, elle devait faire ce que le grand Aràn exige, lui qui était si juste et si bon, qu’importe si cela lui plaisait ou non… Et dire que cet acte impardonnable lui fit engendrer un enfant. Erevan l’avait deviné, elle qui par sa peau basanée et ses cheveux noirs était si différente de ses deux aînés blonds à la peau claire. Elle qui possédait les mêmes traits que ma tendre Meredith. Ma mère souffrait de cette vérité. Surtout que son géniteur, qui avait déjà eu tant d’enfants par le passé, se fichait éperdument d’elle, ne désirant rien d’autre que son Hrafn adoré.

Elle fronça les sourcils et grogna, devenant incroyablement intimidante au point que Léonhard se recroquevilla davantage dans les bras de Pieter.

— Je voulais tant venger ma mère et ma grand-mère, faire payer Alfadir pour tous ces tourments ! poursuivit-elle d’une voix tremblante. Lui rendre coup pour coup toutes les persécutions et injustices que j’ai subies depuis l’enfance ! J’ai été anéantie en apprenant cette fatalité ! J’ai alors compris pourquoi Hélène et moi-même avions toujours demeuré dans l’ombre. Jörmungand et Medreva voulaient nous préserver de cet être abominable et de son influence. Pourquoi croyez-vous que je n’ai cessé de renier mes origines noréennes ? Que je n’ai rien inculqué à mes filles là-dessus, allant jusqu’à ne jamais dévoiler leur animal-totem. Alfadir nous aura toutes brisées, détruites, annihilées, nous, les descendantes des Hjarta et Höggormurinn Kóngur ! La lignée des deux H !

Elle redressa la tête, les larmes aux yeux :

— Et dire que vous tous le vénérez ! Quelle injustice ! Il n’y a pas plus grande infamie que d’être sa descendante.

Fulminante, elle redressa la tête et, d’une démarche impériale, quitta la pièce en laissant derrière elle une assemblée muette, totalement désarçonnée par ces propos.

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