NORDEN – Chapitre 137

Chapitre 137 – Le dispensaire

Cela faisait une quinzaine de minutes que le groupe avançait prudemment dans les allées mortuaires où, au grand étonnement d’Ambre, nul cadavre ne souillait le pavement, pas la moindre trace de chair ou d’organe. Seule demeurait l’empreinte des victimes, gravée par leur sang et la cendre. Guère rassurée, elle se pressait contre Diane qui, à l’inverse, paraissait sereine au vu de la situation.

— Nous n’allons pas tarder à arriver.

— Où nous emmenez-nous exactement ?

Sa mauvaise haleine décrocha une moue de dégoût suivie d’une toux étouffée à la jeune aranéenne.

— Chez le docteur Hermann, vous y serez en sécurité.

À l’évocation de ce nom, la noréenne se dérida.

— Je le connais. Sais-tu s’il pourra me soigner ou, du moins, s’il y a des femmes médecins ? Je ne fais pas vraiment confiance aux hommes que je ne connais pas.

— Il doit probablement dormir, il n’a pas arrêté de la nuit. Au pire tu peux toujours demander à Victorien, il est médecin lui aussi et tu peux être sûre qu’il n’aura aucun geste déplacé envers toi si c’est ça qui t’effraie.

— Pourquoi donc ?

Diane réprima un rire sarcastique.

— Tout simplement parce que c’est mon mari et que le connaissant depuis des années je peux t’assurer que mon homme n’est absolument pas malsain. Tu peux lui confier ton corps sans crainte, il te réparera.

Curieuse, Ambre étudia sa main et vit un anneau orner son annulaire. Alors qu’elle reportait son attention sur le paysage, le coin de son œil capta une ombre en mouvement. Par réflexe, elle frissonna puis cracha une injure qui fit sursauter la cavalière.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit cette dernière, une main serrant sa bride et l’autre agrippant le manche de son arme.

— Je… je ne sais pas, mais il y a de drôles de créatures dans la ruelle voisine ! Des sortes d’hommes à tête d’oiseau tout en drapé noir sur de gros chevaux de trait.

Diane souffla et se détendit.

— Ne t’en fais pas ! Ce sont des médecins mortuaires, plus communément appelés « Charognards » dont le but est de ramasser les cadavres afin de les envoyer dans les fosses communes. Tu n’en as jamais vu ?

— Non, avoua-t-elle, qu’ont-ils au visage ?

— C’est un masque qui protège d’éventuelles maladies contagieuses que peuvent contenir les cadavres, comme le mal gris ou pire, le mal noir. La forme est particulière et ressemble à la tête d’un corbeau aux yeux verts, le bout du bec renferme un mélange de camphre, de thym et de clous de girofle, pour éviter que la maladie ne les atteigne.

— Et personne ne les attaque ?

— Oh non ! rétorqua-t-elle, outrée par sa question. Ils n’auraient aucun intérêt à le faire. Déjà parce qu’ils sont d’utilité publique suprême, tout comme les pompiers, les médecins et la Garde d’Honneur, et ne doivent, par conséquent, pas être entravés dans leurs actions. Ils ont toute autorité dans les rues, surtout en cas de crise. Toute personne aperçue en train de gêner, molester ou tuer un des membres que je viens de te citer est passible de très lourdes sanctions, voire de peine de mort.

— Ils sont nombreux ?

— Pas tant que ça non, c’est un métier peu sollicité et ce sont généralement des fossoyeurs ou des thanatopracteurs qui s’y plient. Ils sont déployés depuis hier soir et nettoient les rues en emportant les cadavres sur leurs chars afin de les transporter au crématorium, qui doit chauffer à plein régime à l’heure actuelle. Ils veulent éviter tout risque de décomposition de chair dans les rues, cela aurait des conséquences dramatiques.

— De quel genre ?

— T’as jamais fait d’études à ce que je vois, ricana Diane.

— Non… merci de me le rappeler ! grogna-t-elle.

— Ne te fâche pas ! C’est juste une constatation. Normalement tout le monde sait ce qu’il advient si les cadavres viennent à se décomposer dans les rues, surtout en aussi grand nombre. Les chairs pourrissent, les rats, les puces et les mouches s’agitent et les maladies transmises par ces vermines contaminent la population. Sans parler de l’eau ou de l’air qui sont souillés et peuvent également contaminer les humains et les animaux, ce qui se révélerait catastrophique, tu t’en doutes bien. Mon père et le docteur Hermann ainsi que les directeurs de tous les hospices et autres dispensaires de la ville ont commencé à dresser le nombre de victimes et autant te dire que c’est du jamais vu depuis notre arrivée sur le territoire.

— À combien de morts le bilan s’élève ?

— Pour l’instant plus de mille cinq cent cas ont été recensés si j’ai bonne mémoire, aranéens et noréens confondus, et c’est sans compter les quartiers portuaires, la place de la mairie, les domiciles privés et les rues hautement sinistrées qui sont inatteignables. Donc autant te dire que ce chiffre risque de tripler voire plus dans quelques jours.

Il leur fallut moins de cinq minutes pour atteindre un portail surveillé par deux gardes. Ils l’empruntèrent et arrivèrent dans l’enceinte du dispensaire, composé d’une cour bordée par trois bâtiments : une écurie, un grand corps de logis et une loge. Deux charrettes étaient garées juste devant la porte où médecins et infirmiers, tous vêtus de blanc, déchargeaient les derniers blessés qui se trouvaient à bord tandis que les cochers, épuisés par leurs allées et venues, fumaient adossés à leur monture, s’accordant un faible instant de repos avant de repartir.

Le groupe descendit de cheval et se dirigea vers le corps de logis. Ils traversèrent le vaste hall dallé, gravirent l’un des escaliers donnant accès aux ailes de l’étage puis longèrent un couloir ajouré. Victorien soutenait Théodore qui avançait, pantelant. En tête de cortège, Diane toqua à la seconde porte. Ils patientèrent un instant jusqu’à ce qu’une femme d’une cinquantaine d’années leur ouvre.

— Te voilà enfin ma chérie ! s’exclama Joséphine von Dorff en embrassant sa fille. Avec ton père on commençait à s’inquiéter de ne pas vous voir revenir.

— Bonjour mère. Oui, on a eu quelques imprévus.

— Alors les avez-vous retrouvés ?

Pour toute réponse la jeune aranéenne s’écarta. À la vue du marquis au teint blême et en sueur, la mère afficha des yeux ronds et s’approcha de lui.

— Oh bon sang ! Mais que vous est-il arrivé ? Vous êtes aussi livide qu’un mort ! Vite Victorien, aidez-moi à le poser sur le lit que je m’en occupe.

Puis elle tourna la tête et aperçut Ambre.

— Mademoiselle est là elle aussi ! Êtes-vous blessée ?

Ambre acquiesça et lui montra son poignet. La femme l’examina rapidement puis, notant que la plaie et son état n’étaient pas des plus préoccupants, ordonna à sa fille de l’emmener dans la salle d’attente située au fond du corridor. Diane opina, accompagna son hôte dans une chambre mansardée et lui demanda de patienter le temps qu’elle aille prévenir le docteur Hermann de sa venue.

À son départ, Ambre se mit à son aise et alla ouvrir la fenêtre pour profiter de l’air frais, du calme ambiant et de la vue que le lieu offrait. En contrebas, le patio, bordé par des arches en pierres et aux toits coiffés d’ardoises, présentait en son centre une multitude de parterres floraux et des statuettes d’animaux en marbre.

C’est magnifique ! Je n’aurais jamais cru qu’un tel lieu puisse exister en plein cœur de la ville. Je n’imagine même pas la vue au second étage. Je vois un bout d’une tour, certainement la Tour des Sentinelles, ça doit pas être si loin de l’herboristerie de Judith ! À moins que ce ne soit celle des Remparts… Mince je n’arrive vraiment plus à savoir où je suis !

Sortie de sa rêverie à l’entente du grincement de la porte contre le parquet, Ambre se retourna. Elle esquissa un sourire et salua le Docteur Hermann.

— Bonjour mademoiselle, fit-il en déposant son matériel de soin sur le matelas.

Après avoir étudié l’étendue de sa plaie, il déplia une serviette sur ses genoux où il posa délicatement la main de sa patiente. Il lui donna une ampoule à avaler afin d’apaiser la sensation de brûlure interne qu’elle lui décrivait. Pendant qu’il s’activait à la soigner, Ambre le dévisageait. Le médecin, comme n’importe quelle personne qu’elle avait croisée jusqu’alors, paraissait éreinté. Dissimulés derrière ses lunettes rondes, ses yeux sombres bordés de cernes tranchaient avec la pâleur maladive de son visage cerclé par ses cheveux blonds ébouriffés.

— J’ai l’impression qu’à chaque fois que je vous vois vous ne cessez de repousser les limites ! fit-il, une fois qu’elle lui eut raconté en détail sa blessure et son intoxication. Je suis toujours subjugué par votre faculté de rémission. Vous êtes prodigieusement rapide pour vous soigner. Le Féros est décidément un excellent atout.

— Vous pensez vraiment que c’est lié à cela ?

— Je n’en suis pas sûr puisqu’aucune étude n’a été faite sur le sujet mais c’est fort probable. Vous auriez déjà dû mourir plusieurs fois depuis que je vous connais et les doses que vous m’avez décrites, si tant est que vous ayez retenu tous ces chiffres, sont démesurément élevées. Aucun être vivant normalement constitué ne pourrait encaisser une telle dose sans mourir empoisonné juste après.

— Pourtant je ne me sens pas au mieux, avoua-t-elle.

L’homme laissa échapper un rire.

— J’ai envie de vous dire que c’est tout à fait normal ! Vous m’auriez dit l’inverse je vous aurais fait immédiatement signer un document à l’académie des sciences afin d’étudier personnellement votre dépouille.

Cette proposition la laissa bouche bée.

— Je plaisante. Veuillez m’excuser, je suis simplement exténué et j’ai besoin de décompresser comme je le peux. La nuit a été chargée et le travail ne diminuera pas de sitôt.

— Je m’en doute bien, marmonna-t-elle.

— Pour vous rassurer, sachez que la blessure de votre poignet a l’air de se résorber, vous ne mettrez pas longtemps à guérir malgré le gonflement de la peau dû à une infection bactérienne. Je vais vous donner un antibiotique afin de la traiter.

Elle opina du chef et passa une main sur sa joue, épousant sa cicatrice d’un mouvement du doigt.

— Je voudrais vous demander, lança-t-elle timidement, puisque vous me dites que je guéris vite, comment se fait-il que la cicatrice sur ma joue ne disparaisse pas ? Je veux dire ce n’est jamais qu’une chevalière qui m’a fait ça, certes tranchante, mais la blessure n’était pas si profonde, si ?

Le médecin arrêta son geste et la dévisagea, passant son pouce sur l’entaille afin de l’examiner.

— Hélas ! ce n’est pas une simple chevalière. Voyez-vous, les chevalières ou bijoux de noble facture sont faits avec un alliage de deux matériaux rares et prisés nommés l’iridium et le vardium. Ce sont des minerais que l’on retrouve en petite quantité sur Norden et qui ont notamment donné leurs noms aux villes que nous habitons.

— Qu’ont-ils de si spécial ?

— L’Iridium est un minerai extrêmement résistant qui, allié au vardium, une roche trouvable uniquement dans les carrières Nord, donne un alliage indestructible. Cet alliage crée des motifs naturellement argentés voire damassés pour les plus précieux d’entre eux et est donc fort prisé en bijouterie ou en coutellerie pour les lames de luxe. Néanmoins, il se trouve que le vardium, lorsqu’il entre en contact avec l’hypoderme et les tissus musculaires, provoque une réaction infectieuse qui ne permet pas à la peau de se régénérer correctement, et ce, même si la blessure est superficielle, ce qui est le cas pour votre entaille. Vous porterez cette marque à vie je le crains.

— Comme pour les blessures de mains prédatrices…

— C’est exact ! J’ai pu comprendre que vous vous apprêtiez à devenir baronne. Donc je suppose que le corps de monsieur von Tassle ne vous est pas étranger. Certaines mains prédatrices ont été forgées avec ce matériau, pour les plus nobles d’entre-elles.

— Puis-je vous montrer quelque chose monsieur ?

Sans attendre de réponse, elle attrapa sa veste pour en sortir la broche en forme de rapace et la lui tendit. L’homme ausculta l’objet sous tous les angles.

— C’est bien l’alliage en question, ou du moins cela y ressemble, affirma-t-il après un temps, à qui appartient ce bijou ? Est-ce un totem noréen ?

— Tout à fait, il appartenait à mademoiselle Blanche von Hauzen. Elle… elle s’est transformée.

— Diane me l’a annoncé cette nuit lorsqu’elle a croisé son cousin Edmund. Savez-vous ce qui lui est arrivé pour qu’elle en vienne à prendre cette forme ?

Comme elle l’avait fait pour Théodore, Ambre lui raconta brièvement la scène. Le médecin ne dit rien et se contenta de l’écouter tout en reprenant ses soins.

— En tout cas, le bijou est d’excellente facture, conclut-il, gardez-le précieusement afin de le remettre à sa sœur. Et surtout prenez garde à ne pas vous entailler ou vous piquer avec. Une incision avec une telle lame, même aussi fine que celle-ci, peut aboutir à une hémorragie.

— Vous avez des nouvelles de Meredith ?

— En effet ! Elle est au manoir de Lussac en compagnie de la famille du marquis. Un de leurs hommes est passé ce matin afin de venir aux nouvelles. C’est dommage, vous l’avez manqué de peu.

Elle reprit le bijou et le rangea juste à côté de son arbre généalogique, chaudement conservé dans la poche avant, à l’abri des regards.

— Avez-vous mal autre part ? s’enquit-il posément une fois qu’il eut terminé de la soigner. Je vais vous donner un autre cachet afin que vous dormiez un peu. Par contre vous devrez l’avaler crûment, je le crains. Car nos stocks d’eau potable sont encore assez limités, nous attendons un ravitaillement dans quelques petites heures. Après si vous avez vraiment soif je peux vous rapporter un verre.

— Non merci, c’est inutile. Je ne souffre pas vraiment et il faut que je rejoigne le Baron au plus vite. Je ne compte pas rester ici et me reposer.

— C’est un tort mademoiselle, vous êtes pâlotte et un peu de repos vous ferait le plus grand bien ! Certes je conçois que vous désiriez rejoindre votre amant au plus vite mais, s’il vous plaît, veuillez ne pas faire de folie. D’autant que nul ne sait où monsieur le Baron se trouve. Et le médicament que je m’apprête à vous donner est redoutablement efficace et va vous rendre somnolente pendant un moment. Il serait dangereux pour vous de vous déplacer avant les cinq prochaines heures.

— Je ne peux pas rester ici alors qu’Alexander est possiblement en danger ! Je sais qu’il n’est plus à la mairie mais je tiens à me rendre à Varden pour le rejoindre et m’assurer qu’il ne soit pas capturé et qu’il ne court aucun danger.

Aurel plissa les yeux et sourit.

— C’est étrange de vous entendre vous inquiéter pour sa personne, vous qui ne cessiez de le fustiger chaque fois que je vous soignais.

Confuse, elle baissa les yeux et se mordilla les lèvres.

— Patientez au moins jusqu’au début d’après-midi, car même si peu de monde arpente les rues à l’heure actuelle, c’est le marquis von Dorff ainsi que le comte de Laflégère qui siègent à la mairie présentement. Beaucoup de leurs soldats patrouillent encore et patrouilleront jusqu’à mettre la main sur lui et le forcer à capituler.

— Vous en êtes sûrs ? s’inquiéta-t-elle. Il n’y a aucun moyen de rejoindre Varden sans encombre ?

— Malheureusement non, du moins pas pour l’instant. Surtout que vous risquez d’errer pendant un temps infini avant de trouver sa piste. Les seules informations qui nous ont été rapportées sont qu’il se trouve en compagnie de monsieur de Rochester fils, de madame la duchesse ainsi que du marquis Desrosiers. Tous auraient pris la direction de Varden cette nuit avant que le séisme ne fasse rage.

Ambre ouvrit la bouche et écarquilla les yeux. Elle voulut en savoir davantage là-dessus mais le médecin se montra ferme et l’obligea à se reposer. À contrecœur, elle prit le cachet qu’il lui tendit, se glissa sous les couvertures et s’endormit presque aussitôt.

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