NORDEN – Chapitre 141

Chapitre 141 – Expédition hasardeuse

Ambre se mira à travers le miroir de la chambre. Avant de partir, vêtue d’une longue tunique blanche cintrée à la taille qui dissimulait son bas ainsi que ses bottes, elle prit la broche de sa cousine ainsi que son arbre généalogique et les fourra dans la poche avant de son pantalon. Son état vaseux s’en était allé, manger lui avait fait le plus grand bien et elle se sentait d’attaque pour poursuivre son périple, qu’importe le danger présent à l’extérieur. Elle sortit et longea les couloirs.

En arrivant devant la porte de Théodore, elle regarda l’horloge, vit qu’il lui restait une poignée de minutes avant le départ de la diligence, puis toqua.

— Je ne souhaite pas être dérangé ! Veuillez partir ! répondit une voix étouffée.

— C’est moi, annonça-t-elle après un temps.

Elle patienta un instant mais, n’entendant aucun bruit, reprit sa route. À peine fit-elle un pas que la porte s’ouvrit. Théodore l’observait sans un mot et respirait bruyamment, les yeux rougis par les larmes.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Juste t’avertir que je pars.

Il fit une moue et acquiesça.

— Soit, bon courage à vous mademoiselle Deslauriers ! dit-il sèchement. En espérant que le Baron soit sauf et que vous puissiez le rejoindre sans encombre. Vous passerez le bonjour à votre cousine et à votre tante de ma part !

Piquée au vif par ses paroles, Ambre resta interdite. Puis elle se ressaisit et le regarda droit dans les yeux.

— Je souhaitais juste te remercier, avoua-t-elle, et aussi te dire que je suis désolée pour ton père.

Au bord des larmes, elle se pinça les lèvres, parvenant difficilement à sortir ces mots tant sa gorge était nouée.

— Je sais ce que ça fait que d’apprendre la perte d’un être qui nous est cher. Surtout lorsque l’on en possède que très peu. Je sais que c’est difficile et que le deuil peut être long et… j’espère sincèrement que ça va aller pour toi.

Un silence pesant s’instaura. Pour la première fois, ils se dévisagèrent l’un l’autre sans animosité. Bien qu’elle ne pouvait lui pardonner ses actes, elle pouvait se résoudre à tourner la page. Après tout, ils étaient alliés et, malgré leur aversion, s’étaient mutuellement tirés d’affaire ces dernières heures en s’épaulant à tour de rôle.

— Merci rouquine, se contenta-t-il de répondre.

Elle s’essuya les yeux et avança une main hésitante en sa direction. Théodore sourit faiblement et tendit la sienne.

— Tâche de ne pas mourir toi aussi, cela m’ennuierait de ne plus avoir ma cible favorite à tourmenter.

— J’y veillerais !

Il lâcha sa main. Après un dernier regard échangé, elle reprit sa route et arpenta les couloirs en direction de l’escalier. Dehors, une imposante diligence à la peinture grise écaillée attendait devant l’entrée, tractée par deux palefrois sans aucune unicité, l’un étant démesurément plus petit que l’autre. Les montures harnachées mordaient leur mors et piaffaient. Leurs corps creusés, aux côtes saillantes, étaient couverts de croûtes boueuses et leurs crinières foisonnaient de nœuds. Les membres de l’escouade, composée d’un cocher, de deux cavaliers armés et de deux médecins patientaient l’heure du départ imminent.

Ambre prit place à l’intérieur de la voiture et s’installa entre un bidon et des cagettes garnies de vivres ainsi que de linge propre. Les médecins entrèrent à leur tour et la toisèrent. Sachant pertinemment pourquoi ils agissaient de la sorte, la jeune femme porta son regard en direction de la fenêtre. Elle savait qu’elle n’était pas la bienvenue, que sa présence aurait pu permettre à un volontaire de les aider à prendre soin des civils.

Le fouet claqua et la voiture commença à avancer, cahotant sur les pavés de l’allée. L’escorte quitta l’allée et s’engouffra au petit trot dans la rue où les coups de feu et le tumulte se faisaient entendre non loin de là. Ambre colla sa joue contre la vitre dont le verre extérieur était d’une crasse infinie, puis observa l’extérieur avec intérêt, balayant les allées et bâtisses du regard.

— Si j’étais vous mademoiselle, j’éloignerais mon visage de la vitre, l’avisa un des médecins.

— Pourquoi donc ?

— Si un impact de balle ou une secousse vient à briser la vitre, c’est votre tête qui recevra de plein fouet les débris de verre. Il serait dommage d’aggraver l’état de votre visage avec une balafre supplémentaire.

Cette remarque fit rire son collègue. Vexée, elle se renfrogna mais ne rétorqua rien. L’attelage poursuivit sa route dans les allées, le temps défilant rythmé par le claquement du fouet contre la croupe des chevaux qui peinaient à avancer, apeurés par les cris et les détonations. La diligence, flanquée à l’avant et à l’arrière par les soldats, s’engagea dans une ruelle longue et étroite, accessible dans un sens uniquement. Le pavement était détruit, des trous béants creusaient la chaussée de part et d’autre. Les montures ralentirent et progressèrent au pas.

Jugeant qu’elle risquait peu de rencontrer de présence ennemie, Ambre baissa la vitre et passa la tête au dehors afin de faire entrer un peu d’air frais dans ses poumons.

Soudain les chevaux se mirent à s’agiter et stoppèrent le pas, frappant leurs sabots contre le pavé et hennissant avec ferveur, tandis que le soldat posté à l’arrière laissa échapper un hurlement à glacer le sang. Paniquée, la noréenne se retourna en hâte et fut traversée par un intense frisson. Les yeux écarquillés par ce spectacle irréel, elle vit Mesali courir dans leur direction à toute vitesse, poursuivie par une créature que la jeune femme ne pensait jamais voir sur l’île. Le soldat arrière s’empara de son fusil et visa l’immense lion qui fonçait droit sur eux. Arrivé à portée de tire, il appuya sur la gâchette et tira. La balle siffla et partit se nicher dans l’épaule du félin qui rugit férocement.

D’où sort ce monstre ? C’est… c’est un Berserk ?

Avant de refermer la fenêtre, Ambre jeta un dernier coup d’œil vers Mesali. La petite escalada un lampadaire et atterrit sur le toit d’une maison afin de poursuivre sa route dans les hauteurs. Par réflexe, la jeune femme plaqua sa tête contre ses cuisses, les mains repliées au-dessus de son crâne. Le lion changea de cible et se précipita sur le soldat qu’il percuta de plein fouet. Les montures du convoi, terrorisées, s’engagèrent en plein galop, fuyant le prédateur invisible qui se dressait derrière elles. Le cocher tirait rageusement les rênes mais ne parvenait pas à calmer ses chevaux enivrés par la peur. Les bêtes indociles perdirent toute raison et se bousculaient dans leur course.

La suite fut une succession d’événements divers et confus qu’Ambre ne parvint pas à analyser pleinement. La voiture tremblait de toute part, le bois et la carrosserie manquant de se rompre et le plancher de se dérober sous leurs pieds. L’attelage inarrêtable continuait sur sa lancée et les roues, en partie bridées par les trous, commencèrent à se rompre. 

La voiture se mit à tanguer de manière alarmante avant de basculer sur le côté quelques mètres plus loin. Ambre se sentit expulsée de son siège et tomba sur les médecins qui amortirent sa chute. Avant de sombrer dans les ténèbres, elle entendit un grincement strident de taule.

***

Perché du haut du toit, Mesali observa la scène qui se déroulait en contrebas. Le lion avait changé de direction, lui aussi avait senti l’odeur de la Féros rousse présente dans le fiacre et fut attiré par ses phéromones. Il fallait que Mesali fasse quelque chose pour l’aider, mais quoi ? Elle était si petite, très rapide et agile certes, mais elle ne disposait pas de moyen de lutte efficace pour le défier. Sa seule chance était de parvenir à capter son attention pour le dévier de sa proie.

Après avoir chargé le soldat qu’il avait tué d’un coup de crocs, le félin se redressa. Submergé par ce parfum alléchant d’une femelle Féros en chaleur, il leva la patte et urina pour marquer son territoire, déversant une flaque odorante. Puis il se rua vers le fiacre et se frotta contre les parois en ronronnant. Avec aisance, il escalada l’armature, ouvrit sa large gueule ensanglantée et renifla. Son sexe s’érigea tant il était excité par cette senteur enivrante.

Dans un instinct pulsionnel, il donna un violent coup de patte et brisa la vitre. Il arracha la portière et remarqua la femelle juste sous lui, inconsciente. Il approchait sa patte griffue lorsqu’un cri strident résonna à travers les airs qui paralysa instantanément le félin, captant son attention.

Là-haut, dissimulée en partie par les nuages, une grande harpie arpentait le ciel. D’un mouvement vif et alerte, elle replia ses ailes et se laissa tomber en piqué sur sa proie. Sans qu’il n’eut le temps de réagir, le lion reçut l’oiseau de plein fouet, propulsé à toute vitesse telle la flèche d’un harpon. Le rapace visa son œil et parvint à y enfoncer ses serres, le crevant net. Le lion rugit de douleur et se cabra. Il gigotait en tous sens, assénant de puissants coups de patte afin de se défaire de son emprise. Incapable de s’en débarrasser, il sauta de son promontoire et plongea au sol la tête en avant.

Le corps du rapace percuta le pavé dans un craquement sec. N’ayant pu réagir, la harpie encaissa douloureusement le choc, la moelle épinière touchée et les ailes entravées par la force impressionnante de son assaillant Berserk. Elle couinait et donnait de nombreux coups de serres. Le fauve borgne la dominait.

Mesali s’empara de l’une des tuiles et la jeta de toutes ses forces sur le félin situé juste au-dessous. Celle-ci atterrit sur la tête de sa cible et explosa à son contact. Interrompu dans son élan, le lion grogna et montra les crocs. Mais la petite ne se démonta pas et lança à la chaîne toutes les tuiles qui se trouvaient à proximité, visant à chaque fois la tête. Pour accompagner son geste, elle montrait les dents et hurlait.

En répétant inlassablement son geste, elle parvint à capter son attention ; le félin n’ayant d’œil que sur elle dorénavant. Pour répondre à son arrogance, il rugit férocement, incapable de poursuivre sa volonté de saillie ou de meurtre tant sa fierté d’être ainsi rabaissée par cette chétive créature, aussi ridicule qu’un moucheron, venait d’être mise à mal. D’un bond que sa colère décupla, il se hissa au sommet d’une bâtisse, atterrissant juste à côté de sa cible. Dans un souci de provocation, la petite jeta alors une dernière tuile avant de courir à toutes jambes, poursuivie par le félin furieux, tandis que la harpie blessée déploya ses ailes et s’envola péniblement dans les cieux.

Après une dizaine de minutes à être pourchassée par l’animal enragé qui avait manqué plusieurs fois de la mordre, Mesali commençait à souffrir. Elle errait dans ces villes sans fin et se faufilait à travers les fenêtres. Elle s’immisçait dans les interstices, claquait les portes derrière elle et arpentait des chemins étroits. Le verdict était sans appel ; elle se révélait incapable de se débarrasser de ce monstrueux félin enivré par la rage bestiale. L’écume aux lèvres et les griffes sorties, il avançait tout croc dehors, la dardant de son regard infernal.

Durant cette course à l’épuisement, la petite ressentait les symptômes de la fatigue. Exténuée et le corps perclus de douleurs, elle peinait à garder les yeux ouverts. Ses tripes étaient broyées, la famine la rongeait tant l’effort consommait ses réserves déjà si peu nombreuses pour un être aussi insignifiant. Vacillante, elle voyait les formes floues et analysait difficilement les distances ainsi que les obstacles se dressant sur son chemin. Elle se retourna en hâte et s’aperçut que l’animal la pourchassait encore.

Alors qu’elle sautait pour atteindre un toit, son pied glissa sur une tuile. Elle trébucha et atterrit sept mètres plus bas. Sa chute fut amortie par un amas d’ordures et l’impact lui décrocha un cri. Sa jambe était tordue, elle était incapable de fuir. En se redressant, elle regarda au-dessus d’elle et vit le lion qui la lorgnait tout en se léchant les babines. Haletant, il sauta à terre et avança avec lenteur, foulant le pavement de ses larges pattes puissantes. Dans un élan de courage, Mesali grogna et montra les dents.

L’imposant fauve, guère intimidé, approcha sa tête de celle de sa proie et la huma longuement, soufflant son haleine putride de charogne en plein nez. Puis il lui lécha le visage de sa langue râpeuse, goûtant avec délice à cette chair tendre dont il ne fera qu’une bouchée. Avant qu’il ne la dévore, elle planta une dernière fois ses yeux ambrés dans l’œil unique du Berserk. Cette action raviva à son esprit l’image de ses parents qui, pour la sauver, n’avaient pas hésité à se ruer sur le lynx enragé qu’était Faràs. Soumise, elle ferma les yeux et finit par baisser la tête.

Un long moment s’écoula sans que rien ne se passe. Cependant, le lion était toujours là, juste devant elle, continuant de lui souffler son haleine au visage. La petite ouvrit timidement un œil, interloquée par cette attente interminable. À son grand étonnement, le lion ne bougeait pas et se contentait de regarder par-dessus elle, immobile.

Quand Mesali se retourna, un immense sourire s’afficha sur son visage. Faùn se dressait juste derrière elle et mettait le lion en joue. Le fauve lâcha sa proie et avança jusque devant l’homme. Il s’arrêta puis poussa un rugissement féroce qui résonna à travers les allées. Mais l’homme conservait son arc bandé, la flèche pointée sur son poitrail.

— Va-t’en ! ordonna-t-il à l’animal.

Le lion gonfla ses poumons et rugit à nouveau, hérissant son poil et sa crinière afin de paraître plus intimidant.

— Va-t’en ! insista Faùn en montrant les dents.

L’animal plissa son œil et grogna. Le Shaman expira longuement et se concentra pour tenter de le soudoyer par le biais de sa faculté ; il fallait qu’il réussisse, la vie de Mesali et la sienne étaient en jeu.

— Je te l’ordonne ! Va-t’en d’ici, quitte ces terres et ne reviens jamais plus sur ce territoire !

Le fauve poussa un ultime rugissement puis, se sentant vaincu, braqua les oreilles en arrière. La queue basse, il poursuivit son chemin en s’en allant vers l’est. Dès qu’il fut suffisamment éloigné, Faùn rangea son arc ainsi que sa flèche puis s’approcha de sa protégée et se baissa à sa hauteur. Avec douceur, il posa une main sur sa joue et la caressa. Mesali, les yeux larmoyants, ronronna et avança ses bras afin qu’il la prenne. Il la souleva, prenant soin de ne pas blesser davantage sa jambe cassée, et déposa un baiser sur sa joue.

— Ça va aller, assura-t-il, je suis là… il ne t’arrivera plus rien, je te le promets !

Le ronronnement de la fillette s’intensifia.

— Mer-ci, fit-elle en enlaçant ses bras autour de son cou.

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