NORDEN – Chapitre 151

Chapitre 151 – L’incendie

Plongés dans la pénombre, Alexander et Ambre poursuivaient leur chemin en silence, sur une monture commune. La jeune femme était assise à l’avant et contemplait le paysage d’un œil morne. Elle hoquetait en repensant à sa tante qu’elle venait tout juste de quitter, emparée d’une sensation de manque et d’injustice. Des larmes roulaient sur son visage en flot continu tandis qu’elle déversait sa peine entre deux gémissements. La sentant au plus mal, Alexander resserra son emprise autour de sa taille. Il déposa un baiser à la base de sa nuque, faisant fi de l’odeur plus qu’écœurante de sa partenaire.

— Aucune vie n’a jamais été simple, dit-il d’une voix enrouée, il faut simplement nous en accommoder.

— Je voudrais tant revoir mes parents ! sanglota-t-elle. Si j’avais su, ils ont passé leur vie à se sacrifier pour nous et moi, comme une idiote je ne l’ai jamais compris ! J’ai vécu toute ma vie dans l’ignorance, avec la certitude que je n’avais jamais vraiment compté pour eux. Et maintenant que tout m’a été dévoilé, il ne me reste plus personne, je ne peux même plus m’excuser ni même les remercier.

Honteuse, elle dissimula son visage entre ses mains et essuya ses yeux rouges. La gorge nouée, Alexander se révélait incapable de parler et l’écoutait sans oser intervenir.

— Je m’en veux tellement ! poursuivit-elle d’une voix étranglée. Je me sens si seule et inutile. Et Irène se sacrifie encore pour nous protéger. Je n’ose même pas imaginer la réaction de Meredith quand elle lui dira ce qu’elle compte faire, qu’elle va l’abandonner comme ma mère l’a fait pour nous. Et je ne sais même pas comment je vais faire. Jamais je ne pourrais raconter tout ceci à Adèle ! Je n’aurai pas la force de lui dévoiler cela, c’est trop horrible… trop cruel !

— Nous lui dirons ensemble, ne t’en fais pas pour cela. Il y a des choses que je me dois de lui révéler également et que je dois te révéler à son sujet. Des choses douloureuses qui méritent d’être expliquées afin que je puisse moi aussi me reconstruire et aller de l’avant, à tes côtés.

— Comment pouvez-vous désirer rester auprès de moi. Je suis issue d’un monstre, tout comme Adèle et Meredith ! Nous sommes des monstres, des anomalies…

Tendrement, Alexander posa une paume sur sa joue et essuya de son pouce les larmes qui y perlaient.

— Vous n’êtes pas des monstres. Ta famille est atypique, extraordinaire même au vu des circonstances. La volonté du Serpent est louable, effroyable certes, mais dans une certaine mesure justifiée.

Il releva la tête et l’embrassa sur le front.

— Rien ne compte plus que de tout arrêter et poursuivre mon existence dans un coin reculé. Jouir d’une vie paisible à la campagne et la passer à tes côtés. Tu es devenue pour moi ce que je possède de plus cher, mon second souffle.

Elle renifla puis glissa une main dans la sienne.

— Vous le pensez vraiment ?

— Bien évidemment ! Donc s’il te plaît, ressaisis-toi et surtout ne doute pas de mon attachement à ton égard. Tu es juste éreintée et incapable de prendre du recul. Essaie de te calmer, il nous reste un peu de temps avant de regagner le manoir de mon oncle et je souhaiterais passer par le mien afin de récupérer autant d’affaires que possible.

Ambre hocha la tête en silence avant de s’endormir, bercée par les claquements réguliers, la valse de la monture ainsi que par la chaleur de son amant. Elle respirait faiblement, la tête nichée contre le cou de son homme.

Une dizaine de minutes plus tard, arrivés non loin des portes du manoir, il vit une horde de silhouettes s’extirper de son domaine. Une odeur de brûlé flottait dans l’air et un halo rougeâtre éclaircissait le bas du ciel, se finissant en un filet de fumée. Aussitôt, le Baron fut frappé d’effroi, son manoir était en flamme. Il se précipita devant les grilles et pénétra dans les jardins. Sans attendre, il mit pied à terre et déposa Ambre, inconsciente, au pied du destrier.

Alexander prit un temps pour analyser l’incendie, seul le bas de l’aile gauche semblait touché, le salon paraissait être la pièce du départ des flammes. Un flot de pensées le submergea. Ses objets de valeurs allaient être dévorés par le brasier ardent, réduits en cendre, disparus à jamais. Dans un acte irraisonné et pulsionnel, il se rua dans l’édifice. L’entrée était encore libre d’accès, il ne serait pas long d’aller récupérer tout ce qu’il désirait. Il disposait de dix minutes tout au plus avant que le feu ne consume le rez-de-chaussée, une quinzaine pour l’étage. Il se mit à courir et gravit les marches de l’escalier extérieur.

Une fois à l’intérieur, il redressa la collerette de son veston et plaqua une main sur son nez. La fumée, encore vaporeuse, commençait à piquer les narines et les yeux. Il accourut dans le salon où une épaisse fumée grise s’extirpait par les trois baies vitrées aux carreaux brisés. L’immense tapisserie avait été allumée, une lanterne fêlée gisait à terre. Le feu gagnait les rideaux et les bibliothèques, léchant les surfaces du bois et du cuir qui noircissaient à vue d’œil. De nombreux livres et bris de verres parsemaient le sol, tout autant d’obstacles si difficiles à éviter lorsque la vue est brouillée par ce voile d’un gris presque noir.

Sans s’attarder sur ces visions fâcheuses, il se précipita à son bureau et remarqua que ses deux médaillons ainsi que la plume n’étaient plus. Il soupira, gagné par les larmes ; avaient-ils été volés ou bien Séverine les avait-elle pris avec elle en partant ? Cette réflexion le chamboula. Sans prendre la peine de scruter davantage la pièce, il fit demi-tour et s’extirpa du salon, refermant la porte derrière lui en la poussant de ses jambes. Le souffle court et la gorge irritée, il gravit l’escalier du hall et longea le couloir aux vitres cassées pour se rendre dans sa chambre. L’espace demeurait épargné, malgré l’odeur nauséabonde et âcre qui se dispersait dans les locaux.

La pièce sinistrée était vidée de tout bien ; les livres avaient été arrachés et les tiroirs forcés. La penderie vomissait des vêtements, la literie avait été déchirée et les affaires de sa compagne présentaient des traces blanchâtres, fraîches et bien mises en évidence. Il s’aperçut que les cinq photos qui ornaient habituellement son bureau n’étaient pas présentes, pas même au sol.

Se sentant saisi par le désemparement, il nourrit au fond de lui-même l’infime espoir que Séverine les ait pris avec elle à son départ. En revanche, il remarqua que la porte de son bureau était encore scellée. Les mains tremblantes, il se munit de la clé cachée sous l’assise de son fauteuil et l’inséra dans la serrure. À son grand soulagement, il y trouva un écrin noir ainsi qu’une photo, un médaillon et un coupe-papier en argent qu’il engouffra dans ses poches.

À peine les rangea-t-il qu’un bruit sourd retentit derrière lui, le faisant sursauter. Il se retourna hâtivement et, sans avoir eu le temps de comprendre ce qui se passait, fut projeté violemment contre le mur. L’impact lui arracha un cri et il fut foudroyé d’une intense douleur au niveau de la hanche qui heurta le mur de plein fouet. Haletant et les yeux mi-clos, il observa la personne face à lui.

Alexander grogna et planta son regard sombre dans les yeux givrés de son rival qui l’étranglait de son bras, le plaquant en étau contre le mur. Par réflexe, le Baron lui agrippa le poignet, tentant de libérer sa gorge et se servit de son autre main pour parer les coups que son adversaire lui assénait au flanc, à défaut de pouvoir riposter et de disposer d’assez de forces pour le repousser.

— Je me doutais que tu viendrais, je savais que tu ne résisterais pas à l’idée de sauver tes biens, possessif que tu es. T’espérais pas que je te laisse t’en tirer comme ça mon cher Alexander, pas après l’humiliation que l’on vient de subir par ta faute. La mort d’Alastair, la mort de l’Élite… tu viens de nous maudire pour de bon. Tu avais raison, le Aràn existe et semble pencher en ta faveur.

— Je t’avais averti de ne pas t’en prendre à nous, cracha Alexander d’une voix étranglée, que tout était réel. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même !

Les deux rivaux se toisèrent, une haine incommensurable luisait dans leur regard. Les traits tirés et les mâchoires crispées, ils s’arrosaient de propos cinglants qui leur lacéraient la gorge, vomissant un flot d’insultes que la rancune, les ravages du temps et les événements de ces dernières heures avaient accentués. Mués d’une rage sans fin, le blond et le brun s’engagèrent dans un duel acharné, au corps à corps. Ils commencèrent à se rouer de coups. Leurs poings aux jointures blanchies viraient progressivement au rouge. Entailles et écorchures se dessinaient sur leurs visages déformés par la colère. De leurs lèvres fendues s’échappaient de minces filets de sang mélangés à la salive qu’ils crachaient à chaque impact.

Le goût ferreux de l’hémoglobine envahissait leur trachée, mélangé à la bile aigre qui leur donnait des haut-le-cœur tandis que la respiration devenait laborieuse. L’air suffocant, chargé de fumée éparse, emplissait leurs narines de ses nuages toxiques pour s’engouffrer au plus profond de leurs poumons, les dévorant de l’intérieur avec une avidité sournoise. Sans aucune retenue et pressé par le temps, Alexander, l’âme vengeresse et emporté par la perte de sa friponne, voulait faire payer sévèrement son ennemi de toujours pour toutes ces années de torture psychologique.

— Tu te bats bien sale chien ! le félicita le blondin.

— Merci Léandre, dois-je te préciser que c’est en partie grâce à toi que je sais si bien encaisser les coups !

Euphorisés par le duel, les coups continuèrent de pleuvoir, arrachant complaintes et gémissements étouffés. Sous les affres de la douleur, ni l’un ni l’autre n’était enclin à s’arrêter. Ils encaissaient le plus dignement possible les horions de plus en plus virulents. Leurs silhouettes se dissimulaient progressivement dans les vapeurs qui ne cessaient leur expansion, s’étendant au plafond et qui ne tarderaient pas à descendre à leur hauteur.

Face à la chaleur étouffante, les deux rivaux haletaient et suaient à grosses gouttes. Leurs mains devenaient moites et glissantes, leur vue se brouillait et leurs corps meurtris s’asséchaient tant dans leurs tripes que sur leur peau à vif. Les râles s’intensifiaient, devenant chaque fois plus gutturaux. Lors d’une énième tentative, Léandre s’empara d’un bout de verre, entaillant sa paume lors de la prise, et se rua sur son ennemi. Dans son élan, il parvint à plaquer son adversaire contre le mur.

— Je te tiens enfin !

Il pressa une main contre sa nuque et malgré la parade de son rival pour repousser la lame de verre, parvint à l’enfoncer au niveau de sa cuisse, déchirant son muscle. Alexander hurla et, avant que son rival n’assène un second coup, s’empara du coupe-papier caché dans sa poche et le planta dans l’aine de son ennemi, lui perforant l’artère iliaque. Léandre rugit de douleur et défit son étreinte. Par réflexe, il se recula et retira l’arme. Une gerbe de sang jaillit de la perforation. Transporté par un ultime élan de force et se sentant perdu, il se projeta contre son rival, la lame pointée vers l’avant. Alexander, trop lent à réagir, encaissa le choc mais parvint à éviter la trajectoire de l’arme qui retomba sur le plancher dans un tintement métallique.

Les ténèbres brumeuses gagnaient en intensité. Plaqué contre le mur, le Baron tremblait. Son souffle fut coupé par l’impact et sa vue se brouilla. Les pensées délirantes, il s’aperçut que son rival ne bougeait plus ni ne respirait. Avec toutes les forces dont il disposait encore, l’homme poussa le cadavre qui retomba sur le parquet telle une masse sourde et s’empara du coupe-papier pour le remettre dans sa poche. Les inscriptions « À notre maître adoré » luisaient d’un éclat écarlate. D’une démarche chancelante, il esquissa quelques pas pour rejoindre la sortie.

La fumée épaisse masquait son champ de vision. Son pied buta contre un objet et il s’effondra à son tour sur le parquet. Ne pouvant plus se redresser, il rampait péniblement en quête d’un filet d’air respirable. Il grognait à chaque mouvement du bassin et se traînait telle une anguille en direction d’une échappatoire. Puis, à bout de force et trempé de sueur, il s’arrêta net, agonisant sous cette chaleur insupportable. Il sentait sa vie le quitter peu à peu lorsqu’une lueur ocrée se dessina à travers les vapeurs sombres, émanant de deux points rapprochés semblables à de minuscules phares. La silhouette floue d’une flamme rougeoyante s’avançant vers lui fut son ultime vision, avant qu’il vacille et s’effondre dans les ténèbres.

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