NORDEN – Chapitre 154

Chapitre 154 – Un nouvel avenir

Après une séance d’échanges intimes, Ambre et Alexander restèrent un long moment silencieux, savourant au mieux cette pause délicieuse. La jeune femme était entièrement nue, allongée sur les couvertures, profitant des rayons lumineux qui lui léchaient la peau à travers les carreaux de la fenêtre. La peau moite et les muscles tremblants, elle ressentait la fleur de son bas ventre palpiter à un rythme effréné.

L’homme se tenait auprès d’elle, le bas du corps dissimulé sous les draps. Il faisait pianoter ses doigts sur son ventre charnu, la caressant avec lenteur des seins jusqu’au pubis recouvert d’une toison tout aussi rousse que sa chevelure. Soupirant d’aise, il admirait d’un œil vif cette peau blanche léopardée, mise en valeur par la literie liliale. À chaque passage de ses mains, Ambre frissonnait. La mine rêveuse, elle contemplait la pièce, un sourire niais affiché sur son visage. Lorsque ses yeux se posèrent sur le carton, elle fronça les sourcils. Notant son interrogation, Alexander lui demanda de le lui apporter. Il défit le couvercle et déballa le contenu qu’il déposa sur le lit.

Il éparpilla ses biens sur les couvertures et lui expliqua les photos. La première, la plus ancienne en date, illustrait sa mère Ophélia en compagnie de son fils.

— J’avais six ans quand cette photo a été prise, ma mère en avait vingt-six. On allait célébrer les trente ans de mon père. Comme tu t’en doutes, je n’ai rien gardé le concernant. Je ne porte guère cet homme dans mon cœur. Je ne possédais d’Ulrich que son piano et son portrait qui ont été dévorés par les flammes.

— Comment était votre mère ?

— La mère que tout enfant rêverait d’avoir. Une femme douce, gentille et aimante, foncièrement altruiste et généreuse. Nous partagions énormément de choses elle et moi. La danse était notre activité favorite, surtout lorsque père jouait ses valses dans le salon après sa journée de travail. C’étaient de très beaux moments de complicités et les seuls souvenirs positifs que je conserve de lui.

— C’est pour cela que vous avez gardé le piano ?

— En effet, non seulement pour me rappeler de ces beaux souvenirs, mais aussi et surtout pour ne jamais oublier mes objectifs ! Chaque fois que je doutais de mes capacités, que je désirais baisser les bras, tout abandonner en pensant que mes actions étaient vaines, je regardais ce piano et ma motivation revenait au galop. Il fallait que ma mission aboutisse et se clore par un succès, cela fait plus de vingt-quatre ans que je m’attelle à ce rêve qui, depuis peu, commence à se réaliser. Et que je haïe aujourd’hui.

— Votre mère est morte quand vous étiez enfant. Elle était malade, n’est-ce pas ?

— Oui, soupira-t-il, ma mère était de santé fragile et le mal-gris l’a emportée alors que je n’avais que huit ans. Laissant mon père désespéré et le rendant fou de chagrin. Cela le précipita dans sa chute tandis que je tentais de tout faire pour rester digne. Heureusement, Désirée était à mes côtés pour m’aider à faire mon deuil et à aller de l’avant. La pauvre avait perdu son père alors qu’elle n’avait pas cinq ans. C’était un marin noréen qui s’appelait Anselme. Quel traumatisme pour un enfant que de perdre un de ses parents si jeune et de se voir abandonné suite à cela. Enfin… je ne t’apprendrai rien là dessus.

Voyant qu’il avait les yeux larmoyants, Ambre reposa la photo dans le carton et en prit une deuxième ; celle d’Ambroise, en noir et blanc.

— Mon cher renard, fit-il en triturant le médaillon d’argent de son plus fidèle domestique d’antan, nous en avons vécu des choses tous les deux. Lui qui jadis ne m’appréciait guère, s’est vu enchaîné à moi par la force des choses.

— Que voulez-vous dire par là ? s’enquit-elle, désireuse d’en savoir davantage sur le père d’Adèle et d’Anselme.

— Après la transformation de Désirée, lui et moi avons décidé de chasser cette Élite qui nous a détruits depuis notre plus tendre jeunesse. Nous aurons une petite conversation avec Séverine et Adèle sur le sujet où tout vous sera dévoilé en détail. Quoiqu’il en soit, nous avons eu un mal fou à parvenir à nous hisser dans les hautes sphères, à obtenir un poids politique considérable afin d’acquérir une notoriété certaine bien que fragile. C’est aussi pour cela que j’en ai terriblement voulu à ta mère et que je ne pouvais lui pardonner son acte. Je considérais Ambroise comme mon frère. Il était mon fidèle compagnon et confident. De plus, en le perdant et en me mariant avec Judith, je venais de perdre une grande partie de ma crédibilité et de mon attractivité aux yeux des femmes que je charmais afin de soutirer des informations cruciales sur leurs maris ou leur parti. Un stratagème perfide et ignoble, certes, mais nécessaire pour pouvoir aboutir à mon objectif.

Ambre pâlit et sentit son cœur se serrer.

— C’est de là que vient votre réputation de séducteur ?

— En effet, il est souvent nécessaire de mettre l’éthique de côté pour servir une cause plus noble. Je ne suis absolument pas fier de mes méthodes si c’est ce que tu te demandes. Mais la séduction et l’emprise étaient les deux seules armes que je possédais afin de m’informer au sein de cette Élite que je n’ai jamais su intégrer. Mon titre de Baron me conférait un avantage non négligeable sur mes pairs et me permettait de séduire plus aisément celles que je baptisais « mes proies ». Il s’agissait souvent de jeunes minettes tout juste majeures et peu conscientes de la menace que je représentais pour elles. C’était si simple de les émoustiller, elles qui n’étaient que de petites vierges, sottes et immatures, avides de rentrer dans le monde adulte et de découvrir les plaisirs charnels auprès de l’homme expérimenté aux frasques reconnues que j’étais.

Ambre se renfrogna et baissa la tête.

— Je t’en prie, ne me juge pas là-dessus, j’ai conscience que ce sont des choses qui ne sont guère plaisantes à entendre, honteuses même. Je sais que ce que j’ai fait est ignoble et inexcusable. Je n’attends pas de toi que tu me comprennes et encore moins que tu pardonnes. Je veux juste être honnête avec toi et ne m’étendrai pas davantage sur le sujet. Si un jour tu te sens prête à aborder ce point et désires qu’on en parle afin de diminuer tes craintes alors je me livrerai à toi sans retenue.

L’estomac noué tant elle était mal à l’aise, Ambre commença à se griffer les avant-bras.

— Je ne les ai jamais violentées ou forcées sexuellement si c’est ce qui t’inquiète. Je me suis juste contenté de les charmer et de les attirer dans mes filets. Certes j’ai joué de leur insouciance et de leur crédulité. Je les ai rejetées après les avoir consommées et en leur ayant soutiré les informations que j’espérais. Comme un rapace j’ai fait preuve de patience et tournais autour de mes proies, attendant le moment venu pour les soudoyer en les mettant en confiance. J’éprouvais un plaisir jouissif à les séduire, surtout les plus récalcitrantes d’entre-elles.

— Vous… c’est ce que vous avez fait avec moi n’est-ce pas ? bafouilla-t-elle en le regardant avec une expression de dégoût mêlée d’amertume. Vous m’avez fait venir chez vous pour cela j’imagine…

Sa voix s’étrangla, elle déglutit péniblement, désarçonnée par cette vérité qu’elle refusait d’admettre. Il y eut un silence gênant où tous deux n’osèrent parler ni se regarder. Désireux de la rassurer, il fit parcourir ses doigts le long de son bras. À son contact, elle sursauta et se raidit.

— En effet, je l’avoue, soupira-t-il, c’était effectivement l’une de mes motivations principales lorsque je vous ai proposé de venir au manoir Adèle et toi.

— Putain ! fit-elle en dissimulant son visage.

— Écoute-moi, je tiens à te dire que tout cela a rapidement changé après ton arrivée. Tu n’es plus, et ce, depuis longtemps considérée comme une proie à mes yeux. Même si pendant des mois je tentais vainement de me persuader du contraire.

— Ah oui ? Pourquoi ?

— Parce que je t’aime Ambre !

Elle tourna la légèrement la tête et le regarda du coin de l’œil. Il se redressa et inspira.

— Contrairement à toi, cela fait des mois que j’éprouve pour toi ce sentiment aussi fort que douloureux. Des mois que je suis tourmenté par cela, car au vu de nos rapports, je ne pouvais me permettre de te courtiser et encore moins de te blesser à nouveau. Tu m’as totalement désarmé !

Il passa une main sur son visage et expira longuement, perturbé à l’idée de devoir se livrer, lui qui d’ordinaire n’exprimait jamais le fond de sa pensée. L’exercice se révélait périlleux ; comment pouvait-il tout lui avouer sans risquer de la froisser et de la braquer. Néanmoins, il s’éclaircit la voix, décidé à se jeter à l’eau malgré tout.

— Je me répète Ambre, mais je ne suis absolument pas fier des stratagèmes que j’ai usés pour te convaincre de rester auprès de moi au départ. J’ai conscience que c’était une méthode effroyablement perfide. Et je comprends tout à fait ta colère et le dégoût que tu ressens pour moi présentement. C’est plus que légitime et justifié. Cependant, s’il te plaît, laisse-moi m’expliquer. Je vais être parfaitement sincère, autant crever l’abcès dans son intégralité.

Sans un mot ni même un regard, elle hocha la tête.

— Dans un premier temps, je t’ai effectivement vue comme une proie à capturer. Tu étais une créature obsédante au physique attrayant et surtout dotée d’une personnalité rebelle qui me rendait fou. Tout comme ton magnétisme, cette attraction primitive liée à ton Féros. Je ne savais pas pourquoi, mais lorsque je me tenais auprès de toi des pensées inavouables et érotiques envahissaient mon esprit. Je voulais t’étreindre, te posséder… Te faire subir toutes sortes de choses, submergé par mon imagination accouplé à un désir ardent d’assouvir mes plus bas instincts. Je m’écœurais moi-même de me perdre dans ce genre de pensées alors que d’ordinaire je parviens assez aisément à maîtriser mes élans d’ardeur. C’est pour cela que j’avais tout fait pour que tu te sentes bien au manoir, près de moi. En t’ayant à mes côtés, j’alliais l’utile à l’agréable. Car, bien que je ne pouvais me permettre de te toucher, je jouissais de ta présence à mes côtés le soir venu.

Il eut un petit rire et poursuivit sa confidence, parlant d’une voix plus distincte et assurée :

— Même si ton comportement avait le don de m’exaspérer, je m’obligeais à user de mon cynisme plutôt que de la colère pour te rabrouer. J’avais peur que tu te renfrognes et veuilles m’éviter. Cela m’agaçait de ronger mon frein à chaque fois que tu faisais des choses qui ne me plaisaient guère et fichtre, qu’il y en avait ! Mais je me suis pris au jeu, car je savais que tu prenais un plaisir malin à me défier quotidiennement, cherchant par tous les moyens à me faire sortir de mes gonds et à tester mes limites. Et nos dîners, bien que houleux, avaient tout de même l’incroyable don d’égayer mes journées harassantes et moroses.

— Ce sont nos dîners qui vous ont fait changer d’avis à mon sujet ? Le fait que je vous défiais ?

— Non, c’est le soir de l’Alliance que tout a commencé à changer. Celle ayant eu lieu peu après ta majorité.

Le Baron tenta une nouvelle approche. Il posa une main sur la taille de la jeune femme et la palpa délicatement. Un peu plus sûr de lui, il l’attira doucement, pressant son corps contre le sien avant de l’enlacer de ses deux bras.

— Vois-tu, lorsque je suis rentré de la mairie ce soir-là et que j’ai aperçu Séverine et Émilie accourir vers moi totalement alarmées pour me faire en rapport quant à ton état et à ta fuite inexpliquée, j’ai ressenti une appréhension certaine. Personne ne savait où tu étais allée ni ce qui t’avait provoqué cela ! J’ai commencé à grandement m’inquiéter le soir venu au point d’avoir écourté ma soirée au manoir von Eyre. J’avais du mal à rester concentré, j’étais préoccupé. Surtout que peu de temps auparavant je m’étais déplacé jusqu’à ton travail. Et ton patron m’avait assuré que ton discours avait été un succès et que tu étais partie rejoindre le port avant de rentrer.

Le regard vide, Ambre se remémorait ce souvenir douloureux, emprunt de nostalgie à l’évocation de son patron.

— Lorsque j’ai reçu sa lettre le lendemain m’annonçant que tu avais été agressée, mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai vraiment cru que des hommes s’en étaient pris à toi. Je redoutais le fait de te savoir fragilisée, persécutée pour ton physique ou par ton nouveau statut. Et j’ai été soulagé lorsque le docteur Hermann, qui t’a auscultée en détail, m’a confirmé que tu n’avais pas été abusée et que ta vitesse de rémission l’impressionnait. Même si j’étais peiné de te savoir affaiblie, je me réjouissais de te savoir saine et sauve. Ainsi j’avais fait tout mon possible pour ne pas te surmener à ton retour. Aurel m’avait confié tes craintes quant à mes réactions, que tu avais peur que je te persécute suite à ta fuite. Je trouvais cela fichtrement ridicule et surtout gênant de savoir que tu me voyais encore comme un monstre.

— Mais parce que vous en êtes un… marmonna-t-elle.

— J’en suis devenu un serait plutôt la bonne formulation. Je ne suis pas foncièrement mauvais comme tu as pu le constater, du moins je l’espère. Je suis quelqu’un qui s’est construit dans la souffrance et la solitude. Je suis maladroit, je le reconnais, en particulier lorsque je suis avec toi. Car tu m’as toujours désarmé, ma chère, et ce, dès notre première rencontre.

Il déposa un baiser sur son front.

— Quoiqu’il en soit, je savais que tu m’étais interdite et cette interdiction, aussi bien morale que sociale, était ce qui titillait grandement mes ardeurs. Qu’est-ce qu’un vieux chien de ma veine ferait avec une chatte si jeune et si différente de lui ? Nous deux que tout opposait. C’est pour cela que j’étais assez nerveux lorsque tu m’as dit que tu allais travailler à l’observatoire, si loin de ma personne. Bien sûr, j’étais fier que tu oses prendre ce genre de décision et également avide de connaître les résultats de vos recherches. Mais je pensais que le fait que tu sois loin de moi te fasse rencontrer d’autres hommes et je redoutais cette éventualité, car je n’avais aucune emprise sur toi hormis ta petite sœur. Bien entendu, il aurait été cruel de la soudoyer davantage pour te faire culpabiliser et t’attirer dans mes filets. Je m’étais déjà suffisamment servi d’elle pour t’amadouer et j’avais fini par comprendre que cette petite futée nous charmait l’un et l’autre par le biais de sa faculté. Et que ses désirs n’étaient pas si différents des miens.

— Je me disais aussi qu’il y avait là anguille sous roche, ricana-t-elle, je trouvais ça louche de vous voir accepter si aisément ma proposition d’aller travailler là-bas.

— Tu m’as demandé la vérité et c’est justement ce que je suis en train de te livrer. Il n’est jamais bon de connaître les pensées des gens, il y aura toujours quelque chose de vexant ou de blessant là-dedans. Pourtant, comme actuellement, ces révélations sont parfois nécessaires si l’on veut espérer repartir sur des bases saines et solides.

— Et donc, vous croyiez réellement que j’allais rencontrer quelqu’un là-bas ? Dans ce lieu reculé au beau milieu des landes où la plupart des scientifiques étaient mariés ou trop vieux. Vous m’aimiez déjà à l’époque pour vous inquiéter de la sorte ? Soit depuis près d’un an maintenant ?

— Pas exactement, je ressentais pour toi une attraction, certes, mais rien qui ne soit d’ordre amoureux. C’était plus un souci d’égo et si l’on joue la franchise, j’étais plutôt jaloux que quelqu’un me pique ma proie tant convoitée.

Ambre laissa échapper un rire.

— Non, là où j’ai commencé à me rendre compte que mon attirance pour toi n’était pas uniquement charnelle ce fut le lendemain du coup d’État. Lorsque, totalement perdue et abattue, tu t’es enfuie du manoir pour t’isoler loin d’ici. J’étais rassuré que Stephan prenne soin de toi et que tu gardes contact avec ta sœur. Pourtant, ton absence commençait à devenir insupportable. D’autant que la dernière vision que j’avais gardée de toi était ce regard plein de détresse face à tes pulsions que tu ne parvenais pas à dominer. Ton comportement m’a terriblement ému et lorsque tu as autorisé Adèle à venir te voir je n’ai pas objecté un seul instant à te l’envoyer. Je n’avais même pas fait cela dans le but d’une quelconque motivation sournoise. J’étais juste ravi de te savoir à nouveau maître de toi-même.

— Je vous avoue que cette période a été extrêmement compliquée pour moi. Je pense que je n’ai jamais autant souffert et pourtant, on ne peut pas dire que j’ai été épargnée avant cela. Là, c’était tout mon être que je haïssais et je ne pouvais rejeter la faute de mon mal-être sur personne. Une terrible et implacable vérité.

— En effet, et ta fuite après la rencontre avec la Shaman Wadruna, cette longue et interminable période où personne sur l’île ne savait où tu étais n’avait fait qu’accentuer notre déchéance à tous les deux. Je ne savais si tu étais encore vivante, j’avais appris par Stephan que tu avais fui, car tu ne désirais qu’une chose : protéger ta sœur et surtout, me fuir car tu craignais que je te persécute à nouveau. Cette nouvelle m’a tellement ébranlé. Car, en plus de ton absence j’étais obligé de me faire à l’idée qu’il était inutile pour moi d’espérer quoi que ce soit avec toi. Que jamais, tout ce que j’avais pu t’infliger auparavant ne pourrait être effacé. Je me suis rendu compte de toute l’horreur que je t’avais fait subir. Je revoyais cette scène néfaste où si tu n’avais pas lâché prise, je t’aurais certainement dévoré, totalement abandonné à mes pulsions. Ton absence m’était infernale, je ressentais pour la première fois depuis tant d’années cette douloureuse sensation de manque, ce vide qui s’emparait de moi et grandissait chaque jour, conjugué par un cruel remord et une amère culpabilité.

— Vous ne m’avez donc pas récupérée par intérêt ?

— Je suis allé à Meriden pour une seule et unique chose Ambre, te sauver. Qu’importe si tu me haïssais, qu’importe si tu m’avais abandonné par la suite, je ne pouvais me résoudre à te laisser mourir à cause de ta nature et de tes peurs. Je ne m’en serais jamais remis de te savoir sacrifiée pour ta sœur et parce que j’avais été trop brusque pour que tu puisses rentrer par toi-même au manoir et demander de l’aide ainsi que du soutien auprès de ma personne. Lorsque je t’ai ramenée, j’ai absolument tout fait pour que tu sois le plus à l’aise possible et t’habituer progressivement à ma présence. J’étais heureux de te savoir sous mon toit vivante malgré ton état. En revanche, je me sentais mal de te voir si triste et si seule. Tu renvoyais en moi les images de celui que j’étais jadis ; un gamin persécuté, perdu dans un monde impitoyable dont il peine à s’intégrer.

Il soupira et la pressa contre lui, manquant de l’étouffer.

— Il m’en aura fallu du temps et de la patience pour t’apprivoiser. Maintenant que tu sais tout ceci, j’ose espérer que tu puisses me pardonner pour mes actions.

Ambre commença à produire un timide ronronnement. Elle hocha la tête et essuya ses yeux rougis d’un revers de la main. Ils restèrent un long moment abandonnés dans les bras l’un de l’autre, bercés par leurs respirations mutuelles. Enfin, Alexander prit la photo illustrant son mariage avec Judith où les époux, postés debout devant la mairie, affichaient un visage grave.

— Si je comprends bien, murmura-t-elle d’une voix enrouée, Friedrich vous a forcé à vous marier avec votre ancienne belle-sœur, c’est bien cela ?

— C’est exact, une horrible punition, n’est-ce pas ? Pour elle comme pour moi. Je la connaissais quelque peu, Ambroise venait de temps à autre déjeuner au manoir avec sa famille. L’ennui était que je n’appréciais guère sa femme et c’était réciproque. Je ne crois pas me souvenir d’un repas où ni elle ni moi n’avions pas échangé au moins une pique à l’intention de l’autre, avant que nous soyons mariés bien évidemment. Nous faisions cela en toute subtilité pour ne pas choquer Anselme et préserver une entente cordiale, ne serait-ce que par respect pour Séverine et Ambroise.

Il eut un rire étranglé.

— Il faut dire qu’à l’époque, elle était un peu comme toi ; assez fougueuse, impertinente et détachée de toute convenance. Elle n’avait que vingt-trois ans lorsque je l’ai rencontrée la première fois. Je pense que sa Liqueur n’avait pas encore trop impacté son organisme et son mental.

Il prit délicatement la plume de faisan, d’un brun-ivoire strié de noir, et la fit tournoyer entre ses doigts.

— Je suis vraiment triste quand j’y repense, elle aura passé presque l’entièreté de sa vie à renier sa nature et à jouer un rôle qui ne lui convenait guère. Je ne m’étais jamais rendu compte qu’elle souffrait. D’ailleurs, je ne pense pas qu’Ambroise était au courant de son mal-être.

— À moins que ce soit à cause de cela qu’il se soit rendu dans les bras de ma mère… réfléchit Ambre, peut-être savait-il qu’elle se droguait et il ne parvenait pas à l’accepter. Louise m’avait dit que Judith tentait parfois de se passer de son remède, peut-être l’effrayait-elle ? Ou alors qu’il n’en pouvait plus de la savoir ainsi. Cela expliquerait sans doute pourquoi il ne vous a rien dit.

Alexander fronça les sourcils, interloqué par cette possibilité qu’il n’avait jamais réalisée. Après tout, bien que les deux hommes étaient proches, chacun avait sa fierté, il n’aurait pas été impossible qu’Ambroise lui cache délibérément que son couple battait de l’aile et qu’il ne reste auprès de Judith que par convenance, pour sauver les apparences et préserver son fils. Il posa la plume et le médaillon en forme de loup dans la boite, ainsi que le cadre. Il prit ensuite la photo d’Anselme qui lui décrocha un sourire. Le garçon y était représenté vêtu de son costume universitaire bleu marine et tenait son diplôme à la main.

— Cela doit être la seule fois où je l’ai réellement vu sourire. Avant qu’il ne te côtoie à nouveau, bien entendu ! Il était fier d’avoir obtenu son diplôme. Il n’a jamais été doué pour les études, j’ai souvent dû être derrière lui et lui payer des cours pour qu’il puisse avoir des résultats convenables. Séverine était fière de la réussite de son petit-fils.

— Séverine était donc bien sa grand-mère, réfléchit-elle, pourquoi ne me l’a-t-il jamais dit ? Je ne vois pas pourquoi il aurait gardé cette information pour lui. Je pensais qu’il était amnésique de son passé à cause de son lynchage.

— Non, Anselme n’a jamais eu de trouble de la mémoire. Malheureusement pour lui, il se souvenait de tout, y compris de la mort de son père. C’était un garçon fragile et traumatisé à cause de cela. Comme je te l’ai dit lors de notre accord, j’ai tenté de faire de lui quelqu’un qu’il n’était pas. Je pensais qu’il serait incapable de s’adapter à sa nouvelle condition alors je me suis montré ferme et sévère afin de lui donner plus de tempérament. Il fallait qu’il soit fort et puisse endosser le statut de baron sans courber l’échine devant ces adversaires intimidants, ses nouveaux pairs.

— Tyrannique…

— C’est un peu exagéré ! ricana-t-il. Je l’ai toujours laissé tranquille lorsqu’il l’exigeait, je ne demandais rien de plus que de le voir respectueux. Quant à Séverine, nous avions convenu qu’il valait mieux ne pas ébruiter le fait qu’elle soit sa grand-mère, cela risquait de le décrédibiliser et il n’avait clairement pas besoin d’essuyer davantage de brimades, même si bon nombre de gens connaissaient sa filiation. Sa patte folle et ses origines noréennes étaient déjà de lourds fardeaux à porter.

— Qu’en est-il de Désirée ? s’enquit-elle en prenant la photo de la jeune femme aux cheveux châtains bouclés.

Alexander hoqueta et prit l’anneau qu’il déposa dans sa paume. Ambre examina avec soin ce bijou à la teinte cuivrée, gravé sur le pourtour intérieur : « À ma bien-aimée Désirée von Tassle ».

— Désirée était ma première femme, ma domestique, la fille de Séverine et sœur d’Ambroise. Celle que j’avais demandé en mariage et qui portait notre enfant.

Il prit une seconde photo, en couleur et non encadrée, où les amants se tenaient sous l’arche fleurie de la roseraie, joliment endimanchés, encerclés par les statues de la licorne et du cerf. Ils paraissaient heureux, si jeunes.

— Nous avions pris cette photo le jour de nos fiançailles. Un acte fort pour l’époque où la ségrégation antinoréenne régnait au sein de l’Élite. Une union que mon père désapprouvait. Il fréquentait les von Dorff et de Malherbes, des acharnés de la suprématie aranéenne qui ne cessaient de promulguer des lois visant à avilir le peuple noréen.

— Vous êtes donc l’oncle d’Anselme et d’Adèle ! s’écria Ambre, stupéfaite de cette prise de conscience brutale.

— Tout à fait, c’est pour cela que Friedrich m’avait ordonné d’épouser Judith. J’étais reconnu comme parrain légal d’Anselme à sa naissance. Tu comprends maintenant pourquoi je tenais tant à garder Adèle auprès de moi. Elle était en quelque sorte ma nièce avant d’être légitimement reconnue comme ma fille. Et elle est la seule descendante encore vivante et humaine de notre Séverine, c’est avant tout pour elle que j’ai tenu à garder ta sœur auprès de moi.

— Et… vous aviez une fille, c’est cela ?

Il hocha la tête en silence et regarda le livre.

— C’est exact, une petite Pauline, en référence à ce conte de la Bête du Haut Valodor que Désirée adorait. Elle est morte avant le terme. Désirée était enceinte de sept mois lorsque mon père la battit alors qu’elle me défendait. Il l’a rouée de coups et elle a fait une fausse couche juste après. Ma friponne en a été tellement traumatisée qu’elle ne voulait vivre en tant qu’humaine et porter ce lourd fardeau.

Les yeux mouillés de larmes, il passa une main sur son visage, tentant de masquer ses tremblements.

— Le jour de sa transformation, je n’avais absolument rien pu faire pour la retenir tant elle était décidée et désespérée. J’ai été tellement anéanti, jamais je n’avais connu pareille souffrance. Au point de vouloir moi aussi écourter ma vie tant je n’avais plus rien à perdre. Désirée était tout pour moi. Je l’ai connue toute ma jeunesse. Elle était mon pilier, mon étincelle de vie si brillante et bienveillante. J’aurais absolument tout donné pour elle et…

Il détourna la tête et renifla.

— Excuse-moi, fit-il en essuyant sa larme.

Fortement émue par son lâcher-prise, Ambre raffermit son étreinte, posant sa tête contre son torse.

— J’ai appris pour la folie de votre père. Théodore m’a tout raconté. Je n’avais jamais imaginé que vous aviez subi de telles atrocités. Ni vous ni même Séverine et sa famille.

Elle se pinça les lèvres et poursuivit d’une voix enrouée :

— Je comprends mieux votre acharnement à devenir maire et à prendre les rênes du territoire et surtout votre volonté de défier vos pairs… et dire que je prenais tout cela pour de l’égoïsme et de l’égocentrisme.

N’y tenant plus, elle sanglota, enfouissant sa tête dans les couvertures. L’homme se baissa et passa une main dans sa chevelure.

— Calme-toi, il est évident que je ne t’aurais jamais dévoilé mon sombre passé pour justifier mes motivations.

Il posa le carton au sol et s’allongea à côté d’elle, appuyant son corps contre le sien. Puis il caressa son ventre et empoigna délicatement son sein qu’il engouffra au creux de sa paume. Il demeura immobile, pressé contre le corps chaud de sa fiancée.

— C’est impressionnant de remarquer ô combien le passé revient sans arrêt au galop, même lorsque l’on tente de le bannir à jamais, murmura-t-il à son oreille. Il nous faut nous tourner vers l’avenir, ma chère. Il nous reste tant de choses à découvrir et à accomplir.

Il ferma les yeux et déposa un dernier baiser sur sa nuque. La jeune femme soupira et se lova davantage contre lui, faisant corps avec son futur époux.

— Et je suis heureux de pouvoir partager celui-ci avec quelqu’un… de t’avoir à mes côtés… mon Ambrine.

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