NORDEN – Chapitre 156

Chapitre 156 – Prologue

« Sur ma belle Norden

Le cerf a pleuré

Ses bois se brisent et se rompent

Le corbeau, le loup et le sanglier

Trois de ses fils ont trépassé

Attendre le lever du jour

Attendre que le serpent chante

Et attendre que l’aîné revienne

Que le corbeau, le serpent et le cerf

Si longtemps séparés

Si longtemps déchirés

S’unissent à nouveau

Et rapportent le printemps

Réveille-toi serpent ensommeillé,

Exulte ton chagrin au loin

Il est l’heure d’émergerdes ténèbres »

— T’as pas bientôt fini de chanter Selki ? maugréa une voix féminine. Tu me casses la tête avec cette chanson, tu sais très bien que je la déteste en plus !

— Mais c’est notre hymne je te signale !

— Je m’en fiche ! Je l’ai assez entendue comme ça et tout ce qui concerne Alfadir, Jörmungand ou Hrafn me saoule. C’est bon, maman n’a pas arrêté de nous rabâcher ces histoires depuis qu’on est petites ! Je sature !

Selki leva les yeux au ciel et soupira. Sans un mot, elle retroussa ses manches et alla en direction de la cuvette remplie d’eau claire. Elle plongea ses mains sableuses dans le liquide incolore où harengs et sardines fraîchement pêchés du jour s’entassaient. Puis elle se munit d’un couteau et entreprit de vider les poissons. Avec des gestes habiles et une minutie qui lui était coutumière, elle coupait une à une les têtes des harengs puis plantait le tranchant de la lame dans la chair molle de leur ventre blanchâtre afin d’ôter leurs viscères. Chose faite, elle jeta les déchets par-dessus la fenêtre sans vitre et siffla.

À l’entente de l’appel, des mouettes accoururent par dizaines et se livrèrent dans une bataille impitoyable dans le but de dévorer les morceaux de choix. Les oiseaux bousculaient leurs confrères et se donnaient de sauvages coups de bec. Un brouhaha incessant mêlant piaillements et bruissements d’ailes régnait juste devant leur maison. Faite de pierres brutes grossièrement assemblées, la façade se voyait maculée de mousse et d’algues qui s’engouffraient à travers les interstices de la roche poreuse. Le toit se couvrait d’ardoises, rapportées il y a des siècles par des pêcheurs et marchands qui avaient fait de cet ancien village noréen un lieu d’escale où s’établir durant le long trajet entre les carrières et les villes d’Iriden et de Varden.

L’intérieur de la maisonnée était humide, et ce, malgré le feu qui brûlait en permanence dans le foyer alimenté par du petit bois provenant du bosquet annexe. La cheminée était l’élément principal de cette pièce circulaire comportant pour seul mobilier une table et des chaises achetées au rabais ainsi qu’un lit de paille et une malle dans laquelle les affaires des deux filles étaient disposées, rangées anarchiquement pour l’une et soigneusement pliées pour l’autre.

Depuis deux ans, Selki partageait cet espace avec sa sœur Erevan, de trois ans sa cadette. Elles habitaient toutes deux dans ce coin reculé de l’île, vivotant exclusivement de la pêche et de leurs maigres récoltes ainsi que des rares aliments d’épicerie que leurs parents et leur frère rapportaient à chacun de leur passage. Ainsi conservaient-elles un mode de vie que leurs pairs actuels qualifiaient de primitif.

L’aînée sortit la seule poêle qu’elle avait à disposition pour la mettre sur la grille du foyer. Elle y versa de l’huile, ajouta des lamelles d’oignons et fit frire deux harengs. Puis elle découpa les autres poissons en dés qu’elle fit mijoter dans la marmite en fonte accrochée à la crémaillère, agrémenté de légumes de saison et d’un fond de bouillon. Un parfum enivrant de nourriture embaumait la pièce, accompagné par les odeurs d’embruns de la mer, située à une dizaine de mètres seulement de l’entrée.

Une fois sa tâche terminée, Selki laissa le repas cuire tranquillement et rejoignit la table. Elle s’affala sur sa chaise, s’empara de sa brosse et peigna ses cheveux blonds, usant de son miroir portatif à moitié fêlé pour s’observer. Du haut de ses vingt ans la jeune femme affichait un teint pâle. Son visage aux yeux bleus cernés était plutôt creusé et ses lèvres restaient gercées à cause du froid ambiant et de la rudesse des vents. Elle attacha ses cheveux en une longue natte qui retombait jusqu’au bas de sa poitrine, effleurant le médaillon-totem épinglé sur son pull bleu marine bouloché. Le bijou était sculpté dans du bois blanchi et avait la forme d’un phoque cambré.

— J’ai l’impression que mon état ne s’arrange pas, je suis maigre à faire peur ! nota-t-elle après une toux.

Elle examina la taille de ses poignets et palpa sa cage thoracique, sentant la moindre de ses côtes s’esquisser sous sa peau sèche, irritée par le sel. Après inspection, elle soupira.

— C’est dans des moments comme ça que je regrette de ne pas m’être établie à Varden avec Heifir.

Allongée sur le lit, son interlocutrice souffla.

— Franchement, y’a vraiment rien qui t’oblige à rester ici avec moi ! Si tu veux rejoindre notre frère et ton père en ville, soit, vas-y ! Y’a rien qui t’en empêche. Non mieux ! va rejoindre Medreva à Meriden, je suis sûre que maman sera ravie d’avoir au moins un de ses enfants auprès d’elle !

— Tu pourrais pas arrêter de faire ta tête de cochon ? Qu’est-ce qui ne va pas encore aujourd’hui ?

— Rien ! fit-elle en triturant son médaillon taillé dans de l’os sur lequel un rorqual était gravé. Je suis juste affamée et fatiguée et t’entendre te lamenter, ça me donne la nausée !

Erevan était avachie sur les couvertures faites d’un amas de peau d’animal à l’aspect hirsute. Sa peau brune et ses cheveux ébène coupés au carré étaient mis en valeur par sa chemise écrue tachée de toute part.

— C’est pas plutôt le fait que maman vienne nous voir demain soir qui te met en rogne ? Tu sais, elle ne restera que trois jours cette fois.

— Ne m’en parle pas ! pesta la cadette en croisant les bras. Je n’ai aucune envie de la voir et je ne ferai aucun effort lorsqu’elle sera là ! Ça je peux te le garantir !

Selki ne rétorqua rien puis alla près du foyer. Elle retourna les poissons et mélangea le ragoût afin que la mixture soit homogène, d’une belle couleur ambrée.

— Tu viendras à la pêche avec moi quand même ?

— Évidemment ! ça fait si longtemps que j’attends de retourner en haute mer pour pêcher ce fichu thon rouge ! En plus le bateau est prêt, y’a plus qu’à charger les filets et le tour est joué.

— Si on en attrape un de belle taille, je nous ouvre la dernière bouteille de bière histoire de festoyer un peu !

— On a déjà plus de bière ? s’étonna la plus jeune.

— Hélas non ! plus de bière, plus de pâtes ni de fromage, presque plus aucune conserve, plus de lessive et pas la moindre allumette. Et je te mets au défi de savoir où sont passés les derniers morceaux de poisson séché, disparus il y a une semaine ! Je soupçonne les rats ou les mouettes de les avoir emportés.

— Merde… concrètement il nous reste quoi ?

— En gros il nous reste un peu de savon, un fond de riz, de sel et de farine, quelques cubes de bouillon et des cornichons. Autant te dire qu’il va falloir se rendre à Varden en fin de semaine si on ne veut pas mourir affamées. Et je refuse de me nourrir de galettes de blé pendant plus d’une semaine parce que mademoiselle est trop fainéante pour bouger jusqu’en ville !

— T’inquiètes, je partirai demain après-midi si ça t’arrange. Comme ça tu passes un joyeux moment avec notre mère, en tête à tête comme la gentille demi-sœur aînée que tu es. Et moi je vais gentiment voir ce père qui n’est pas mon père pour lui demander des sous.

— Arrête de l’appeler comme ça ! Aorcha est ton père, qu’importe si t’es pas de son sang ! C’est lui qui t’a élevée je te signale et il t’aime beaucoup. Et je te considère comme ma sœur au même titre que Heifir est notre frère à toutes les deux ! Car même si t’es vraiment insupportable, capricieuse et bornée, que j’ai envie de t’étrangler au moins trois fois par jour, j’éprouve par le plus grand des miracles un minimum d’affection pour toi. Au point que je perds ma vie à m’occuper d’une gamine revêche de dix-sept ans qui en veut à la terre entière et passe son temps à se morfondre. Pire qu’une duchesse !

— Le jour où tu verras une duchesse avec une couleur de peau comme la mienne sur cette île, les aranéens auront de gros soucis à se faire ! ricana Erevan.

— Surtout si elle est aussi mal éduquée que toi !

Sans qu’elle ne s’y attende, l’aînée reçut un coussin en pleine tête, ce qui fit rire la cadette, le tir était bien visé.

— Touché !

— T’es vraiment puérile !

— Je sais… t’as qu’à te transformer si tu ne veux plus me supporter. Je suis sûre que tu serais tellement plus amusante sous ta forme de phoque.

— Pour que tu me rejoignes en mer lorsque tu seras majeure et décides de te transformer à ton tour ? Hors de question ! En plus tu seras une orque et les orques bouffent les phoques. Et méchante que tu es je prendrai pas le risque de prendre le large pour me faire croquer par « ma sœur qui n’est pas ma sœur » comme tu le dis si bien !

Erevan grogna mais ne rétorqua rien. La mine renfrognée et les bras croisés, elle observait sa sœur. Selki l’invita à mettre la table, le repas était prêt. Elle leur servit une bonne ration, glissant un hareng grillé dans chacune des assiettes ainsi qu’une grosse louche de mixture et laissa le reste au feu.

Les deux sœurs mangeaient en silence, au centre de cette pièce plongée sous le halo mordoré du soleil couchant. Le bruit des vagues s’intensifiait, accompagné par le jacassement des mouettes qui rejoignaient leurs nids avant que la nuit ne tombe.

Aux premières lueurs de l’aurore, sous un ciel bleu orangé parfaitement dégagé, les deux sœurs s’extirpèrent de leur logis, rejoignant leur embarcation amarrée au ponton situé quelques mètres plus loin. Il s’agissait d’un petit voilier acheté d’occasion au port de Varden, encore en bon état d’usage. Avant de grimper à bord, comme chaque fois qu’elles se rendaient dans le grand large, elles embrassèrent la statue de Jörmungand.

Le serpent marin était taillé directement dans la roche noire émoussée et verdie par les affres du temps et l’érosion des marées. Son corps annelé, long et sinueux, enroulé sur lui-même, se couvrait d’écailles finement ciselées. Il avait la tête dressée, un port noble digne de son statut d’éminence. Sous sa gueule ouverte, bardée de crocs tranchants et pourvue d’une langue fourchue, de larges barbillons pendaient. Deux renfoncements étaient perforés à la place de ses yeux jadis incrustés d’une pépite d’or pour l’un et d’un lapis-lazuli pour l’autre. Enfin, une imposante collerette crénelée lui ornait le cou et descendait jusqu’à la nageoire caudale qui s’étalait tel un drapé.

Les deux sœurs s’installèrent et déroulèrent la voile dont les cordages tintaient contre le mât, produisant un son relaxant. La brise était vigoureuse ce matin-là. Pour pallier le froid, elles s’étaient vêtues chaudement, emportant gants et écharpes ainsi que leurs manteaux et bottes déperlantes.

— T’as pris le seau et les couteaux ? s’enquit la cadette qui tenait fermement la barre.

— Bien sûr ! J’ai même pris soin de garder une sardine vivante pour servir d’appât.

Les amarres larguées, elles naviguaient en ligne droite, direction le Nord-Est. La coque perçait la mer pour éclabousser leur visage de gouttes écumeuses, laissant sur la peau un subtil dépôt d’eau iodée. En chemin, elles croisèrent de nombreuses embarcations, tant aranéennes que noréennes, bien plus imposantes que la leur.

— Tiens, la Goélette s’en va pour Pandreden ! s’écria Selki en pointant le navire du doigt.

Le voilier trois mâts à la coque brune avançait à quelques encablures. Ses immenses voiles blanches se distinguaient nettement de loin, dominant les environs.

— S’il pouvait couler ça m’arrangerait bien ! maugréa Erevan tout en dardant le navire d’un œil noir.

— J’espère que tu sais que c’est grâce à ce navire que tu peux bénéficier de ton thé ! Tu sais cette boisson qui coûte très cher et que tu veux qu’on achète à chacun de nos passages en ville. Et je te signale qu’à bord de ce navire t’as au moins la moitié du personnel qui est noréen ! Donc au lieu de vouloir la fin du commerce et la mort des nôtres tu ferais mieux de ne pas souhaiter de tels malheurs. En plus tu risques de nous porter la poisse avec tes médisances !

Pendant le reste du trajet, aucune des deux ne parla, concentrées sur leurs tâches respectives. Au fil de leur progression, elles remarquèrent que d’épais nuages obscurcissaient l’horizon, paraissant converger vers elles. Le vent gagnait en puissance, gonflant la voile et faisant trembler le mât. Les cordages se tendaient à l’extrême, prêts à se rompre. Puis se fut au tour de la houle de s’agiter, les vagues commençaient à se percuter avec force contre la coque si peu solide.

— C’est étrange, s’étonna Selki avec une pointe d’angoisse, il n’y avait pas de tempête de prévue aujourd’hui.

Alors que la barque tanguait, le grondement de l’orage résonna non loin et les premiers éclairs zébrèrent le ciel devenu sombre, auréolant le paysage d’une allure mystique.

— Pas que je sache ! répliqua la cadette qui peinait à maintenir le cap tant la barre résistait.

Les vagues devenaient de plus en plus hautes et nombreuses. À chaque heurt contre le voilier, de l’eau s’engouffrait à bord, rendant le plancher glissant, manquant de faire trébucher les deux femmes que la panique gagnait.

— Fais demi-tour Erevan ! cria Selki afin que sa sœur puisse l’entendre.

— C’est ce que je fais ! hurla la cadette, les muscles tremblants sous l’effort. Mais je maîtrise plus rien !

La face fouettée par les bourrasques et la vue brouillée par les innombrables gouttelettes d’eau glacée qui venaient se placarder contre son visage, elle s’obligea à fermer les yeux. À bout de souffle, elle haletait. Sa sœur lui vint en aide, se plaçant juste à côté d’elle pour maintenir la barre. Un bruit sourd les interpela. Elles levèrent la tête et s’aperçurent avec effroi que leur voile venait de se déchirer.

Le voilier à la dérive changea brusquement de direction et se positionna latéralement à la houle, tanguant davantage. Alarmées, les sœurs s’accroupirent et se donnèrent la main, utilisant l’autre pour agripper parois et cordages. Aveuglées par ces épais nuages noirs, elles distinguaient péniblement leur cap, ne sachant repérer où était la côte sous ce linceul cendré.

— On va mourir ! s’inquiéta Erevan. On va mourir !

— Je suis là, ne t’inquiète pas, ça va aller !

Mais à peine eut-elle fini sa phrase qu’une vague encore plus impressionnante que les autres s’effondra sur l’embarcation, les enveloppant intégralement. Le choc fut brutal. La coque explosa et les deux sœurs furent violemment projetées à l’eau, à moitié sonnées par l’impact.

Quand Selki rouvrit les yeux, elle se retrouvait en plein cœur des eaux noires. S’enfonçant progressivement dans les profondeurs, elle ne pouvait discerner la moindre lueur à plusieurs mètres. Elle avait beau nager, la force de ses membres était insuffisante pour lutter contre l’impétuosité de l’élément. Une peur panique l’assaillit, il ne lui restait qu’une alternative pour survivre et tenter de retrouver sa sœur.

Elle ferma les yeux puis, résignée, agrippa son médaillon avec force et fit le vœu de se transformer. La métamorphose fut instantanée ; ses membres se raccourcirent, ses jambes fusionnèrent, ses extrémités se munirent de palmes et de griffes, son corps gonfla et de longs poils blancs sortirent de sous son épiderme.

Sous sa nouvelle forme, le phocidé se propulsa pour regagner la surface. À la recherche de sa cadette, Selki effectuait inlassablement des aller-retour. Elle nageait entre les débris de bois et de métal puis arpentait les profondeurs. Enfin, elle couinait aigu, les yeux larmoyants, tentant désespérément d’appeler sa sœur qui ne reparut point.

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