NORDEN – Chapitre 178

Chapitre 178 – Sombre héritage

— Voilà, tu mets quoi après le « n » ?

— Un « d » ?

Postée juste derrière lui, Erevan acquiesça et regarda d’un air attendri son élève appliqué qui venait de terminer sa phrase. La première sans son aide.

— Je suis le Aràn Jörmungand, prononça-t-il à haute voix, je n’ai pas fait de faute ?

— Aucune mon cher, affirma-t-elle en lui accordant un baiser sur la tempe, le trait de tes lettres est un peu hésitant mais on arrive quand même à déchiffrer.

— Comment ça se passe pour la suite ?

— On peut aller sélectionner un livre et voir si tu peux lire une page intégralement sans…

Elle ne termina pas sa phrase. Assaillie d’un haut-le-cœur, elle plaqua une main devant sa bouche et se rua au cabinet de toilette. Elle s’accroupit et, pour la deuxième fois de la journée, vomit tout ce qu’elle avait dans ses tripes. Quelques minutes plus tard, elle revint dans la pièce après s’être ébrouée et avoir effectué plusieurs borborygmes pour chasser son haleine. Elle s’excusa et s’installa à côté de lui, essuyant ses yeux larmoyants d’un revers de la main.

— Je sais pas ce que j’ai ce matin, je ne me sens vraiment pas bien, miaula-t-elle faiblement.

L’homme pencha la tête puis, pris d’un doute, approcha son visage du sien et posa tendrement sa paume sur son ventre. Ne comprenant pas son geste, Erevan patienta, retenant naturellement sa respiration. Il ferma les yeux, resta ainsi un moment et finit par esquisser un sourire.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit-elle, soucieuse.

Sans un mot, il l’embrassa et la serra fort contre lui.

— Une petite hyène va voir le jour d’ici neuf mois, murmura-t-il à son oreille.

À l’annonce de cette nouvelle qui sonnait comme une prophétie, Erevan se figea. Puis, bouleversée, elle éclata en sanglots, enfouissant sa tête contre le cou de son bien-aimé Aràn qui, en plus d’un millénaire d’existence, allait connaître pour la première fois le bonheur d’être père.

Une poignée de jours passa. Allongée dans le sable, Erevan buvait tranquillement une tasse de thé chaud, profitant de cette journée d’ensoleillement. Selki se tenait auprès d’elle, comme attirée magnétiquement par sa cadette depuis qu’elle avait, dans son instinct animal, compris qu’elle était enceinte. Elle la veillait jour et nuit, allant jusqu’à dormir dans leur lit commun, entre elle et le Serpent. Jörmungand, quant à lui, s’affairait à inciser des motifs sur l’un des rocher noir de la baie, les sourcils froncés sous l’effet de la concentration. Quand il eut terminé sa tâche, il l’appela, un sourire rayonnant affiché sur son visage. La jeune femme se leva et le rejoignit. À peine arriva-t-elle qu’un rire s’extirpa de sa bouche. Confus, il la regarda avec étonnement, ne comprenant pas son comportement.

— Excuse-moi, dit-elle en montrant les mots gravés, mais tu t’es trompé à un endroit. Tu as écrit « Eraven » et non « Erevan ». Tu as inversé le « e » et le « a ». C’est un joli nom cela dit.

— Mince, pesta-t-il d’un air contrit, et pour l’autre ?

Elle se dressa de toute sa hauteur, suspendit ses bras à son cou et l’embrassa.

— Ton « J » et « E » sont parfaits.

Alors qu’ils échangeaient un baiser langoureux, plongés dans leur idylle sans se soucier de leur environnement, un cri de détresse résonna non loin de là, suivi par le fracas tonitruant de coups de sabot d’une monture en plein galop. Alertés, ils se décrochèrent et remarquèrent un cavalier en train de charger en leur direction. Erevan sentit un douloureux pincement au cœur en reconnaissant cette silhouette si caractéristique : sa mère Medreva en personne.

— Écarte-toi de lui Erevan ! rugit-elle en effectuant des grands gestes pour la forcer à se détacher.

Mais la jeune femme, dans une défiance innée, fit fi de son ordre et demeura auprès de son bien aimé. Arrivée devant eux, Medreva sauta de monture et, le regard haineux porté à l’encontre du Serpent, le somma de repartir. Il y avait quelque chose d’impérial dans son regard, une haine farouche mêlée de crainte. Jörmungand prit peur et se recroquevilla comme un enfant, reculant d’instinct tant la Shaman ressemblait à Alfadir en cet instant. La femme montrait les dents et pointait sur lui un doigt accusateur. D’une voix grave étonnamment puissante, elle assaillait le Aràn d’un flot de paroles acerbes, le dardant d’un œil noir qu’il ne parvenait pas à soutenir. Il baissait la tête en guise de soumission, continuant de reculer. Il s’apprêtait à regagner les flots quand Erevan s’interposa. Cette dernière s’opposa à sa mère et la menaça. Une violente dispute éclata entre les deux femmes, bien plus virulente que celles qu’elles avaient essuyées jusque là.

— D’où tu te permets de me dire ça ! scanda la fille après une ultime estocade.

— Je te protège Erevan ! Maintenant obéis-moi et recule !

— Me protéger de qui ? De l’homme que j’aime ? Tu te rends compte de ce que tu dis ? T’es folle ma parole ! Folle à lier ! Une hystérique !

Medreva grogna et plongea ses yeux bleus perçants dans les siens pour la forcer à capituler.

— Obéis-moi !

— Ou sinon quoi ? Qu’est-ce que tu vas me faire ? M’enfermer ? Me soudoyer avec ton don pour me forcer à fuir ? Parce que t’es incapable d’y parvenir en faisant autrement ! Bah, vas-y fais de moi ta marionnette ! Sale régisseuse !

Perdant contenance, la voix de la mère commençait à se faire fébrile. Des tressaillements agitaient ses mains qu’elle tentait de réfréner devant son enfant.

— Ne joue pas à ça avec moi ma fille ! Recule et va-t’en !

— Hors de question !

— Erevan, je t’en supplie obéis moi et va-t’en !

— Hors de question, je t’ai dit !

Démuni face à la colère des deux femmes dont les pensées internes lui broyaient le cœur, Jörmungand parvint à se ressaisir. Il posa une main tendre sur l’épaule de sa compagne et, d’une voix douce, l’obligea à les laisser seuls. D’abord abasourdie, Erevan s’exécuta et s’en alla cracher sa peine dans la campagne, laissant sa mère seule en compagnie de son amant. Dès qu’elle fut suffisamment éloignée, la Shaman et le Aràn demeurèrent muets. La pression redescendit d’un cran puis, sans crier gare, Medreva enfouit son visage dans ses mains et pleura à chaudes larmes.

— Tu les as sentis n’est-ce pas ? geignit-elle après une toux. Maintenant tu le sais…

— Je suis désolé, murmura Jörmungand en s’approchant d’elle, si j’avais su… Jamais je n’aurais pu le deviner. Jamais je n’aurais pu concevoir qu’il t’ait fait subir une telle chose !

Il glissa une main sous son menton pour la contempler droit dans les yeux. Prise de sanglots, la femme renifla. Des larmes perlaient le long de ses joues peinturlurées de larges bandes de far noir. Il l’enveloppa de tout son être, passant une main le long de son dos. Incapable de parler ni même de bouger, la femme se laissa faire.

— Je tiens à te dire que je ne suis pas comme lui. Je te le promets. Jamais je ne…

Il déglutit et poursuivit plus bas :

— Jamais je ne lui ferais ce qu’Alfadir a osé te faire. Tu as ma parole d’honneur.

— Tu ne comprends pas, marmonna-t-elle.

— Si, détrompe-toi. J’ai depuis le début senti qu’elle était différente. Son physique, ses vibrations. Je ne connaissais pas la cause du magnétisme que j’éprouvais pour elle.

— Maintenant que tu le sais, tu dois comprendre qu’il ne faut plus que tu l’approches. Quitte à la faire souffrir, je t’en supplie laisses-la et éloigne-toi d’elle à jamais.

— Je ne peux pas Medreva.

Elle ferma les yeux et renifla.

— Jörmungand, je t’en supplie, laisse ma fille ! Va-t’en par pitié. Elle n’est pas pour toi ! Je sais que tu l’aimes, je le ressens dans tes vibrations. Mais tu ne peux pas rester.

Elle redressa la tête pour le contempler droit dans les yeux, le regard témoignant d’une détresse infinie.

— Malheureusement, il est trop tard pour ça Medreva. Erevan et moi sommes liés… Elle porte notre enfant.

Le cœur de la Shaman manqua un battement. Fébrile, elle vacilla. L’homme la retint et la guida au sol pour la faire s’asseoir dans le sable. Inconsolable, son corps convulsait.

— Si Alfadir l’apprend… finit-elle par dire.

Jörmungand déposa un baiser sur son front et la berça.

— Nous garderons à nous trois ce petit secret. Et si Alfadir l’apprend alors j’en prendrai l’entière responsabilité, Medreva. Je t’en fais le serment.

De son pouce, il massa sa joue pour y ôter une larme.

— En attendant, il te faut lui dévoiler cette vérité qui te ronge depuis trop longtemps. Tu ne peux plus garder ça pour toi.

— Je peux pas… je n’en ai pas la force, jamais elle ne m’écoutera.

— Tu te trompes, crever cet abcès vous fera du bien à toutes les deux. Tu seras libérée de ce mal, et elle aura enfin la réponse à cette question qui la brise. Elle souffre autant que toi Medreva. Vous devez faire la paix.

— Je… j’ai peur qu’elle aille le voir… je ne veux pas qu’elle s’y rende.

— Rien ne l’y oblige, mais peut-être aura-t-elle la force et le courage de le rencontrer si telle est sa volonté.

— Je ne veux pas qu’il la voie ! s’indigna-t-elle. Elle est mon enfant. Si fragile… qu’importe la sombre origine de sa conception. Il n’a pas le droit de me l’enlever, je refuse qu’il la touche ou même qu’il la voie… Il n’en a pas le droit !

N’ayant pas les mots pour l’apaiser, le Serpent n’objecta rien. Le silence revint, seuls le vent et le roulement des vagues entonnaient leur rituel monotone. Ayant repris un tant soit peu de maîtrise, Medreva se libéra de son étreinte. Aimablement, celui-ci l’invita à rentrer en leur nouvelle demeure, l’aidant à marcher. Il l’installa sur la chaise de la cuisine et, se comportant en un vrai hôte digne de ce nom, prépara un thé comme la bienséance aranoréenne l’exigeait. La femme eut un rire étranglé lorsqu’il lui servit une coupelle garnie de madeleines déformées.

— C’est moi qui les ai faites, dit-il en avalant l’une d’elles pour accompagner sa boisson, elles sont pas très jolies mais elles sont bonnes. J’ai essayé de suivre ta recette à la lettre.

La dame en prit une qu’elle porta à ses lèvres. Elle la dégusta lentement pour en tirer le goût puis elle avala sa bouchée et but une gorgée pour dénouer sa gorge.

— En effet, elles sont bonnes, dit-elle en l’observant.

Après un temps de réflexion, analysant ses vêtements avec intérêt, elle ajouta tout bas :

— Te voilà parmi nous dorénavant. Tu trouves même le moyen de t’habiller comme nos semblables. Je présume qu’il ne sait rien de tout cela.

— Voilà longtemps que je ne communique plus avec lui. Vu le peu d’intérêt qu’il me porte, je doute fort qu’il sache que je suis ici et que je fréquente sa fille.

Medreva eut un rictus et se renfrogna.

— Depuis combien de temps est-ce que…

— Nous nous voyons régulièrement depuis que je l’ai sauvée du naufrage. D’ailleurs, je tiens à te dire que tes paroles et ta prière ce matin-là m’ont profondément touché. Quant à notre union charnelle, je dirais que cela fait à peu près un mois qu’elle et moi nous nous accouplons. Cette enfant est un cadeau inattendu et je tiens à t’assurer que je ne l’ai pas forcée ni soumise.

La femme ne dit rien et se contenta de hocher la tête, les yeux perdus dans le vide. Elle s’apprêtait à le questionner à nouveau lorsque des bruits de pas se firent entendre sur le pont. Quelques secondes après, Erevan, les yeux rougis et les traits du visage tendus à l’extrême, entra dans la cuisine. Un regard fut échangé entre la fille et la mère puis, sans un mot, cette dernière l’invita à s’asseoir ; il fallait qu’elles aient une petite discussion.

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