NORDEN – Chapitre 179
Chapitre 179 – Retrouvailles
Suite à cet échange, Erevan se rua sur le pont où Selki se trouvait allongée et hurla à pleins poumons sa désolation, manquant de briser ses cordes vocales. Puis elle s’effondra sur le ponton et pleura en enfouissant sa tête dans le pelage humide du phocidé qui ronronnait pour tenter de l’apaiser. Jörmungand monta la rejoindre, Medreva n’ayant pas la force de l’affronter tant cette révélation l’avait bouleversée également. Le Serpent l’avait donc tranquillisée de paroles puis donné l’ordre de se reposer dans leur couche, le temps qu’elle recouvre ses esprits. Sur le pont, il s’avança vers sa promise mais demeura à distance, regardant la mer qui s’étendait jusqu’à l’horizon, où le soleil du crépuscule auréolait les lieux d’une lueur orangée mêlée d’outremer.
Une heure passa ainsi, dans ce silence sacral.
— Alfadir, finit-elle par dire, sois franc, tu le savais ?
— Non, je savais que tes vibrations étaient étranges, mais jamais je n’aurais pu concevoir pareille idée.
— Ce qu’il lui a fait… parvint-elle à articuler, les tripes broyées et les larmes aux yeux. Comment ose-t-elle travailler pour lui alors qu’il l’a… alors qu’il l’a…
Sa voix s’étrangla. Elle voulut vomir mais ne cracha que de la bille aigre qui lui irrita la gorge. Elle redressa dignement la tête et regarda au loin.
— Et dire que je suis leur enfant… Son enfant ! Dire qu’Aorcha savait pour ça. Qu’il a tenté de m’élever comme sa fille tout en sachant ce que ma mère avait subi. Je comprends mieux leur tristesse. Toute cette distance, cette peine qui nous liait tous.
Elle renifla, le visage décomposé.
— Tu n’as pas à te sentir coupable de quoi que ce soit.
— Bien sûr que si ! Toute ma vie je n’ai cessé d’en vouloir à ma mère, à Aorcha… toute ma vie je me suis rebellée. J’ai même haï ma mère car je voulais tant connaître mon père et comprendre pourquoi il m’avait abandonné… pourquoi maman refusait de me parler de lui et pourquoi elle avait trompé son mari alors que tout semblait aller pour le mieux… et maintenant que je sais…
Sa voix s’étrangla en un sanglot et elle passa sa langue sur sa bouche, buvant les gouttes salées qui venaient s’échouer à la commissure de ses lèvres.
— J’ai envie de mourir ! cria-t-elle, en s’allongeant de tout son long sur le ponton.
Jörmungand s’allongea également et se pressa contre elle. Tendrement, il posa une paume sur son ventre et entonna une berceuse. La jeune femme, épuisée par ses émotions, vit ses paupières se clore et fut cueillie par le sommeil. L’homme la prit délicatement dans ses bras pour l’emmener dans leur lit où Medreva s’en trouvait endormie. Il posa la fille à côté de sa mère et glissa la couverture sur ces deux corps féminins avant de leur poser une main sur le front de chacune et de murmurer des paroles indistinctes qu’il accompagna de vibrations douces. Il resta un moment à les contempler ainsi, la mine rêveuse devant ce spectacle. Puis, exténué, il s’en alla rejoindre les profondeurs de l’océan pour ne reparaître que le lendemain après avoir commis un carnage au fond des eaux.
Lorsqu’il revint à bord du Hús, la mère et la fille étaient réveillées et déjeunaient en tête à tête, engagées dans une timide conversation où ni l’une ni l’autre n’osait se regarder. À son arrivée, Jörmungand déposa un baiser sur la tempe de sa femme et s’installa auprès d’elles.
— Pour répondre à ta question, je suis venue après avoir été avertie par ce milicien. Il voulait effectivement savoir si j’étais bien la mère d’une certaine Erevan et m’a donc raconté ta mésaventure. Je pensais au début que c’était ton frère ou Aorcha qui t’avaient donné l’argent. Mais je suis allée les voir tous les deux l’autre jour et aucun d’eux n’était au courant de l’affaire. Bien qu’Heifir m’a dit que tu étais venu lui quémander une certaine somme et qu’il n’a pas rechigné à te donner une partie des économies qu’il avait mises de côté pour son mariage. Quand il m’a dit que tu côtoyais quelqu’un, j’ai été prise d’un doute et ai décidé de venir te voir, qu’importe comment tu me recevrais.
— Pour son mariage ? s’étonna Erevan, bouche bée. Heifir va se marier ?
— Tout à fait, avec Suzanne. Cela fait des mois qu’ils se côtoient. Et pour se protéger l’un l’autre car ils achètent leur boutique en commun alors ils ont décidé de s’unir.
La jeune femme se renfrogna.
— Je ne savais pas, pourquoi n’a-t-il rien dit ? Si j’avais su, jamais je ne lui aurais emprunté une telle somme !
— Ton frère est cachottier ma fille. Il s’inquiète pour toi mais comme il ne sait jamais comment te parler de peur que tu t’enflammes alors il n’ose pas te confier ses choses là.
— C’est injuste ! Je ne suis pourtant pas si méchante. Certes je n’aime pas ce qu’il peut sous-entendre parfois et ce qu’il me dit me blesse par moment. Et je sais que je lui dis des choses vexantes ou qui le mettent mal à l’aise. Mais jamais je n’aurais pensé qu’il me cacherait des choses par peur de mes réactions.
— Sur ce point vous êtes tous les deux pareils, deux sauvages au tempérament ardent. Seule Selki était tranquille.
— Il faudrait que j’aille le voir. J’irai dans sa boutique pour y acheter une belle étoffe.
Elle se tourna vers son homme et le regarda de ses yeux noirs brillants.
— Je t’offrirai un pull. Un comme celui que tu aimes.
Jörmungand sourit et posa une main sur la sienne.
— Pourquoi ne pas le convier ici ? Tu as la place pour le recevoir. Tu pourrais également recevoir ton beau-père si l’envie t’en prenait. Cela vous ferait du bien de vous réunir je pense. Vous avez tant de choses à vous dire maintenant que les informations sont dites.
— Je ne sais pas si j’oserai…
— Rien ne ferait plus plaisir à Aorcha que de te revoir ma fille, l’avertit la mère, quoi que vous vous soyez dit ce soir-là, il y a trois ans. Sache qu’il regrette ses paroles et que rien ne lui procurerait plus de bonheur que de pouvoir enfin revoir celle qu’il a toujours considérée comme sa fille.
Erevan se pinça les lèvres, manquant de pleurer à nouveau. Elle déglutit péniblement et hocha la tête en silence.
***
Une poignée de mois s’écoula. Pendant ce laps de temps, la mère était restée au chevet de sa fille. L’abcès percé, elles avaient réussi à renouer des liens. D’abord fébriles, elles échangeaient des phrases formelles qui, au fil de la journée, devenaient plus intimes. Des haussements de voix, des railleries et des piques houleuses demeuraient parfois mais toutes deux tentaient de mesurer leurs ardeurs. Le Serpent s’amusait de cette complicité mère-fille, les regardant l’une l’autre avec un faible sourire, se demandant intérieurement s’il en serait ainsi, plus tard, lorsque sa petite hyène serait une jeune femme avec ses idées et son caractère propre. L’enfant se développait bien, grossissant chaque jour dans les flancs de sa mère. Erevan était assaillie de questionnements à ce sujet. Questions que sa mère qui avait mis au monde et élevé trois enfants, répondait avec son expérience.
Un midi, la famille au complet vint déjeuner au navire. Pour rester auprès d’eux et faire plus ample connaissance avec la famille de sa future fille, Jörmungand fut habillé d’une tunique de marin qui lui allait fort bien. On le baptisa Svefn, qui signifiait en langue noréenne « sommeil » ou bien « rêver », un nom qui lui correspondait parfaitement, un énième à rajouter à sa liste de qualificatifs. Malgré un début dans une ambiance lourde où tous restaient muets, on trouva le moyen de briser la glace. La présence de la nouvelle venue, Suzanne, égaya cet instant trop solennel. La demoiselle était charmante et savait mettre à l’aise avec cette jovialité innée ; « un rayon de soleil » la qualifiait Heifir, fol amoureux de son adorable écureuil. Les retrouvailles entre Aorcha et sa fille furent cordiales. Avant la venue de son ex-mari céans, Medreva avait été le voir pour le mettre au courant de sa discussion afin que le tragique événement soit scotomisé aux oreilles d’Heifir, le seul de la famille à ne pas être dans la confidence, préservé de ce sombre fait.
Du haut de ses quarante ans, Aorcha affichait comme sa femme une certaine prestance. Grand, blond, les yeux bleus, il avait une peau léopardée, bardée d’éphélides. Heifir lui ressemblait trait pour trait. Selki aussi fut heureuse de retrouver ses êtres si chers à ses yeux et ronronnait avec ferveur en leur présence. La vue de sa sœur animalisée fit de la peine à son cadet qui réprima une larme en la voyant sous cette forme. Néanmoins, l’ambiance était à la fête et on chassa immédiatement les réflexions moroses pour jouir de cet instant de retrouvailles, si précieux. Tous se mirent à table, dressée sur le ponton. Un immense plateau de fruit de mer trônait au centre. Les crustacés avaient été pêchés aux aurores par Jörmungand. Le repas s’accompagnait de salades diverses, de crudités et de fruits secs.
Assise à côté de son frère, Erevan massait son ventre dont la proéminence devenait visible.
— Comment allez-vous l’appeler ? s’enquit Suzanne en regardant son ventre avec envie. Vous savez si c’est une fille ou un garçon ? Oh ! et son totem ? Je suis sûre que madame doit savoir.
— Je t’en prie Suzanne, appelle-moi Medreva.
Erevan accorda un regard à son amant qui esquissa un sourire.
— On ne sait pas vraiment encore comment l’appeler, dit-elle d’une voix chaleureuse, mais mademoiselle sera une petite hyène apparemment.
— Une Irène ? s’étonna la jeune blonde en se tournant vers son époux. Qu’est-ce donc ? Je crois savoir que ça veut dire « paix » mais je ne savais pas que ce prénom désignait un animal. Je le dirai à ma cousine, elle s’appelle comme ça.
Tous ricanèrent.
— Une hyène ma douce, répondit Heifir, les yeux rieurs. Un animal carnivore vivant sur Pandreden.
— Il en existe sur Norden ? demanda-t-elle, intriguée.
— Plus depuis des siècles, répondit Medreva après réflexion, il y en avait énormément à l’arrivée des noréens sur l’île. Elles étaient de bonnes gardiennes et d’excellentes chasseuses, mais se sont raréfiées avec le temps. Les humains ont préféré les chiens, plus dociles.
À l’entente du prénom annoncé, Erevan eut une révélation et regarda Svefn d’un air entendu ; c’était décidé, leur fille s’appellerait Irène.