NORDEN – Chapitre 77

Chapitre 77 – Étincelles et désaccords

— Ça je prends ! Ça aussi ! Je mets ça ici… ça il faut voir, c’est peut-être pas trop utile. T’en penses quoi Ambre ?

— Je ne sais pas. À toi de voir si tu peux t’en séparer quelques mois, répondit calmement l’aînée qui observait sa petite sœur affairée à trier ses affaires et ranger sa valise.

Adèle fit la moue et, les sourcils froncés, posa un index sur sa bouche, ne parvenant pas à se décider.

Il était encore tôt, à peine six heures. Seule la flammèche de la chandelle éclairait la chambre dont le sol se noyait sous des piles de vêtements, de livres et de divers ustensiles. La fenêtre ouverte laissait pénétrer un doux filet d’air frais chargé d’embruns, faisant frémir feuillets et étoffes.

— Finalement, c’était mieux lorsqu’on habitait au cottage ma Mouette. Tu aurais mis à peine cinq minutes à faire tes bagages.

À l’occasion de cette ultime journée, les deux sœurs s’étaient retrouvées afin de profiter l’une de l’autre et d’aider la petite à s’organiser. Ambre avait passé une nuit des plus désagréable, obsédée par l’infortune de Judith et angoissée par l’état de son amie Meredith.

— Oui, mais je ne sais pas si je dois prendre des couverts et des couvertures… tu crois qu’ils dorment par terre et mangent avec les doigts là-bas ?

— Je suppose qu’ils doivent être un minimum civilisés, surtout s’ils dorment dans des maisons. Si j’étais toi, je prendrais surtout des objets pour le loisir, des carnets, des livres et des crayons, car ce n’est pas dit qu’il y en ait.

— Bonne idée ! lança-t-elle en frappant dans ses mains.

Ambre feuilleta la pile de dessins que sa cadette avait réalisés et scruta attentivement l’un d’entre eux ; celui qu’elle avait aperçu la veille représentant Pantoufle.

— Je te l’offre si tu veux, annonça la cadette. J’aime beaucoup dessiner les animaux en ce moment. T’as vu j’ai fait nos animaux-totem ainsi que celui de maman, papa et de certains membres de la famille. Et après j’ai complété avec plein d’animaux que j’ai vus et étudiés dans les livres. J’ai appris des choses très intéressantes sur eux.

Admirative devant les progrès en dessin de sa jeune sœur, Ambre hocha la tête. Adèle s’installa sur le lit, à côté d’elle, et lui expliqua :

— Alors, là c’est tonton Ernest et là cousin Pantoufle. Le rouge-gorge j’ai voulu représenter celui que l’on voit dans le jardin et qui vole très vite ! Quant au phoque et à la baleine, j’ai voulu rendre hommage à papa et à maman, car je ne les ai plus revus depuis que l’Albatros est ici.

— Et pour les autres animaux ? s’enquit l’aînée, souhaitant éviter d’aborder le sujet de leur mère.

— Je ne sais pas, j’ai juste dessiné ceux qui me plaisaient. Surtout la hyène, je n’en ai jamais vu de vraie mais j’ai lu beaucoup de descriptions sur elle. Elles sont protectrices, puissantes et intelligentes. Tu savais que pour cette espèce ce sont les femelles qui dominent ? C’est rare, tu te rends compte si Norden était gouvernée par une femme ?

À la pensée de l’animal, Ambre réfléchit, l’information bien qu’anodine la troubla et l’image d’Irène, celle que le Baron désignait comme la Hyène, lui vint à l’esprit.

— As-tu plus de précision quant à la mère de Meredith ?

— Non ! répondit-elle en toute sincérité.

— Je vais aller la voir cet après-midi. Surtout, reste ici et sors du domaine sous aucun prétexte, d’accord ?

Adèle fit la moue et enlaça sa grande sœur.

— Tu crois que la situation va s’arranger ? Je sens que tout le monde a peur en ce moment, même père est nerveux. Ça me fait vraiment peur.

Ambre passa une main dans ses cheveux nivéens.

— On verra ma Mouette. Demain, nous saurons si les noréens décident de nous aider et de s’allier avec nous. Avec un peu de chance, Alfadir sera là lui aussi et il va remettre de l’ordre dans tout cela. En attendant tu vas profiter de ton dernier jour ici. Cet après-midi, je viendrai jouer avec toi dehors. C’est d’accord ?

La petite se contenta de hocher la tête. Ambre esquissa un sourire et réprima un sanglot, les yeux embués.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda la cadette, troublée.

— Rien ! fit-elle en la regardant amoureusement. Ça me fait juste bizarre de me dire que j’avais ton âge quand maman était enceinte et toi. Et que, quelques mois après, c’était moi qui t’élevais.

Une larme roula sur sa joue.

— Tu fais encore si jeune, j’ai du mal à croire à quel point j’étais une enfant quand j’ai dû m’occuper d’un si petit bébé. Je ne sais pas si j’ai été une bonne mère mais j’ai essayé de faire de mon mieux avec ce que j’avais, autrement dit pas grand-chose. Maman n’a jamais été un modèle pour moi et papa était continuellement absent. J’ai eu énormément de mal à t’accepter au début, j’avais l’impression qu’on me volait ma vie, que je ne pourrai plus jamais rien faire. Ce n’était pas faux remarque, j’ai sacrifié énormément de choses pour te satisfaire et te préserver de la chienne de vie que nous allions mener toi et moi.

Adèle se lova dans les bras de son aînée l’étreignant ardemment. Ambre poursuivit d’une voix tremblante :

— Je te prie de m’excuser d’avoir souvent été méchante et aigrie envers toi. J’avais si peur que tu morfles toi aussi. Tu ne voyais pas encore le monde tel que je le voyais. Tous ces gens méchants qui nous rabaissaient où nous voulaient du mal… Si tu savais comme je m’en veux de t’avoir fais du mal, surtout lorsque j’ai dû me résoudre à t’abandonner lâchement aux parents de Ferdinand car j’étais incapable de pouvoir m’occuper de toi. Mais je n’allais vraiment pas bien. Je t’expliquerai plus tard pourquoi, tu es encore trop jeune pour que je te dévoile tout cela mais sache que je l’ai fait pour des raisons importantes qui ne dépendaient pas de ma volonté.

Pour toute réponse, la fillette l’enserra davantage, ressentant les vibrations de sa sœur. La petite savait pertinemment que son aînée lui cachait des choses, et ce, depuis longtemps. Pourtant, elle était incapable de deviner quoi. Cela l’avait tracassé pendant une longue période puis elle était parvenue à se faire une raison, sachant qu’elle devait être patiente et, qu’un beau jour, elle saurait se montrer digne d’accueillir ces vérités.

***

« Nouvelle altercation à Varden ! Rixe entre les hommes du marquis von Eyre ainsi que ceux de Laflégère. Un combat sanglant a éclaté le soir aux alentours de vingt-trois heures au Cabaret du Cheval Fougueux, faisant une dizaine de morts et une vingtaine de blessés. Cause probable de l’altercation : le vol d’un stock illégal de D.H.P.A. dans les locaux… »

Le fiacre avançait à vive allure sur la longue avenue en direction du manoir de Lussac où une réunion de crise avec les plus éminents partisans du maire avait lieu. En costume officiel, Alexander se tenait à côté d’Ambre. Ils regardaient droit devant eux, le visage grave.

Profondément énervé par la nouvelle apprise en une du Pacifiste, le Baron espérait interroger von Eyre sur la disparition de sa future femme et sur sa possession d’un stock de D.H.P.A. La jeune femme, de son côté, souhaitait s’enquérir de l’état de son amie et, si possible, en apprendre davantage sur la disparition d’Irène.

Arrivé devant l’entrée du manoir, Pieter tira les brides et stoppa net ses palefrois hors d’haleine. Les deux partenaires sortirent puis gravirent les marches. En haut de l’escalier, un majordome leur ouvrit et les invita à entrer. Ils pénétrèrent dans un vaste hall aux murs blancs donnant accès à l’étage par un escalier monumental et s’ouvrant de chaque côté sur des allées de pièces annexes.

Léopold de Lussac vint à leur rencontre. L’homme affichait une mine plus grave qu’à l’accoutumée, une lueur d’inquiétude se discernait dans son regard cristallin. Il les salua et les invita à se rendre au salon où Wolfgang les y attendait. En marchant, Ambre observait les lieux où le moindre objet semblait tout droit sorti d’un musée. Ils débouchèrent dans une salle tout aussi étendue que le hall, très lumineuse, avec une vue imprenable sur la plage et la mer. Entre les baies vitrées, des miroirs ajouraient l’espace qui se prolongeait à l’infini. Le sol en parquet de bois lustré dégageait un fort effluve de cire d’abeille. Et les murs écrus, décorés de tableaux à fins motifs de crustacés et de coquillages, s’égayaient de rideaux ocrés. Le salon voyait son mobilier savamment organisé avec ces fauteuils et banquettes disséminées stratégiquement autour de tables arrondies, propices aux discussions intimes.

Qu’est-ce que c’est spacieux ! Il doit en recevoir du monde. Remarque, si je me souviens bien de mes cours, son père, Théophile de Lussac était un ancien maire, juste avant Friedrich.

À peine entrée, Ambre sentit son échine se hérisser en apercevant les silhouettes d’Antonin et de Théodore, en pleine discussion. À la vue de la rouquine, les deux complices échangèrent un regard entendu et lui adressèrent un sourire malicieux. Ils l’épiaient éhontément, gloussaient et parlaient entre eux par messes-basses tout en se délectant d’un sablé qu’ils portaient à leurs lèvres afin de la narguer. Wolfgang, quant à lui, se tenait bien droit. Sa canne à pommeau de mante religieuse à la main, il observait le paysage d’un air froid et dur. Du haut de ses cinquante ans, l’âge n’avait pas d’impact sur la beauté naturelle de ce dandy qui paraissait présentement aussi soucieux que triste. Il était vêtu sobrement d’un costume gris uni très cintré, élançant sa carrure déjà fort fine et longue. Il se retourna avec lenteur et esquissa un sourire faux aux nouveaux arrivants. Il vint à leur encontre, la démarche gracile.

— Mes hommages mademoiselle, annonça-t-il en plantant ses yeux vert clair dans ceux de la jeune femme.

Le marquis prit gracieusement sa main afin de l’embrasser. Pour toute réponse, Ambre inclina la tête. Il se tourna vers Alexander et, tout en le saluant, le darda d’un regard sournois. Léopold les invita à prendre leurs aises. Voulant être discrets, les deux partenaires se séparèrent et prirent chacun place sur un fauteuil.

Anne-Louise entra à son tour. La marquise portait entre ses mains un plateau de porcelaine pour offrir à leurs hôtes une part de tarte aux pommes tout juste sortie du four, accompagnée d’un thé fruité. Elle les gratifia d’un sourire chaleureux puis s’installa à côté de son époux afin de suivre la conversation. Contrairement à bon nombre d’épouses de sa caste, elle était l’une des rares femmes à pouvoir rester auprès des hommes lors des débats et à être autorisée à donner son point de vue, Léopold l’ayant toujours considérée comme son égale.

— Comment allez-vous Mantis ? demanda Alexander.

Avachi avec désinvolture sur son fauteuil, l’intéressé laissa échapper un rire nerveux.

— Ma foi, pas au mieux comme vous vous en doutez !

— Vous allez très certainement, je l’espère, nous expliquer pourquoi vous déteniez encore cette satanée drogue dans vos locaux ! cracha le maire en montrant les dents.

— J’en faisais commerce dans mon cabaret, je ne peux plus vous le cacher. Et si vous voulez plus de précisions, sachez que le stock provenait de chez Friedrich qu’il avait lui-même volé dix ans plus tôt aux hommes de Laurent. Malheureusement, les hommes de Laflégère avec qui j’ai essuyé quelques déconvenues dirons-nous, ont pénétré dans mon précieux Cheval Fougueux afin de le dérober. Ils ont saccagé une bonne partie du rez-de-chaussée et tué au passage deux de mes employés en service.

— Vous savez que votre imprudence, pour rester poli, peut nous coûter un nouveau conflit ! Nous n’avions très clairement pas besoin de cela !

— Il suffit monsieur le maire, ne me dites surtout pas ce que je dois faire ni à qui je dois me plier ! Je sais pertinemment ce que cette affaire va me coûter en termes d’impact et de notoriété ! Néanmoins, dois-je vous rappeler qu’ils détiennent très certainement ma femme. Qui sait ce que les hommes du comte ou même ceux de von Dorff oseraient lui faire s’ils l’avaient en leur possession. Certes, madame est duchesse mais elle n’en reste pas moins à leurs yeux une vermine tachetée.

— Je présume que vous n’avez aucune nouvelle ? demanda Léopold, soucieux.

— Hélas pas la moindre, je l’ai fait chercher partout et aucune de ses filles ne semblent savoir où elle se trouve.

— Où est Meredith ? s’enquit Ambre dont la voix trahissait une pointe d’anxiété. Puis-je la voir ?

— Bien sûr ma chère, répondit la marquise, mon adorable Chaton va vous conduire auprès d’elle.

— Mère ! répliqua le jeune homme, honteux d’être ainsi appelé devant une assemblée, surtout devant la rouquine.

— Vas mon Chaton !

Le garçon ne renchérit pas et obtempéra, suivi par Théodore. Ambre se leva à son tour et, inconsciemment, adressa à son partenaire un regard mêlant connivence et inquiétude ; cet échange n’échappa nullement à l’œil inquisiteur et expert de Mantis.

— Je vois que monsieur le Maire a finalement trouvé du réconfort auprès de sa petite protégée, les nargua Wolfgang, je suis ravi de voir que certains d’entre nous se portent au mieux en ces temps troublés.

Les deux partenaires se dévisagèrent d’un air interdit, stupéfaits d’avoir ainsi été démasqués et humiliés en public. Les convives se mirent à rire sans retenue, amusés par cette alliance inattendue. Le visage écarlate tant elle était embarrassée, Ambre se raidit et partit à la suite des jeunes marquis. Ces derniers gravirent les marches de l’escalier central, la flanquant de part et d’autre. Ils la scrutaient de haut, un large sourire malin fendait leur visage.

— Je vois que la future madame la Baronne aime les vieux fortunés, annonça le brunet d’une voix mielleuse.

— Ferme-la ! pesta Ambre.

— Je comprends maintenant pourquoi tu n’as jamais été attirée par ma beauté éblouissante. Mademoiselle préfère le corps flasque d’un homme de l’âge de son géniteur.

Antonin pouffa et Ambre le rabroua sèchement.

— Quoi, j’essaie de te comprendre petit être sauvage !

Elle s’arrêta net, tremblante de la tête aux pieds.

— Mais t’as pas finis de m’emmerder putain !

— Ola tout doux ma grande ! tempéra Antonin. On te taquine un peu, c’est tout, ne le prends pas mal.

— Venant de vous je me méfie !

Ils s’engouffrèrent dans un couloir ajouré donnant accès à plusieurs pièces. Bien plus imposant que le manoir du Baron, il était aisé de se perdre dans ce dédale de couloirs aux nombreuses portes closes. Sur les murs, les portraits des éminents personnages épiaient leurs mouvements. Les deux amis s’échangèrent un regard entendu puis s’arrêtèrent. Ils se postèrent devant leur hôtesse, lui barrant la route. Alarmée, Ambre les défia.

— Si vous osez me faire quoi que ce soit, je vous garantis que je hurle et que je me jette sur vous ! Je suis plus forte que vous ne le croyez sachez-le !

— Ola du calme, l’avertit Antonin, ce n’est pas ce que tu crois, promis on ne te fera aucun mal.

— Vous voulez quoi ? maugréa-t-elle, méfiante.

— Écoute, je sais que le moment est mal choisi, mais Théodore et moi tenions à nous excuser à nouveau.

— Et vous me coincez à part dans un couloir pour me l’annoncer ? C’est quoi votre problème !

— Il n’y a pas de problème rouquine, objecta Théodore, on tenait juste à te le dire droit dans les yeux une bonne fois pour toutes. Car on en a littéralement marre de jouer au chat et à la souris avec toi. C’en est lassant et fatigant !

— À qui la faute !

Il soupira et avança une main vers elle. Après un silence, Ambre la repoussa et les dévisagea avec dédain, avant de déclarer d’une voix cinglante :

— Attendons un peu que l’insurrection soit finie et après je vous dirais mon jugement ! Avec un peu de chance, vous ne survivrez pas tous les deux. Ça m’embêterait énormément d’avoir à m’excuser pour rien !

— Tant que tu ne tourmentes pas ma promise et que tu ne tues pas mon fils dans ta rage, je veux bien te laisser entrer, rétorqua Antonin, sache que Meredith ne va pas bien et je ne veux pas que tu l’enfonces davantage en lui mettant des idées infâmes dans la tête ! C’est compris ?

— Que monsieur le marquis se rassure, je préserverai sa femme. Après tout, je l’ai bien autorisée à te fréquenter alors que j’aurais tellement pu te rabaisser. T’imagines même pas les haut-le-cœur que ça m’a décrochés !

Les deux jeunes marquis eurent un rire nerveux.

— Maintenant, si vous le voulez bien, indiquez-moi où se trouve Meredith avant que je ne perde patience et que je devienne agressive, car vous le regretterez amèrement !

Ils lui adressèrent un regard noir puis poursuivirent leur route quelques mètres avant de frapper à l’une des portes. Ce fut la marquise Myriam, l’une des sœurs aînées d’Antonin, qui leur ouvrit. La grande blonde aux yeux bleus avait l’air aussi aimable qu’une porte de prison. Un rictus se dessina sur son visage lorsqu’elle aperçut son frère.

— Tu veux quoi le boutonneux ? dit-elle avec mépris.

— Mère nous a chargés de t’envoyer la noréenne. Elle veut voir ma promise alors soit gentille et surveille là avant qu’elle ne décide de dévorer Modeste !

Sur ce, les deux garçons tournèrent les talons et partirent rejoindre le salon tandis que la marquise regardait Ambre de manière impassible.

— Tu comptes rester dans le couloir ? pesta-t-elle.

Ambre ne répliqua rien et entra. À l’intérieur, Meredith et Blanche étaient assises sur le coin du lit, leurs têtes collées l’une contre l’autre. Lorsqu’elle vit son amie, le visage de la duchesse à la peau caramel s’illumina et elle se précipita vers elle afin de l’enlacer. Le corps traversé de spasmes incontrôlables, elle laissa libre cours à sa tristesse. Gênée de cette scène, Myriam leva les yeux au ciel et quitta la pièce. Blanche, quant à elle, gratifia la nouvelle venue d’un sourire esquissé du bout des lèvres.

Dès qu’elle fut calmée, Meredith essuya ses yeux rougis puis emmena son amie en direction du berceau afin de lui présenter son fils. Elle ôta la fine couverture de laine, dévoilant Modeste qui dormait paisiblement. L’enfant avait hérité des cheveux bruns de sa mère et avait une peau légèrement basanée présentant quelques taches plus claires sur le bout des mains.

Ambre se pencha et dévisagea ce petit être humain parfaitement calme, d’un quart noréen et trois quarts aranéen. L’espace d’un instant, elle fut replongée neuf ans en arrière quand sa sœur était un nouveau né encore plus chétif et fripé que ne l’était ce bébé. Elle ressentit soudainement le besoin ardent de l’embrasser et de l’étreindre. Émue et attendrie, elle hoqueta ; après tout, elle aussi avait assumé le rôle de mère. Elle connaissait toutes les souffrances, les peines et les sacrifices que cela encourrait, mais savait également ô combien sa cadette l’avait rendue heureuse et lui avait permis de donner un cap à son existence.

Les trois femmes prirent leurs aises et bavardèrent de sujets légers. Au fil de la conversation, Ambre comprit qu’elle n’obtiendrait aucune réponse à ses questions ; Meredith étant trop bouleversée et Blanche trop énigmatique pour lui lâcher la moindre piste à ce sujet. Or, la jeune femme en était sûre, la pâle duchesse aux yeux vairons savait où était sa mère et lui signifiait de manière muette, presque indiscernable, que la situation était sous contrôle.

Irène protège Norden, c’est ce qu’elle m’avait dit la dernière fois et Adèle semble croire qu’elle est toujours présente dans le coin. Où se cache-t-elle ? Et pourquoi ? Et Blanche, comment peux-tu être aussi cruelle envers ta sœur qui croit dur comme fer que votre mère est en danger ?

Elles discutèrent plus de deux heures. Heureuse de revoir son amie, Meredith affichait une bien meilleure mine qu’au départ. On toqua à la porte et Myriam entra de sa démarche arrogante, les bras croisés.

— La conversation prend fin. Monsieur von Tassle s’apprête à partir et attend sa dulcinée dans le hall.

Abasourdie par cette dénomination, Meredith observa son amie avec des yeux écarquillés, suivis d’un sourire rayonnant. Le visage écarlate, Ambre tenta de se justifier comme elle put en bafouillant. Sa confusion égaya davantage son amie qui était réjouie de voir enfin son petit chat aller de l’avant et « soutenir le maire avec force et ferveur ».

Après une dernière accolade, Ambre salua les duchesses ainsi que la marquise puis sortit de la pièce pour rejoindre Alexander au rez-de-chaussée. Mais à peine était-elle arrivée au bout du couloir que Blanche vint rapidement à sa rencontre. Elle s’arrêta à son niveau puis passa son bras sous le sien afin de la raccompagner comme si de rien n’était, le visage inexpressif.

— Rejoins-moi demain une fois le conseil soit passé, rendez-vous à la Marina, là où on logeait l’an dernier. J’ai des choses importantes à te montrer.

— Ça ne sera pas trop risqué pour toi de te rendre en ville sans que personne ne s’en aperçoive ?

Blanche tapota sa main et lui jeta une œillade discrète.

— Ne t’inquiète pas pour moi, je sais parfaitement me débrouiller. Juste, promets-moi de ne rien dire au Baron ni à personne d’autre, s’il te plaît.

— C’est au sujet de ta mère ? Tu es complice de sa disparition ?

— Tu le sauras demain, je ne te dirai rien de plus pour l’instant. Juste, promets-moi de ne rien dire à personne.

Ambre hocha subtilement la tête ; elles venaient de pénétrer dans les escaliers du hall où tous semblaient les observer. Blanche affichait un air impérial, glacial. En bas des marches, Alexander tendit son bras à sa partenaire. Ils saluèrent leurs hôtes, franchirent le pas de porte et s’engouffrèrent dans le fiacre. Dans l’habitacle, ils se pressèrent l’un contre l’autre, la mine sombre, puis partirent sans un mot.

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