NORDEN – Chapitre 78

Chapitre 78 – Souvenirs

Sous un ciel orageux, le vent vespéral soufflait avec énergie sur les jardins du domaine, révélant les effluves d’humus et de terre mouillée. Adèle et Ambre couraient dans les herbes hautes foisonnantes de fleurs sauvages et maculées de flaques d’eau. Elles chahutaient gaîment, évitant les orties et les innombrables trous de taupes.

La petite tenait entre les mains une ficelle au bout de laquelle un cerf-volant, fait de morceaux de bois grossièrement assemblés et d’une vieille toile bariolée à motifs d’animaux, flottait dans les airs, épousant les ondulations de la brise. Les deux sœurs profitaient pleinement de cette dernière soirée avant leur longue période de séparation. Désirée jouait avec elles, les coursant tour à tour en aboyant.

Non loin de là, Séverine les épiait du haut des escaliers. La domestique affichait une mine austère, le teint blême et les yeux vitreux. Elle se tenait debout et fumait une cigarette, gagnée par une profonde amertume mêlée de tristesse. Anselme roucoulait sous les caresses qu’elle effectuait machinalement de sa main noueuse légèrement tremblante. 

Alexander sortit. La voyant chamboulée, il se positionna à ses côtés et s’accouda à la rambarde. Sans un mot, il contempla le spectacle puis esquissa un sourire en entendant les rires d’Adèle et les jappements de la chienne qui résonnaient à travers le domaine.

— Cette scène m’est si familière, annonça-t-il à mi-voix.

— Oui, c’est impressionnant de voir à quel point le temps passe si vite. Quand je pense qu’il y a trente ans, c’était toi et mes enfants que je voyais à leur place… c’était il y a si longtemps à présent.

— Je ne crois pas que tu m’aies beaucoup vu jouer avec Ambroise, rétorqua-t-il en se tournant vers elle, amusé. Il avait plutôt une fâcheuse tendance à vouloir m’éviter.

Il porta à nouveau son regard sur la chienne et l’observa longuement d’un regard empli de tendresse.

— En revanche, d’aussi loin que je me souvienne, elle a toujours été là pour moi. Même si cela agaçait fortement le frère. À croire qu’il en était jaloux.

Séverine hoqueta et baissa les yeux.

— C’est étrange de voir à quel point la petite ressemble à son père. Plus elle grandit et plus ses traits se rapprochent des siens. Elle a ses yeux, sa bouche et risque, au vu de sa croissance, d’être aussi grande que lui.

Alexander laissa échapper un rire en voyant l’enfant clouée au sol, maîtrisée par la chienne qui la léchait de vigoureux coups de langue.

— Tu trouves ? Elle me fait plutôt penser à Désirée. Du moins dans son comportement. J’aime la regarder quand elle joue ou tente de m’amadouer, même si ça m’énerve de devoir tout lui céder. De même que je ne peux m’empêcher de la regarder quand elle mange. Son regard est aussi brillant que le sien lorsqu’elle dévore ses viennoiseries. Elle est aussi gourmande que sa tante.

— Oui et elle possède son caractère. Elle a son insouciance, sa générosité et sa bienveillance. Je ne sais pas comment était sa mère mais c’est aussi ma fille que je vois en cette enfant.

Elle passa une main sur ses yeux, essuyant les larmes qui commençaient à perler sur son visage ridé marqué par les ans. Pour la rassurer, le corbeau se pressa contre elle et esquissa des va-et-vient de la tête en guise de caresses.

— Et dire que vous ne lui avez toujours rien dit ! dit-elle d’une voix étranglée. Qu’attendez-vous bon sang !

Alexander se rembrunit, faisant pianoter ses doigts sur la rambarde.

— Ce n’est pas si simple Séverine, je ne peux rien lui dévoiler tant qu’Ambre ne lui aura pas dit la vérité.

— Mais qu’attendez-vous bon sang pour lui dire ! s’emporta-t-elle. Qu’attendez-vous pour lui dire qui elle est !

Il s’approcha d’elle et l’enserra avec douceur.

— Bientôt nous lui dirons, je te le promets. Je sais que cette situation est extrêmement douloureuse pour toi mais pour le moment, il est inutile de la perturber davantage.

— Tu es cruel ! Je suis vieille, Alexander. Tu veux que je décède avant de lui dire ? Je ne veux pas qu’elle soit dans l’ignorance alors que je suis encore vivante ! Je veux avoir le droit de l’embrasser et de la traiter comme ma petite fille ! Je veux jouer avec elle, pouvoir me balader en sa compagnie, partager des moments complices, lui lire des histoires et lui raconter les anecdotes de notre famille ! Je veux partager avec elle tout ce dont j’ai été privé depuis tant d’années !

Séverine renifla, le corps tressaillant.

— Cela avait été déjà tellement compliqué pour moi avec Anselme. Lorsque tu t’es marié avec Judith et qu’il a fallu que je m’éloigne de mon petit garçon pour qu’en public les gens ne voient pas en lui un descendant de domestique et qu’il puisse jouir d’une certaine notoriété et confiance au sein des tiens… Et là, tu m’infliges bien pire !

Elle fondit en larmes, la tête appuyée contre son cou.

— Je n’en peux plus d’endurer toute cette mascarade, Alexander ! J’ai déjà tant perdu toutes ces années. Je n’ai plus qu’elle ! Elle est la seule avec qui je peux encore parler, la seule qui, je l’espère, n’abandonnera pas sa vie en espérant trouver mieux autrement sous son autre forme !

— Je t’en prie, ne dis pas de telles choses ! Désirée n’aurait jamais pu supporter pareille perte. Elle a saisi cette opportunité et bien que j’étais absolument contre à l’époque, je me rends compte qu’elle n’aurait jamais pu encaisser un tel déchirement.

— Elle aurait dû au moins essayer ! Attendre que sa détresse se passe… elle n’a pas réfléchi un seul instant et s’est laissée convaincre de le faire. Elle est partie en nous laissant tous les trois et regarde ce qu’il en est aujourd’hui !

Elle jeta un rapide coup d’œil à la scène et vit Ambre agenouillée auprès de la chienne, tentant de lui faire exécuter des ordres. La levrette s’y attelait docilement, fouettant sa queue avec panache. Abattue, l’intendante soupira et détourna aussitôt le regard. Son maître approcha sa tête de la sienne et déposa un baiser sur la joue.

— Calme-toi, s’il te plaît. Je te promets d’en toucher deux mots à Ambre. À son retour des terres noréennes et une fois cette période de troubles passée, nous lui dirons. Mais pour l’instant, je veux la préserver et je veux surtout éviter de stresser encore plus l’aînée en amorçant ce sujet-là avec elle. Ce n’est vraiment pas le moment !

Séverine fut alors traversée par des sanglots inarrêtables qu’Alexander, fort mal à l’aise et désœuvré, tentait de calmer du mieux qu’il pouvait.

— Pourquoi a-t-il fallu que le sort s’acharne sur moi ! Sur ma famille ! D’abord Anselme, ensuite Pauline, Désirée, Ambroise, Judith, et encore Anselme ! Je ne veux plus supporter une nouvelle perte, mon cœur ne le supportera pas, Alexander ! Je n’ai plus que toi et cette petite…

— Je sais ma chère Séverine. Depuis la mort d’Ophélia, tu as toujours été comme une mère pour moi et je ne trouverai jamais ni les mots ni les gestes pour te le prouver.

Il redressa la tête, posa son menton sur le front de la vieille dame et regarda au loin, les yeux dans le vide.

— Crois-moi que je pleure autant que toi leur disparition. Et je tiens à ce que tu saches que, même si maintenant je me suis engagé auprès d’Ambre, cela ne changera pas les sentiments que j’éprouvais pour elle. Désirée était mon souffle, je me suis construit avec elle. Je l’ai toujours eue dans ma vie, et ce malgré tous les coups durs que j’ai dû encaisser, qu’importe les années passant…

Sa voix s’étrangla, il déglutit puis poursuivit plus bas :

— Je me souviens de ces paroles, celles qu’elle avait prononcées le jour de nos fiançailles à la fin du dîner. « J’ai été, je suis et je serai toujours ta charmante chienne dévouée, mon cher Alexander. »

Il hoqueta et se pinça les lèvres.

— Ces mots m’avaient déjà tant impactés à l’époque et même encore aujourd’hui ils continuent de m’ébranler. Jamais je n’avais reçu de déclaration si sincère. Car même le temps passant, même sous cette forme, elle ne cesse chaque jour de me le prouver. Et mes années auprès d’elle, bien qu’horriblement douloureuses aux vues des circonstances, ont été et de loin les plus belles que j’ai vécues.

— Je le sais mon enfant, et je suis agréablement surprise que tu aies décidé de te réengager. Que tu t’ouvres à nouveau à une femme. C’est un espoir que je ne parvenais plus à imaginer.

— Moi non plus, ricana-t-il nerveusement, encore moins une femme de cette veine. Je n’aurais jamais pu penser qu’elle me fasse flancher ainsi. Mais force est d’avouer que je l’aime, qu’importe si j’ai été impulsif en lui demandant sa main. Il faut dire que Léandre m’a tellement énervé ce soir-là. Je n’ai pas pu résister à l’envie de le défier. J’ai été stupide d’avoir agi de manière si déraisonnée.

— Cela ne m’étonne pas, il t’a toujours poussé à agir de la sorte. Que devient-il ?

— Marié à Laurianne et avocat de von Dorff. C’est lui qui a réussi à acquitter de Malherbes et Desrosiers. S’il savait que mon oncle complote contre lui dorénavant…

Il tourna la tête et observa sa future épouse, cette tache de couleur flamboyante au milieu de cette nature d’un vert bleu délavé. Elle était allongée dans l’herbe aux côtés de sa sœur. Elles gloussaient et papotaient en toute innocence.

— Je ne parviens toujours pas à comprendre comment cette femme compliquée et si différente de ma personne arrive au fil des jours à faire baisser toutes les barrières que j’ai construites. Même si, sous ses nombreux défauts, je suis forcé d’avouer qu’elle n’en reste pas moins attachante.

— Elle te ressemble oui. Elle me fait penser à toi plus jeune. Cette fougue, cette volonté de vouloir changer ce monde qu’importent les dangers que vous encourez. Vous êtes des acharnés et vous ferez tout votre possible pour mener à bien vos convictions et protéger ceux qui vous sont chers. Je sais que c’est cette hargne qui t’attire le plus chez elle. Tout comme Ambroise, elle ne se laisse pas impressionner par la hiérarchie, elle ose défier l’Élite sans crainte et elle sait te tenir tête.

— Et pourtant par moments elle possède toute la fébrilité et la candeur de Désirée. Je ne sais pas si, au vu de tout ce qu’elle et moi avons vécu, notre union est vouée à demeurer. Nous sommes si différents sur de nombreux points, que ce soit par rapport à notre tempérament ou encore à notre milieu social. Sans compter notre grand écart d’âge ! Elle est même plus jeune que ne l’aurait été Pauline présentement, c’est absurde quand on y pense !

Il soupira et prit une profonde inspiration.

— Mais j’ai envie d’y croire. Je veux espérer qu’un jour je puisse à mon tour compter sur quelqu’un sans avoir peur de me faire poignarder dans le dos. Tout comme toi avec Adèle, je souhaiterais moi aussi partager ces moments de complicités qui ont jusqu’ici été fort rares me concernant. Toute ma vie, j’ai vécu bridé, j’ai dû me plier à toutes ces exigences et injonctions fichtrement ridicules. J’ai encaissé tant de moqueries et de coups. Je me suis formé dans la douleur : la perte de ma mère, les lynchages incessants de mon père, les brimades et les humiliations permanentes de mes camarades. Toi et ta famille étiez mon pilier. Désirée était mon cap, celle pour qui je me battais. Et nos jeux interdits étaient et de loin les plus belles choses que j’ai vécues. Une complicité charnelle, un acte de rébellion et passible des plus vives sanctions qu’elle et moi avons subies.

— Pourquoi a-t-il fallu que l’Élite s’en prenne au peuple de Hrafn ? Pourquoi a-t-elle tant de répugnance à rejeter ces êtres qui sont finalement comme toi et moi. J’avais pourtant moi aussi grandi dans l’idéal de cette Élite à la peau immaculée, répudiant ces sauvages de noréens limités et sans conscience. Pourtant, moi, Séverine Deslambres, fille aînée de l’une des plus puissantes familles de Wolden j’ai été désarmée par ce beau marin noréen.

Sa voix s’étrangla, elle poursuivit plus bas :

— En épousant Anselme, ma famille, comme tu le sais, m’a reniée. Lorsque j’ai fui avec lui, enceinte d’Ambroise, et que nous nous sommes installés à Varden, nous espérions vivre notre vie dignement, lui en travaillant sur le Fou, dans la marine commerciale, et moi élevant sereinement mes deux enfants. J’ai cru que notre vie, bien que modeste, serait parfaite…

Elle sanglota à nouveau et passa une main sur ses yeux rougis. Alexander, la voyant tant chamboulée par ces souvenirs éprouvants, la prit délicatement par le bras et la guida à l’intérieur. Pendant ce temps, Ambre et Adèle se prélassaient dans l’herbe, lovées l’une contre l’autre, à moitié endormies. Elles profitaient du chant des oiseaux qui, sous la lueur du crépuscule, entonnaient leur hymne.

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