NORDEN – Chapitre 79

Chapitre 79 – Négociations et imprévus

Il pleuvait à verse lorsque les quatre émissaires engagés au grand trot pénétrèrent dans la haute-ville. La bave aux lèvres et les naseaux dilatés, les chevaux claquaient férocement leurs larges sabots ferrés sur le sol pavé maculé de flaques d’eau. Le dernier cavalier tractait dans son sillage une charrette sur laquelle une cage était solidement attachée par un réseau de cordes entrelacées. Sur Majar, Sonjà ouvrait la voie et écartait sans ménagement tous les fiacres et les passants qui se trouvaient sur leur passage.

Des dizaines de soldats ennemis, à cheval et armés, se pressaient à leur rencontre. L’embout de leurs arquebuses pointé sur eux, ils tentaient de les intimider en leur criant des ordres. Mais leurs assauts furent repoussés par l’arrivée immédiate des de Rochester ainsi que de leurs hommes, accompagnés par les membres des Hani. Ces derniers rejoignirent les rangs noréens et se déployèrent autour d’eux afin de les escorter. Révoltés et ne pouvant rivaliser avec la supériorité numérique de leurs opposants, les assaillants durent abandonner leur tentative qui s’annonçait vaine. Ils tirèrent rageusement la bride de leur monture et firent demi-tour en les arrosant d’injures.

La mairie se dressait devant eux, noyée sous une épaisse nappe de brouillard. Une odeur âcre et étouffante de pierre mouillée imprégnait l’air, accentuée par la chaleur ambiante de l’orage naissant. Les cavaliers firent stopper net leurs montures et mirent pied à terre.

William et James, restés sur leurs destriers, les saluèrent cordialement. Avec leurs hommes, ils se mirent à patrouiller sur la place, traquant le moindre mouvement suspect de la part de ces soldats en costume noir, dirigés par Alastair von Dorff. Tels des prédateurs, ils étaient prêts à fondre sur eux à tout instant et à engager le combat.

Le grand Rafael Muffart et des charognards de la presse étaient également présents, assis confortablement à une table, au sec, derrière la baie vitrée du seul café de la place : Le Triomphe. Les profiteurs avides de nouvelles alléchantes s’armaient d’un stylo ainsi que d’un carnet, attendant le moment opportun pour dégainer leur appareil afin de capturer cet événement d’exception.

La situation s’était encore dégradée depuis l’altercation au Cheval Fougueux, l’avant-veille. En effet, trois nouvelles rixes et de nombreux pillages eurent lieu à différents endroits, prenant pour cible des soldats comme de simples civiles.

Les sens en alerte, Faùn passa derrière la charrette et défit les liens de la cage. Une créature endormie gisait sous un tas de couvertures trempées. C’était une jeune fille de huit ans au visage couvert de boue, à la carrure chétive et de petite taille. Une foisonnante crinière noire, sale et foisonnante de nœuds, parsemée de feuilles, masquait sa peau caramel.

— Nous sommes arrivés, Mesali ! l’avertit Faùn après avoir sifflé entre ses dents pour la réveiller.

Sur le qui-vive, Mesali ouvrit un œil ambré et se redressa. Après un bâillement, dévoilant deux rangées de dents jaunies, elle babilla quelques mots incompréhensibles et plaqua ses mains aux ongles pointus sur les barreaux de la cage. Puis elle fit cliqueter les chaînes métalliques qui lui liaient les poignets et le cou, provoquant un bruit sourd.

— Cesse de bouger sauvageonne ! grommela Sonjà en scrutant le paysage autour d’elle.

Son regard se posa devant l’entrée de l’hôtel de ville où le maire ainsi que Pieter les attendaient sur le parvis. Alexander ordonna à son palefrenier de rentrer les chevaux dans l’enceinte de la bibliothèque afin de les protéger des intempéries et d’éventuels projectiles. La guerrière, suivie par Skand et Wadruna, alla à leur rencontre.

Les trois noréens s’avancèrent sous le porche, tandis que Faùn ôta le verrou et délivra le petit être hargneux qui était retenu contre son gré. Mesali s’extirpa de la cage et observa les environs. Intriguée et défiante, elle grognait devant tous les inconnus qui osaient s’aventurer à moins de dix mètres.

— Ne tire pas comme ça toi ! maugréa Faùn de mauvaise humeur, las d’avoir à s’occuper de cet être fougueux.

Mesali planta un regard haineux dans celui de son interlocuteur puis, voyant qu’elle ne pourrait pas rivaliser avec lui, baissa les yeux en guise de soumission. Elle n’aimait pas beaucoup son Shaman car il n’avait de cesse de la persécuter chaque fois qu’elle faisait quelque chose ou osait bouger un doigt. Pourtant, elle était sage et faisait tout son possible pour être aimable avec son clan.

Vexée, elle cracha au sol et se laissa traîner jusque dans la mairie, émettant un grognement guttural devant la statue de lion qui trônait à l’entrée. Dès qu’elle passa la porte, elle écarquilla les yeux ; jamais, auparavant elle n’avait pu voir pareille maison si immense et austère. Méfiante, elle jetait de vifs coups d’œil, scrutant les environs à la manière d’un animal aux abois. À l’aide de son nez à l’odorat aiguisé, elle huma toutes les étranges fragrances qui se trouvaient dans la pièce.

Faisant preuve de courtoisie, Alexander invita ses hôtes à rejoindre la salle de réunion située à l’étage où tous les membres conviés étaient déjà présents. Alors qu’il s’apprêtait à monter à la suite des deux chefs noréens, il s’immobilisa à l’entente de grognements. Il tourna la tête et dévisagea d’un air impassible la fillette qui montrait les dents et semblait perturbée par sa présence.

Timide mais téméraire, la petite s’approcha du maire et le renifla. Une senteur agréable parvint jusqu’à son nez ; l’homme avait une femelle, une femelle comme elle ou son odorat se trompait-il ? Interloquée, elle se figea et fronça les sourcils, évaluant le hundr qui lui faisait face. Elle était à moins d’un mètre de lui et tendit une main comme pour l’agripper mais Faùn la rabroua sèchement et lui donna une tape sur le crâne.

— Mais bon sang, tu vas rester tranquille !

Confus, il s’excusa auprès du maire qui lui accorda en retour un sourire amical.

— Laisse-la donc, intervint Wadruna, tu es nerveux et elle le ressent. C’est une situation exceptionnelle pour elle, ce n’est pas étonnant qu’elle soit curieuse.

— Je veux éviter qu’elle prenne trop d’assurance dans ce genre d’endroit ! Elle n’est pas sur son territoire et risquerait de vite s’agiter si je ne la cadre pas de suite !

— Tu veux que je te la prenne ?

Faùn réfléchit et fit la moue.

— Tu te sens de la tenir ? Sache qu’elle a de la force.

Wadruna tendit une main calleuse en sa direction, prit la chaîne puis s’agenouilla à hauteur de la petite et posa une tape sur la tête. Mesali ne broncha pas, elle aimait bien la Shaman du clan annexe ; elle avait toujours fait preuve de gentillesse et lui avait offert biscuits et baies lors du trajet.

Pendant qu’ils gravissaient les marches, la vieille dame grattait le crâne de la fillette qui, tel un chien ferma les yeux et décrocha un fou rire à ces caresses. Faùn observait la scène sans mot dire, désabusé par le comportement de la petite peste qui, triomphante, lui tirait la langue.

— Tu vois que les Féros peuvent être dociles, il faut juste s’y prendre autrement, assura Wadruna à son homologue.

Alexander observait la scène avec un sourire contenu, amusé par cette si jeune Féros nettement plus sauvage que sa future épouse.

Arrivés à l’étage, Wadruna accrocha Mesali dans un coin. La petite couina, ne comprenant pas pourquoi on la mettait à l’écart et ne sachant qui étaient tous ces mâles curieux présents autour d’une table et qui parlaient fort, une tasse à l’arôme écœurant fumait devant chacun d’eux. Soudain, elle vit venir vers elle une femelle aux cheveux roux et aux yeux ambrés comme les siens. En revanche, elle exhalait une senteur enivrante, empreinte de phéromones comme toutes les grandes femelles Féros de son territoire.

Ambre s’agenouilla et lui tendit un verre d’eau, sous l’œil bienveillant de la Shaman. Mesali le prit craintivement du bout des doigts, le renifla puis, s’apercevant qu’il ne représentait aucun danger, le but d’une traite.

— Vous avez l’air d’aller bien mieux, jeune vindyr, s’exclama la Shaman en se mettant à sa hauteur.

— Il faut bien que je fasse avec. J’essaie de me maîtriser au mieux, ce n’est pas vraiment facile à vrai dire.

— Je n’en doute pas, la vie est dure pour les Féros. Nos civilisations ne sont guère adaptées pour des individus comme vous mais force est d’avouer que vous avez l’air de tenir le coup et de résister à vos instincts. Je salue votre courage et votre détermination.

Ambre se mordit la lèvre et opina du chef avant de scruter la vieille dame aux yeux bleus perçants.

— Écoutez je…

— Vous n’avez pas à vous excuser. J’aurais certainement dû m’y prendre autrement.

La jeune femme resta muette et hocha la tête, soulagée à l’entente de ces propos.

— Et pour Adèle, sachez que c’est bon pour nous. Elle vous suivra à la fin du conseil.

— Je suis ravie de vous l’entendre dire ! Nous prendrons grand soin d’elle, soyez-en certaine. Nous vous la ramènerons lorsque la situation s’améliorera chez vous. Vous êtes également les bienvenus sur nos terres si jamais la situation se dégrade et que vos vies sont menacées.

— C’est très aimable à vous.

Ambre observa la petite Féros, troublée de voir une de ses semblables, si jeune et déjà si revêche. Elle avança discrètement une main en sa direction. Se sentant agressée, Mesali grogna et montra les dents, manquant de la mordre. Choquée par cette attaque soudaine et par la vivacité dont la fillette faisait preuve, la jeune femme retira sa main à la hâte. La Shaman laissa échapper un rire.

— Faites bien attention, c’est encore une enfant mais elle est déjà bien redoutable. Voilà à quoi ressemble une Féros Dominale sur nos terres. Ces créatures débordent d’agressivité. Elle vous croquera si vous vous laissez charmer ou apitoyer. Il faut que vous montriez votre dominance et à partir de là elle vous suivra et obéira sans peine.

Mesali toisa sa semblable et toutes deux se lancèrent dans un duel de regard. Se sentant finalement en position d’infériorité, la fillette baissa la tête et commença à ronronner pour se rassurer. Ambre gloussa et partit rejoindre sa place où, autour de la table, les quatre noréens, les marquis Wolfgang von Eyre et Léopold de Lussac ainsi que le maire étaient présents. Rufùs se tenait à la droite d’Alexander et représentait les intérêts de Hangàr Hani dont l’état de santé ne pouvait lui permettre de voyager aussi loin.

Présidant la séance face à Sonjà, le Baron balaya du regard chaque membre. Puis il s’éclaircit la voix et entama son allocution. Les bras croisés devant lui, il affichait un air digne, parlant d’une voix forte et distincte. L’assemblée l’écouta avec attention ; le sujet du jour était de taille et l’échange devait permettre d’aboutir à la signature d’un traité de paix et d’union entre les trois territoires. Dès que le discours fut achevé et les faits exposés, le dialogue entre les différentes personnalités commença.

Ambre décrocha de la conversation tant les termes utilisés devenaient pesants et porta son regard sur Mesali qui s’amusait à ôter la peinture du mur en la grattant du bout des ongles, griffonnant des motifs dont elle seule avait la signification. La jeune femme n’écoutait que d’une oreille le débat houleux entre Wolfgang et Sonjà, ne sachant réellement quelle était la cause de leur discorde. Elle entendit vaguement la guerrière qui, à haute voix, ne manquait pas de répliques cinglantes à l’encontre des aranéens. La cheffe Svingars voulait faire valoir son bon droit et désirait que ceux-ci lui rendent des comptes.

Las d’écouter cette dispute qui tournait en boucle, Ambre prit sa tasse de café, son carnet de notes ainsi que son stylo et décida, sans aucune gêne, d’aller s’asseoir à côté de sa semblable. Elle la salua et s’accouda au mur à moins d’un mètre. Curieuse, la petite Féros arrêta son affaire, s’assit en tailleur puis joignit ses mains devant elle. Alors qu’elle humait le liquide noir que la femme rousse portait entre les mains, elle grimaça et se boucha le nez, avant de babiller des paroles incompréhensibles. Voulant s’amuser un peu avec elle, la jeune femme faisait rouler le bouchon de son stylo que la petite mordillait frénétiquement lorsqu’elle l’avait en main.

Ambre était amusée par ce jeu singulier et par l’attention que la fillette lui vouait. Elle étudiait et décortiquait chacun de ses mouvements.

Elle n’est pas si farouche, finalement ! On dirait un chaton.

Tout en jouant avec la fillette, elle écoutait des bribes de la conversation qui continuait à gagner en intensité. Elle comprit que Sonjà voulait que les aranéens lui cèdent le territoire central, riche en terres cultivables et peu fréquenté par eux. Ces propos décrochèrent une vague de protestation et d’indignation. Le ton monta.

Ambre mira la guerrière, légèrement intimidée mais surtout admirative par la prestance de cette femme qui ne cessait de débiter un flot inarrêtable de mots aussi tranchant que des lames. Les coups d’estoc verbaux s’enchaînaient sans pitié contre ses soi-disant futurs alliés, le tout se déroulant sous le regard de Faùn, désabusé par le comportement outrancier de sa cheffe.

Terriblement échaudé de voir sa personne ainsi rabaissée par cette femme méprisable et grotesque, Wolfgang se leva et lui fit face. Ce fut Léopold qui, avec l’aide de Rufùs, réussirent, non sans mal, à diminuer leurs ardeurs. Alexander, quant à lui, contemplait la scène de manière impassible tandis que Skand observait le duel d’un œil vif et d’une mine enfantine, dépassé par les événements. Mesali couina, perturbée par la soudaine tension environnante. Elle ne comprenait pas pourquoi sa cheffe s’énervait et criait plus que d’habitude.

Une fois le dialogue apaisé, les trois parties abordèrent le sujet de l’Insurrection et des tensions latentes. Sonjà toisa l’assemblée et croisa les bras. Ambre cessa de jouer et écouta le discours, devenu une surenchère de répliques, une partie de cartes où chacun des membres abattait sa main pour renchérir et gagner la mise sur ses adversaires.

— Et que souhaitez-vous réellement que nous fassions ? demanda Faùn, songeur.

— N’avez-vous pas des hommes et des femmes à nous envoyer par hasard ? proposa Léopold. De braves soldats prêts à défendre leurs futurs alliés ?

— Malheureusement non, répliqua Skand en passant une main dans ses cheveux, c’est pas vraiment possible.

— Pourquoi cela ? renauda Wolfgang.

— Tout simplement parce que nous ne sommes pas en mesure de vous fournir le moindre guerrier !

— Que voulez-vous dire par là ?

— Écoutez, la sécurité du territoire est menacée, ajouta Léopold, si vous pouviez nous envoyer des guerriers, ne serait-ce qu’une poignée afin de nous aider et défendre notre cause pour étouffer les mouvements insurrectionnels ou intimider l’ennemi, cela nous arrangerait bien.

Skand baissa les yeux et soupira.

— Nous sommes désolés mais c’est impossible.

— Et pourquoi donc ? Votre cher Aràn ne veut pas plaider notre cause ? lança Wolfgang en les dardant un regard dédaigneux tout en crispant le pommeau de sa canne.

— Ce n’est pas que nous ne voulons pas, répondit posément Wadruna, c’est que nous ne pouvons pas !

— Sahr ! mais fermez-la vous trois ! maugréa Sonjà à l’encontre de ses acolytes. Vous voulez que ces sales Hundr nous assaillent ! On a dit non, c’est non, pas de guerriers un point c’est tout !

— Calme-toi Sonjà ! rétorqua Faùn. Tu as vu un peu l’état de leur peuple ? Jamais ils ne prendront le risque de nous attaquer.

— Je suis navré mais vous sous-estimez grandement notre engagement à votre égard ! objecta Alexander qui sentait la colère lui monter. Comment pouvez-vous songer que nous vous porterons préjudice ! Nous avons la volonté de nous unir à vous, loin de nous l’idée de vous porter atteinte ! Comment osez-vous croire de telles choses !

— Mon cher monsieur, dit calmement Wadruna, ne prenez pas mal nos refus mais nous ne pouvons pas exécuter votre demande !

— Pourquoi donc ? Seriez-vous des lâches, finalement ? railla Wolfgang. Vous allez vous terrer derrière les pattes de votre pitoyable cerf ? Si tant est qu’il existe !

— Parce que le Aràn nous l’a interdit ! vitupéra Sonjà.

La guerrière se redressa et frappa du poing sur la table, provoquant dans la foulée un terrible fracas qui fit sursauter tout le monde. Paniquée, Mesali enlaça Ambre, enfonçant ses ongles pointus dans la chair de son ventre. Il y eut un lourd silence où tout le monde se regarda en chiens de faïence. La guerrière cracha, rageant intérieurement d’avoir dévoilé cela. Elle se rassit et croisa les bras.

Faùn souffla puis s’éclaircit la voix :

— Nous avons un problème et un de taille. Alfadir ne veut pas et nous a formellement interdit d’intervenir sur votre territoire. Nous ne sommes même pas, pour ainsi dire, autorisés à venir vous voir. Nous lui avons sciemment désobéi cette fois, voulant malgré tout honorer notre accord. Si cela se sait, je n’ose imaginer les représailles. C’est d’ailleurs pour cela que Solorùn et Fenri ne sont pas venus, ils ne voulaient pas aller à l’encontre de ses ordres. En revanche, ils ont été assez compréhensifs pour nous laisser y aller sans en avertir Alfadir.

— Pourquoi le Hjarta Aràn change-t-il de plan ? s’enquit Rufùs. Je le pensais entité d’honneur et de parole.

— Sahr ! si l’on savait ! pesta Sonjà. Ce foutu Aràn ne s’intéresse plus à nous en ce moment. C’est à croire qu’il se fout complètement de son peuple !

— Soit pas si méchante Sonjà ! Le Aràn doit avoir ses raisons ! s’indigna Skand.

— Pas cette fois je le crains, répliqua Faùn après une grimace, le Aràn a coupé les liens avec nous, cela fait plusieurs mois qu’il ne nous dit plus rien, des années même.

— Pourquoi cela ? s’enquit le Baron. Votre Aràn a-t-il un plan pour agir ainsi et manquer à tous ses engagements ? Qu’en est-il de l’alliance que vous nous avez promise ?

— Si l’on savait ! soupira Faùn. Nous en sommes les premiers à en pâtir. La situation est catastrophique sur notre territoire, le nombre de Féros et de Berserks explose. Ils saccagent nos terres et tuent même les habitants. Le mal gris sévit et se répand. Il n’intervient plus sur aucun de nos territoires, passant ses journées au temple d’Oraden à se lamenter et à dormir. Alors le vôtre, vous pensez…

Sonjà tapait nerveusement son poing sur la table, ne pouvant obliger ses semblables à se taire. Son sang bouillonnait et sa tempe battait furieusement.

— Quant à la cause de ce détachement, poursuivit Wadruna d’une voix morne, nous ne la connaissons pas. Mais force est de constater qu’il doit avoir un plan. Le Aràn est certes affaibli, il a perdu de sa lucidité et sa clairvoyance, mais il n’en reste pas moins sage. Du moins, j’ose l’espérer.

Sonjà et Faùn eurent un rire nerveux qui fit frissonner tous les aranéens ; personne ne savait de quoi Alfadir serait capable si jamais il décidait de déchaîner sa toute-puissance contre eux. Un autre silence se fit, rompu par Wolfgang qui se mit à frapper dans ses mains.

— Génial ! tout simplement génial ! Le pays est en pleine guerre civile, on est en totale infériorité, les honnêtes gens innocents se font enlever et l’alliance que l’on nous a promise tombe à l’eau !

Il se leva, réajusta le col de son veston puis, avec sa distinction habituelle, enfila sa veste et cala sa canne sous son bras, prêt à partir.

— Où comptez-vous aller ? J’espère que ce n’est pas ce que je pense ! s’enquit Alexander, furieux.

— Écoutez Baron, j’ai joué mon rôle en soutenant vos intérêts qui n’étaient clairement pas les miens, annonça-t-il en remettant ses gants. Je pense en avoir déjà bien assez fait pour vous et je me suis racheté de mes actes. Alors, ne m’en demandez pas plus !

— Vous ne pouvez pas partir ainsi !

Wolfgang le gratifia d’un regard noir. Il se coiffa de son chapeau et scruta l’assemblée avec défiance.

— Vous allez me retenir peut-être ? Vous voulez risquer votre vie pour une politique qui est vraisemblablement vouée à l’échec ? Essayez donc ! Si c’est un sacrifice que vous voulez, ne vous gênez pas mais ce sera sans moi !

— Voyons Wolfgang, réfléchissez, nous trouverons de quoi lutter, avec ou sans les noréens ! argumenta Léopold, pragmatique. Nous avons toujours les forces Hani, celles des de Rochester et les marins du port, mes propres hommes ! Nous avons de quoi leur tenir tête et les affronter. Sans parler des soldats de la Garde d’Honneur qui assureront la sécurité de tous les citoyens, y compris la nôtre.

— Ah oui ? En êtes-vous si sûr ? Qu’en est-il du peuple lui-même qui est en train de se rebeller contre ses concitoyens ? Vous n’allez pas me dire que vous pourrez lutter contre une meute en rogne, ivre de faim et de rage ! Avez-vous vu l’état du port depuis quelques jours Léopold ? Ne me dites pas que je vous mens en vous disant que la situation est catastrophique !

D’un geste vif, il pointa un doigt accusateur sur le maire.

— À cause de lui !

— Ce n’est pas le sujet ! maugréa Alexander. Vous vous êtes engagé à rester à mes côtés ! Vous m’avez donné votre parole dès que j’ai sauvé votre fils, dois-je vous le rappeler ? D’ailleurs, que comptez-vous faire ? Allez voir gentiment von Dorff, courber l’échine devant lui et le supplier de vous rendre madame von Hauzen au risque que la duchesse ne soit pas chez lui ? Si tel est le cas vous êtes un lâche !

— Tout le monde n’a pas la chance d’avoir sa femme auprès de lui, Baron ! s’offusqua le marquis, une main sur le cœur. Si j’ai une chance de récupérer la mienne en me rendant au camp adverse, croyez-moi que je le ferai ! De toute façon, je pense ne rien avoir à craindre de votre part dorénavant. L’Élite va gagner cette partie, que vous le vouliez ou non. J’aurais tort de m’entêter auprès de vous alors que je n’en tire strictement aucun avantage ! Je ne vous ai jamais apprécié Alexander comme bon nombre de l’Élite. Alors, soyez heureux que je ne me rabaisse pas à vous assassiner moi aussi.

Alexander grogna. Mantis le toisa, brandissant sa canne en guise de menace.

— Von Dorff sera au pouvoir dans peu de temps et s’il m’est possible de me faire pardonner, croyez-moi que je le ferai sans honte ni culpabilité.

Il tourna les talons et sortit du bâtiment, sous les yeux d’une assemblée médusée. Il y eut un énième silence pendant lequel personne n’osa parler ni même chuchoter.

— Que fait-on ? demanda posément Rufùs.

— Si vous voulez partir, ne vous gênez pas ! marmonna le maire en se massant les yeux, l’air abattu. D’ailleurs, partez tous si vous le désirez ! Après tout, les ruptures d’engagements n’ont l’air de déranger personne !

— Je vous assure, Alexander que je tiens à rester à vos côtés, le rassura le Ulfarks, Hangàr vous a juré fidélité et force est d’avouer que c’est en grande partie de sa faute si la situation est ce qu’elle est actuellement. Jamais il n’aurait dû vous mettre autant de pression. Il convoitait Wolden et Exaden depuis des années, il a trouvé la brèche et il s’y est engouffré précipitamment sans prendre de recul. Maintenant qu’il est mourant, il désire racheter sa faute à vos yeux dans le but que vous lui rendiez sa précieuse Imperà.

— Je suis ravi de vous l’entendre dire.

— Quant à nous, nous pouvons vous proposer nos services quelques jours, suggéra Skand.

— Sahr ! t’es bien mignon mon p’tit Skand ! C’est sûr qu’on va être d’une aide redoutable tous les quatre.

— Ça laisse quand même deux Shamans, deux chefs et une Féros, rétorqua-t-il.

En pensant à la petite, tous se retournèrent vers elle, prenant conscience qu’ils ne l’avaient pas entendue émettre le moindre bruit depuis un moment. Celle-ci était calme, endormie dans les bras d’Ambre qui lui caressait le dos tout en adressant un sourire gêné à l’assemblée.

— Je suis désolée de te contredire Skand, objecta Wadruna, mais notre action ici est limitée. Nous avons un peuple dont nous devons nous occuper et la jeune Sensitive doit être emmenée chez nous et protégée quoi qu’il arrive.

— Vous êtes toujours partants pour prendre Adèle ? s’enquit Ambre, la voix tremblante.

— Bien sûr, cette enfant représente notre avenir à tous.

La jeune femme soupira, soulagée à l’entente de cette annonce. Elle adressa une œillade timide à Alexander qui semblait tout aussi satisfait par cette réponse ; il y avait au moins un point positif à leur venue. Après réflexion, Faùn murmura quelques mots à l’oreille de sa cheffe qui l’écoutait en silence, les sourcils froncés.

— Sahr ! j’en sais fichtrement rien ! lui dit-elle, les yeux brillants. Mais c’est une bien bonne idée !

Elle observa le maire et se racla la gorge :

— On peut peut-être faire un truc pour vous mais c’est risqué, dit-elle d’un air goguenard.

— Dites toujours, reprit Alexander qui ne pouvait plus espérer grand-chose de convaincant.

Elle posa son coude sur la table et pointa le maire de son gros doigt entaillé.

— Je crois qu’on va p’t’être pouvoir s’arranger et trouver un accord. Voyez-vous, j’ai plein de Féros Dominaux sur mes terres. J’en ai des plutôt tranquilles comme la vôtre mais j’en ai aussi des très agressifs dont trois très instables, une femelle et deux mâles. J’peux vous les céder, j’suis sûre qu’ils seraient ravis de se défouler sur vos terres et de chasser du gibier. Surtout qu’il est possible qu’ils se transforment s’ils sont surexcités.

À ces mots, le cœur d’Ambre manqua un battement. Elle devint soudainement blême, outrée à l’idée que les Féros soient considérés comme des bêtes jetées en pâture à l’ennemi, sans aucune considération morale.

— Et en plus, vous avez de la chance car leurs totems sont puissants : une panthère, un ours et un coyote. Ça vous fait une belle brochette de combattants redoutables. Et j’peux même vous envoyer Servàn pour les encadrer afin qu’ils ne tuent que vos cibles et…

Horrifiée par ces justifications, Ambre se redressa.

— Mais de quel droit faites-vous cela ! hurla-t-elle en allant à sa rencontre, la démarche raide.

Indignée d’être ainsi interrompue, Sonjà se dressa également et lui fit face. Les deux femmes aux cheveux flamboyants se dévisagèrent, les dents fièrement visibles, l’une faisant plus du double de la carrure de l’autre.

— De quel droit nous traitez-vous comme des animaux ! cracha Ambre, les yeux embrasés.

— Au risque de te décevoir minette, tu es un animal, ou du moins quelque chose qui s’en rapproche !

— Comment osez-vous ? Comment osez-vous nous qualifier comme tel et nous manquer de respect !

— Sahr mais ferme-la ! Les Féros n’ont jamais été considérés comme des humains ! Les hundr vous ont peut-être dressés avec le temps pour paraître comme tels mais jamais vous ne le serez ! Vous êtes une espèce à part, vos instincts sont primaires, violents, bestiaux. Vous ne pensez qu’à dormir, manger, vous battre et assouvir vos besoins sexuels ! Les seules choses qui vous rapprochent de nous hormis votre apparence, c’est votre langage !

— Vous… vous êtes horrible !

Emportée par son élan, Sonjà défoula ses nerfs sur sa rivale, vociférant un flot de justifications qu’elle débitait avec une amère spontanéité. Indignée, la jeune femme suffoquait, cherchant désespérément ses mots pour objecter ses dires. Peu à peu vaincue, la contenance évaporée, elle demanda du soutien auprès d’Alexander et des deux Shamans mais aucun d’entre eux n’osa prendre la parole ; le premier assommé par ces annonces qui s’abattaient tel un couperet et les deux autres en accord avec la guerrière.

Seule et humiliée, des larmes commencèrent à rouler sur ses joues. S’apercevant qu’elle se défoulait contre elle, Sonjà lui montra Mesali qui tirait vigoureusement sur ses chaînes afin de porter secours à sa consœur. La petite crachait et grognait de manière intimidante, la bave aux lèvres. La cheffe Svingars renâcla et poursuivit d’une voix plus douce :

— Enfin, regarde Mesali ! Voilà à quoi ressemble un véritable Féros. Vous avez peut-être su évoluer et vous adapter ici. Et c’est une chance. Mais sachez que jamais vous n’aurez la vivacité et la sagesse d’esprit d’un humain, vous serez continuellement soumis à vos instincts !

Les membres tremblants et l’échine hérissée, Ambre la toisait avec un incommensurable mépris. Elle s’essuya les yeux d’un revers de la main et rétorqua, la voix enrouée par ses sanglots :

— Je me serais volontiers jetée sur vous et vous aurais tué sans aucune pitié pour ce que vous venez de me dire ! Qu’importe si vous êtes cheffe ! Mais je veux vous prouver que nous, les Féros, nous pouvons nous dominer ! C’est vous les monstres dans l’histoire ! Vous voulez nous jeter en pâture comme du gibier sans le moindre scrupule ! Sans même demander notre avis !

Elle prit une grande inspiration avant de poursuivre de manière plus cinglante, crachant ses mots avec haine :

— Vous êtes abjecte ! Indigne d’être cheffe ! Et dire que je vous respectais mais vous ne valez clairement pas mieux que cette Élite finalement. Vous vous croyez supérieurs aux autres sous prétexte que vous pensez et agissez différemment. Vous pensez votre domination légitime car vous êtes plus nombreux et certainement plus calculateurs mais il n’en est rien ! Nous sommes peut-être différents mais nous ne vous sommes nullement inférieurs !

Elle jura puis déglutit :

— Vous me dégoûtez !

Puis elle pointa un doigt menaçant et accusateur en direction du maire.

— Et vous ! Si vous osez accepter cette proposition, je vous garantis que ce n’est même pas la peine d’espérer de faire de moi votre femme ! Est-ce clair ?

Fulminante, elle balaya un regard haineux sur cette assemblée dont la vision l’ulcérait et la révulsait. Enfin, tout comme Wolfgang, elle sortit en hâte de l’établissement, claquant violemment la porte derrière elle.

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