NORDEN – Chapitre 91

Chapitre 91 – Agitation

L’air matinal était particulièrement froid et vivifiant en cette matinée de fin décembre. Emmitouflée sous un épais manteau en laine, Blanche arpentait les ruelles désertes en direction de Varden afin de se rendre à l’épicerie, une habitude qu’elle avait prise deux matins par semaine.

La mine maussade, elle descendait les allées pavées noyées sous les vapeurs brumeuses où la chaussée, jonchée de flaques d’eau verglacées, était glissante. Pour conserver son équilibre et éviter que les cochers ne la bousculent du haut de leurs montures attelées, elle longeait au plus près les habitations. Elle se tenait aux rambardes et aux murs dont les façades de pierres effritées étaient placardées d’affiches de propagande nouvellement créées.

Intriguée par l’une d’elles, la jeune duchesse s’arrêta et l’examina avec intérêt. Elle représentait un serpent argenté à trois têtes, dont les gueules grandes ouvertes laissaient pendre une langue fourchue, et portait pour titre : L’Élite nous sauvera, gloire à l’Hydre. Soucieuse de cette propagande naissante, elle fronça les sourcils. L’Élite dont elle faisait partie il fut encore un an de cela commençait à se déchirer. Maintenant, l’Hydre et les élitistes conservateurs comprenant notamment les familles marquises von Dorff, de Malherbes et Desrosiers étaient officiellement devenus les plus farouches opposants au maire von Tassle ainsi qu’à son parti de l’Alliance, liant les familles marquises des von Eyre et de Lussac.

Blanche marmonna et poursuivit sa route sous ce froid mordant, tenant en sa main droite son panier d’osier qu’elle serrait rageusement de ses doigts gantés. En pleine réflexion, elle ne pouvait s’empêcher de songer aux conséquences et répercussions désastreuses que cette scission politique entraînerait sur le territoire, sachant que celui-ci était devenu déjà bien instable. Les deux principales causes étaient la mise en place de l’embargo économique mais également la cession de la côte Est du territoire aux Hani, la puissante famille aranoréenne des carrières Nord.

Arrivée dans l’épicerie, Blanche ôta ses gants et visita les rayons à la recherche de ses denrées. Comme elle s’y attendait, les cagettes de légumes à disposition étaient bien maigres en cette saison morte. L’hiver réduisait considérablement le choix des produits frais qu’elle se résolut à prendre seulement un chou et de rares tubercules faisant bien triste mine malgré leur prix relativement élevé. Elle se rendit ensuite au rayon où les produits secs et bocaux étaient entreposés. Puis elle remarqua avec aigreur que bon nombre de denrées n’étaient plus.

Ce fut le cas notamment pour le riz, le thé, les fruits secs et autres épices qui provenaient exclusivement de la Grande-terre. Avec son budget déjà bien limité, elle s’orienta sur des bocaux de haricots et des sachets de légumineuses qui, encore abordables, permettraient de leur tenir au corps pour la semaine. En revanche, elle fut réjouie de trouver les conserves de poissons au prix ordinaire, voire moins onéreux.

Alors qu’elle faisait la queue au comptoir pour payer ses achats, une conversation attisa sa curiosité. Discrètement, elle tendit l’oreille et écouta scrupuleusement les deux domestiques présentes juste devant elle, engagées en pleine discussion animée.

— Non, ce n’est pas vrai ! s’indigna l’une d’elles.

— Je te promets que si ! assura la seconde. Monsieur le marquis Laurent de Malherbes est ici, sur Norden ! On raconte qu’il n’a jamais quitté l’île depuis les faits ! Tu te rends compte ?

— Mais c’est impossible ! Comment a-t-il pu rester aussi longtemps dans l’ombre sans que personne ne s’en aperçoive ! J’espère qu’un procès aura lieu pour le faire condamner et qu’il paiera pour ses crimes !

— Je t’assure que c’est vrai ! C’est dans les journaux de ce matin. La une du Légitimiste plus précisément. Muffart raconte qu’il aurait été hébergé chez son frère Éric et que von Dorff et son clan étaient au courant de son isolement depuis le début. Autant te dire qu’ils le protègent et qu’ils ne seront nullement condamnés pour leurs méfaits ! Muffart précise également que l’un des hommes, monsieur Armand Maspero-Gavard est lui aussi resté sur l’île et qu’il aurait même été engagé par le marquis Desrosiers en tant que capitaine de la Goélette.

— Mais c’est horrible ! s’étrangla la première en plaquant une main sur sa bouche. Ces gens commettent les pires crimes qui soient ! Ils osent enlever ces enfants et après ils ne sont nullement condamnés ? C’est un scandale, il faut qu’ils paient !

Un frisson parcourut l’échine de la duchesse à l’entente de cette nouvelle fort alarmante ; ainsi les meurtriers et enleveurs d’enfants, les complices de son père, ne seraient nullement condamnés pour leurs crimes. Pourquoi Dieter von Dorff, le plus haut magistrat de la cour, laissait-il ces hommes en liberté sans le moindre remord, mais laissait son père moisir dans cette geôle en attente de son procès ? Tout ceci était injuste, intrigant et surtout affolant ; comment les marquis pouvaient-ils abandonner la famille ducale sans once de culpabilité ? Auraient-ils encore l’incommensurable rancune de savoir Friedrich marié à une noréenne en secondes noces ? Sa volonté d’établir plus d’équité entre les deux peuples ?

Après avoir payé, Blanche soupira et sortit de la boutique, le regard perdu dans le vide. Un affreux sentiment d’injustice la prenait aux tripes. Elle savait que son père et sa mère ne s’aimaient guère, que leur couple était avant tout un partenariat solide entre deux êtres désireux de prendre les rênes du territoire.

Pourtant, malgré cet amour fallacieux, elle s’était rendu compte que ses parents se vouaient l’un et l’autre d’un profond respect qui n’était en aucun cas feint. Sa jumelle Meredith souffrait de ce fait, ne pouvant s’empêcher de penser qu’elles n’étaient que des pions, nées uniquement pour amadouer le peuple plutôt que par amour.

Blanche trouvait dommage que sa sœur ne parvienne pas à voir que, sous cette alliance diplomatique de façade, ses parents l’aimaient ; qu’importe qu’elles n’aient été conçues dans le fruit d’un amour passionnel, qu’importe que leur mère, bien loin d’être maternelle, leur montre si peu d’empathie.

Une fois dehors, la jeune duchesse prit la direction de l’herboristerie. En plus de rendre visite aux gérants, elle souhaitait acheter à nouveau des sachets de plantes aux vertus apaisantes afin d’amoindrir son anxiété chronique et de stimuler son sommeil, que les nuits d’insomnies en continu appauvrissaient dangereusement, la rendant migraineuse. Sa léthargie latente l’empêchait de se concentrer et la plongeait dans un état de torpeur permanent dont elle n’affectionnait guère les effets.

Elle traversa la place et aperçut la silhouette de Simon à travers les carreaux de la vitrine. Ce dernier, un garçon efflanqué et aux cheveux châtains coiffés en bataille, rangeait bocaux et flacons sur les présentoirs, mettant en valeur les étiquettes soigneusement plaquées sur les produits. Elle étouffa un rire en le voyant concentré sur sa tâche, ne semblant nullement remarquer la venue de cette visiteuse régulière.

Sans cérémonie, elle entra. La cloche de la porte tinta et fit sursauter le garçon qui s’en trouva tout étourdi.

— Mademoiselle Blanche ! fit-il en manquant de renverser le bocal en verre qu’il avait en main. Que puis-je pour vous… euh, pour toi…

Il lui tendit une main fébrile afin de la saluer. À peine plus âgé qu’elle, le jeune herboriste d’origine aranéenne ne parvenait que récemment à soutenir son regard aux yeux bicolores fortement troublants. Blanche lui tendit la sienne et la serra, lui accordant un sourire de courtoisie.

— Louise est présente ? demanda-t-elle calmement.

— Euh… oui… elle… balbutia-t-il en passant une main dans ses cheveux, le visage rougissant. Elle est dans les réserves, vous… enfin, tu… tu veux que je l’appelle ?

Blanche opina. Le garçon s’exécuta et fit sonner la cloche de la porte du fond. Puis, voyant que la duchesse portait ce lourd panier, il se proposa de le lui prendre et de la conduire dans la salle annexe, leur salle de repos, afin de lui offrir une boisson chaude ainsi que quelques biscuits. Serviable, il la fit asseoir auprès du grand radiateur en fonte sur lequel des plantes séchaient et entreprit de mettre de l’eau à chauffer dans la bouilloire.

Confortablement installée sur son siège, elle inspira, laissant ces délicats effluves floraux pénétrer dans ses poumons et scruta les locaux chaleureux, illuminés par la nitescence des premiers rayons de l’aube perçant à travers les carreaux. Les flammes des lanternes disposées à chaque coin se reflétaient contre les surfaces tantôt opaques tantôt limpides des divers récipients savamment organisés sur les étagères. Celles-ci étaient garnies d’ouvrages et de plantes en pots où les feuilles retombaient en cascades. La duchesse s’attarda un instant sur la l’écrasante balance à pesée posée sur le comptoir en bois sombre puis porta son attention sur les affiches encadrées promouvant les mille vertus de chaque fleur et essence.

Le grincement de la porte des réserves extirpa la duchesse de ses réflexions ; Louise venait d’entrer dans la pièce. L’herboriste épousseta son tablier et lava ses mains couvertes de terre au robinet. En remarquant son invitée, elle lui adressa un sourire franc et s’installa à ses côtés.

— Comment va mademoiselle la duchesse ?

— Je ne suis pas au plus mal mais je ne parviens pas à trouver le sommeil.

— Cela se voit. Tu as l’air épuisée, c’est à croire que les tisanes que je te confectionne ne te font aucun effet. Va falloir que je réévalue les doses.

Simon disposa devant les filles deux tasses d’eau fumantes avant d’y rajouter un mélange herbacé sous les indications de sa supérieure. Une fois le breuvage infusé et les biscuits, des sablés aux amandes, disposés sur la table, il s’installa auprès d’elles et fit pianoter ses doigts sur le rebord de la tasse afin de les réchauffer.

Les deux femmes discutèrent tranquillement de civiles banalités. Elles avaient noué au fil des mois une camaraderie sincère. Sans lui avouer, Blanche appréciait la compagnie de cette femme de la petite noblesse qui ne faisait guère de manières et était d’un naturel bienveillant ; un trait de caractère d’ordinaire rare dans ce milieu. De plus, elle n’était pas le genre de femme crédule et avide de ragots bien qu’au vu de sa profession, de sa filiation et de la situation géographique de sa boutique, Louise était en permanence tenue au fait des dernières nouvelles colportées.

— Encore des soldats ! pesta Simon. La garde d’honneur ne cesse de patrouiller depuis ce matin !

Les sourcils froncés, il scrutait la place avec intérêt et suivait du regard le groupe de sentinelles armées sous les ordres de monsieur Latour, le meneur de la garde en personne. Leurs costumes blanc et rouge à galons et épaulettes dorés ne passaient guère inaperçus dans ces rues aux couleurs délavées.

— Que font-ils ici ? C’est à cause des affiches de propagande ? l’interrogea Blanche, soucieuse.

— J’aimerais tellement que ce soit le cas mais non, répondit Louise, une vieille dame de la rue d’à-côté est venue ce matin m’acheter des produits pour l’aider à retrouver son calme et à oublier la scène qu’elle avait vue cette nuit, juste sous sa fenêtre. La pauvre était en état de choc et tremblait de tous ses membres.

— Que s’est-il passé ? s’étonna la duchesse, la bouche entrouverte sous l’effet de la stupeur.

Louise but une gorgée et s’éclaircit la voix.

— Et bien, il paraît qu’un meurtre a eu lieu cette nuit, rue de la Petite Vannerie. Cette dame aurait entendu puis vu deux hommes en train de s’entre-tuer juste sous sa fenêtre. Ils paraissaient totalement fous et ivres de rage. Apparemment ils se sont lacéré la peau et l’un d’eux a succombé à ses blessures. Selon ses dires, son assaillant a commencé à le dévorer. Une marre de sang inonde le pavé et au vu de la quantité astronomique, crois-moi que ce ne sont pas de simples entailles qu’ils se sont infligées. Le cadavre a été emporté et le tueur est toujours introuvable.

— C’est horrible ! s’écria la duchesse en plaquant une main sur sa bouche, scandalisée par ces propos.

Blanche fit de son mieux pour maîtriser les tremblements qui la gagnaient. Elle savait pertinemment ce que ce type d’agression signifiait ; la D.H.P.A., la drogue à haut potentiel agressif, était présente en ville et circulait librement malgré son interdiction sur le territoire voilà près de vingt ans. Selon certaines rumeurs, un stock avait refait surface après l’arrestation de son père.

— La D.H.P.A. circule en ville, maugréa Simon, je ne sais pas la quantité de pastilles présente ici mais je n’aime pas du tout le fait que des gens s’amusent à en consommer. Et dans notre quartier en plus ! Les rues ne sont déjà pas bien sûres de jour mais alors la nuit, avec ce genre de saloperies en circulation…

— Je suis d’accord, soupira sa supérieure, je n’aime pas ça du tout. Je ne sais pas vraiment tout ce qu’elle contient, mais au vu de sa quantité de jusquiame noire et de datura stramonium, je comprends qu’elle rende totalement fous les utilisateurs. Mais qui oserait vendre ce type de produits ? Surtout quand on sait les ravages que la drogue a faits par le passé. C’est affolant.

— Von Tassle doit être à cran ! réfléchit Simon. Je crois savoir que c’était en partie grâce à lui si cette drogue avait été bannie du territoire il y a deux décennies.

— Sans parler de Judith…

À cette mention, le garçon devint blême et la regarda avec des yeux écarquillés, la bouche bée.

— Judith von Tassle ? s’enquit Blanche, intriguée par le silence latent et la stupeur apparente de son hôte. L’ex-femme du Baron ?

— C’est exact, approuva l’herboriste, sans qu’on ne sache pourquoi, l’odeur de cette drogue la rendait folle et ce depuis sa plus tendre enfance. Sans même la consommer, le simple fait de sentir l’effluve la rendait hystérique.

— Je vois, murmura-t-elle, songeuse.

— Et puis, s’il n’y avait que ça ! gronda Simon dont les jointures de ses doigts viraient au blanc tant ils étaient farouchement crispés sur l’anse de sa tasse. Entre l’arrivée de soldats et la session de la côte Est aux Hani, les gens qui grincent des dents à cause de l’embargo, la hausse du prix des denrées, la pénurie de certains produits, la hausse du chômage dans les quartiers portuaires, la perte du chiffre d’affaires chez les commerçants, le clivage des marins. Tu rajoutes à ça la grogne des riches familles anti von Tassle, la propagande placardée à chaque coin de rue et la haine promulguée dans les journaux. Putain que ça risque de péter sous peu et que ça va faire très mal. Je n’aime pas du tout, mais alors vraiment pas ce qui se passe actuellement !

— Je suis totalement en accord avec toi mon Simon. Mon père ne cesse de recevoir des plaintes continues dans son bureau. Les gens sont totalement désœuvrés et veulent à tout prix que la stabilité demeure. L’ennui est que la politique du maire, bien que très alléchante au vu de l’égalité qu’il promeut pour l’ensemble des peuples, n’en demeure pas moins extrêmement brutale au vu de la manière dont elle s’impose à nous tous.

— Disons que si ces enfoirés de charitéins n’avaient pas enlevé la fille de monsieur Hangàr Hani, alors il y aurait déjà eu moins de problèmes ! Et le territoire Est ne serait pas annexé par ces foutus Hani ! Tout ceci à cause de ce foutu de Duc et…

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase que Louise lui asséna un violent coup de coude au bras, l’obligeant à se taire devant leur interlocutrice, la fille du Duc en personne. Comprenant son emportement, le garçon s’excusa et baissa la tête, honteux.

Désireuse de montrer le moins de signes de colère ou de tristesse possible, Blanche se mordilla l’intérieur de la joue, impactée par ces paroles prononcées avec une troublante franchise. Le cœur meurtri, elle opina légèrement de la tête et s’efforça de rester digne. Si seulement elle aussi pouvait comprendre pourquoi son père avait agi de la sorte et pourquoi sa mère, qui paraissait tout autant impliquée dans cette affaire aussi obscure que monstrueuse, ne leur dévoilait pas le moindre indice.

— Je te prie de nous excuser, murmura Louise qui, non dupe, comprenait que Simon l’avait blessée malgré lui.

— Ce n’est rien, marmonna-t-elle en remettant son manteau, je vais y aller. Il se fait tard et j’ai des choses à faire.

Sans leur adresser l’ombre d’un regard, elle se leva, prit son panier et, après de brèves salutations, s’en alla regagner la Marina. À peine arriva-t-elle chez elle qu’elle vit sa mère accoudée à la fenêtre de la cuisine, tirant sur sa cigarette avec acharnement. Irène avait un regard dur et regardait sa fille pénétrer dans le jardin. En rentrant, cette dernière déposa le panier sur le rebord de l’évier, ôta son manteau et vint silencieusement vers elle. Les mains jointes derrière le dos et le port bien droit d’une enfant souhaitant attirer l’attention de son parent, elle attendait patiemment que sa mère daigne lui cracher ce qui lui irritait l’esprit. Sans détourner son regard du paysage extérieur, Irène extirpa une large bouffée de fumée grisâtre.

— L’huissier est passé, ces chiens ne nous donneront rien de la vente. L’intégralité de la somme revient à ton père. Nous ne percevrons pas l’ombre d’une pièce du manoir, pas même des biens matériels.

— Pourquoi cela ? s’étonna Blanche, abasourdie.

— Les clans von Dorff et de Malherbes veulent nous faire payer aigrement la disgrâce de notre famille au sein de l’Élite. Ils sont pour certains d’entre eux complices de la machination que ton père a mise en œuvre et veulent rendre des comptes. C’est à cause du comportement de Friedrich si cette mascarade a été levée et ils le tortureront sans vergogne pour une telle négligence. Ils vouent à présent une haine incommensurable à ton père et feront tout pour nous voir sombrer tous les quatre.

— Mais père ne peut-il pas nous léguer la somme ? s’enquit la jeune duchesse.

— Malheureusement non ! Non pas qu’il ne le souhaite pas, car il ferait tout pour vous savoir en sécurité et que vous puissiez mener votre vie comme il se doit. Mais parce que pour se faire, ton père est obligé de signer un document l’autorisant à nous léguer sa fortune. Et ce document, comme me l’a très clairement signifié Alastair, ne parviendra jamais entre ses mains ou sera toujours miraculeusement évaporé une fois la signature imposée.

— Mais… c’est impossible ! Ils ne peuvent pas faire ceci, ils n’en ont pas le droit !

— Ma fille, trancha Irène en la dardant d’un œil glacial, Alastair von Dorff est huissier de justice, Dieter von Dorff est président de la cour, Éric de Malherbes est notaire, Léandre de Lussac est avocat. Ces quatre hommes peuvent à eux seuls évincer ou sauver n’importe quelle personne sur ce territoire. Créer de fausses accusations, brûler les documents officiels, intimider, charmer la foule. Ces hommes savent s’y prendre. Ils gèrent les institutions et pourront aisément nous pourchasser si nous osons entreprendre le moindre acte contre leurs personnes. Ils nous musellent et ton père n’a plus aucune emprise sur eux.

— Et le maire ? Von Tassle ne peut-il pas intervenir en notre faveur ? Il doit bien y avoir des magistrats pour appuyer notre demande et faire valoir nos droits !

Irène laissa échapper un rire et écrasa sa cigarette dans le cendrier présent sur le rebord de la fenêtre.

— Si seulement il avait un minimum d’emprise sur ces gens-là. Il peut simplement se permettre de leur tenir tête. Jamais il ne pourra les dominer de front. Pas sans une aide annexe. D’autant que sa popularité vacille. La révolte urbaine s’accroît et les tensions sociales augmentent. Il a d’autres chats à fouetter que de venir en aide à trois duchesses en perdition. Sans compter qu’il serait plus que suspect que le maire s’engage à protéger la famille de celui qui voulait l’assassiner de sang-froid. Non, la situation est trop instable pour qu’il se décide à agir.

Blanche se mordilla la joue et croisa les bras. L’estomac noué, elle grattait nerveusement ses avant-bras à la peau sèche et fragile qui semblait s’écailler à chaque griffure.

— Qu’allons-nous faire, mère ?

Irène s’avança vers elle et, avec un geste de tendresse inaccoutumé, l’enlaça. La dominant de plusieurs centimètres, elle appuya la tête de son enfant contre sa nuque et passa une main dans son dos, la massant avec délicatesse.

— Ne t’en fais pas ma fille, je dispose encore de ressources. Nous avons des alliés. Nous avons la possibilité de poursuivre un train de vie qui nous sera à l’avenir plus que profitable. Je t’en fais la promesse.

— J’espère que vous dites vrai, murmura la jeune duchesse gagnée par les larmes.

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