Chapitre 14 – A la mémoire de nos pères 2/2
Je dormis mal cette nuit-là tant mon sommeil était agité. Je trépignai d’impatience à l’idée de mener cette quête. Dans mes veines coulait la soif de l’aventure et l’idée d’avoir une camarade avec moi me rassurait. Surtout que Petra était bien plus grande et dégourdie que moi. Certes c’était une fille, mais elle semblait plus intrépide que celles de mon école. Ainsi quand le réveil afficha sept heures, je me levai et m’habillai. Je pris mon petit déjeuner avec mon père et lui demandai s’il pouvait me préparer deux petits sandwichs, plus facile à glisser dans un sac qu’un gros.
Il me regarda d’un air sérieux. Ses sourcils broussailleux affichaient une ride du lion. Néanmoins il s’exécuta sans rien objecter et m’avisa en préparant mon en-cas :
— Faites attention en forêt. Si vous vous perdez, protégez-vous dans une cabane. Si au crépuscule vous n’êtes pas rentrés, Olaf et moi on ira vous chercher avec les chiens.
Tandis qu’il étalait le pâté, je lui demandai s’il pouvait en garnir un de cornichons supplémentaires et couper quelques tranches de saucisson. Il m’adressa un sourire et mit la moitié du morceau dans la sacoche. Je le vis également me glisser une boite d’allumettes ainsi qu’un canif. Avant que je ne parte, il ébouriffa mes cheveux et me fit un clin d’œil.
— Amusez-vous bien et surtout pas de bêtise, compris ?
Petra m’attendait à l’orée de la forêt, Pilot sur l’épaule. Elle me salua et nous nous mîmes en route. Armée de son bâton, elle fouettait la végétation pour dégager les ronces et la broussaille qui couvraient une partie du chemin. Elle chantonnait des airs de sa voix aiguë. Elle chantait bien.
Alors que l’on s’enfonçait dans cette forêt blanche, elle sortit de sa poche un baladeur qu’elle actionna. Une voix d’opéra jaillit du petit boîtier rouge. Perché sur une branche, un rossignol gazouilla. Pilot se dodelinait sur l’épaule de ma camarade, semblant apprécier la mélodie.
— J’espère que t’aimes écouter du Hannah Wagner, je n’ai que ça sur ma cassette. La musique, ça fait fuir les loups et les ours.
— T’as déjà vu des ours et des loups ? m’enquis-je, les yeux brillants.
— Bien sûr que non, car j’ai ma musique ! T’écoutes rien !
Après deux longues heures à marcher, nous fîmes une pause. Nous nous étions abrités dans une cabane de chasseurs. Petra me confia qu’il y en avait une vingtaine réparties dans la forêt. Étant la fille aînée de Olaf, un chasseur chevronné, elle les connaissait toutes. Le repaire n’était pas des plus confortables. Il sentait la cendre et le bois humide, mais c’était un lieu idéal pour se reposer. Nous nous installâmes autour de la table. Je sortis les sandwichs de ma besace et lui tendis le plus garni. C’est vrai qu’il était bon ce pâté ! Encore plus savoureux à déguster dans un endroit comme celui-ci.
Les matelas avaient la couleur de l’urine et les vieilles couvertures rêches semblaient rongées par les mites. Il y avait tout un foisonnement de bouteilles d’alcool entamées, rangées sur les étagères vermoulues. Décidément, les chasseurs étaient de bons vivants, c’était marrant de voir leur tanière macérer dans son jus.
Quand elle eut terminé de manger, Petra alla dehors et ramassa des poignées de neige qu’elle mit dans la casserole. Puis elle alluma la gazinière et la fit chauffer. Elle sortit ensuite un bocal du placard et versa deux grosses cuillères du contenu dans l’eau bouillante.
— C’est de l’ersatz de café, dit-elle en secouant le pot, il est très fort mais il tient chaud. Ça débouche aussi les tuyaux, j’espère que t’as les flancs solides sinon ça va gargouiller sévèrement.
— Tu viens souvent ici ?
— C’est la piaule de mon oncle celle-là. Mais oui, avec papa on s’y rend régulièrement. L’été surtout, y’a la rivière pas loin et c’est idéal pour se reposer après une bonne baignade. Y’a aussi mes cousins et mon frère qui viennent avec nous, mais ils sont encore petits, alors faut que je les surveille.
Elle versa le liquide dans deux godets difformes et m’en tendit un. Intrigué, je le reniflai et fis une grimace ; ce truc sentait fort.
— En fin d’été, avec mes cousins, on est réquisitionnés pour cueillir les pommes et les mûres. Et on fait nos compotes dans la cabane. Le soir on fait la veillée. Mon père et mon oncle nous chantent des chansons paillardes en faisant rôtir la viande dans la cheminée. Et en automne c’est chouette aussi car le paysage est très joli avec les feuilles mortes colorées et la brume qui s’étend.
— Vos mamans ne viennent pas ? m’enquis-je en portant le breuvage à mes lèvres.
Elle gloussa et caressa Pilot endormit. L’écureuil soupirait d’aise, lové en boule dans la chapka de sa maîtresse.
— Non, elles en profitent pour se reposer. Faut dire qu’on est des gosses assez turbulents, comme elles disent. On se chamaille tout le temps. Là au moins elles sont tranquilles.
— Le manoir est encore loin ?
Elle fit la moue et réfléchit en évaluant les distances inscrites sur la carte.
— Dans une heure tout au plus. Enfin je crois.
Le déjeuner avalé et le café terminé, nous pliâmes bagage pour reprendre notre route. Comme c’était la première fois que j’avais mis les pieds dans cette cabane, je dus, à mon départ, exercer la coutume ; graver mon nom à l’urine devant la porte. Je pouffai puis m’exécutai, l’envie de me soulager me titillait. Ainsi je m’emparai de mon pinceau et, tel un artiste, j’inscrivis mes lettres sur le monticule de neige. Malheureusement, je ne possédais pas assez de matière pour l’écrire en entier, ainsi je me baptisais « Sergu ».
Nous reprîmes notre route. Des empreintes de pas se dessinaient dans la neige. Il y en avait de toutes les tailles. Petra reconnut celles d’une biche et d’un chat sauvage. Plus loin, nous nous arrêtâmes un instant pour examiner celles faites par un ours. L’animal devait avoir une taille impressionnante ; sa patte était encore plus grosse que ma botte.
— On arrive au manoir Volkof, m’expliqua Petra en passant les grilles du domaine, ce sont les empreintes de l’esprit ours. On dit qu’il surveille les lieux et chasse les ennemis.
— Tu crois qu’il va nous attaquer ?
— Crois-moi que s’il a laissé quelqu’un comme ton grand-père passer, alors tu n’as rien à craindre camarade Sergueï.
— T’as connu mon grand-père ?
— De nom seulement, il terrifiait les gens le vieux. On raconte plein d’histoires sordides à son sujet. Mon père se méfiait de lui comme de la peste.
— Mon grand-père était apprécié pourtant !
— Faux ! objecta-t-elle. Personne n’aimait le vieux. Ni ici ni ailleurs !
— Mais il a fait la guerre et a défendu le pays de la menace des rats ! rétorquai-je en miaulant. Apparemment, les rats étaient des gens abominables qui « pullulaient et gangrenaient de leur sang noir notre glorieuse patrie ! » qu’il me rabachait. Alors il s’est engagé dans l’armée pour les exterminer jusqu’au dernier ! Après, il a été accueilli en héros par le général. Il a même eu une médaille d’honneur pour service rendu. Donc forcément que les gens l’aimaient !
Petra fit fouetter son bâton et ricana.
— C’est beau la naïveté !
— Pourquoi tu dis ça ?
Elle leva les yeux au ciel et soupira avant de poser à nouveau son regard sur moi.
— Rien, Sergueï. Ce n’est pas grave, t’es trop petit pour que je t’en parle. Tu demanderas à ton père à l’occasion.
— Mon père veut pas que je parle de papy, maugréai-je en crachant au sol.
— Dans ce cas tais-toi et avance… si personne ne veut t’en parler c’est qu’il y a une raison, non ?
Piqué au vif dans mon égo, je me tus et me renfrognai.
Je ne saurais décrire parfaitement la sensation que j’avais ressentie plus jeune en apercevant ce lieu pour la première fois. Auréolé d’une aura mystique, quelque chose de sacral se dégageait de cet endroit abandonné, rongé par les rouages du temps et les ravages de la guerre. Je me souvenais juste d’avoir eu un pincement au cœur en voyant cet amas de pierres et de gravas recouvert d’un écrasant tapis de neige. Les poutres calcinées du toit perforaient les chiens assis. Il ne restait plus aucune tuile. Les vitres étaient fissurées voire détruites et des crevasses striaient les murs, laissant entrevoir le chaos de l’intérieur via des trous béants.
Sans m’attarder davantage, je suivis l’itinéraire indiqué par mon grand-père. Je pris soin de regarder où je mettais les pieds pour ne pas chuter ; le sol était instable et l’escalier bringuebalant. Dans la fameuse salle de bain, l’évier était encore présent bien que sérieusement endommagé. Je me baissai et tâtonnai pour y prendre le trésor qui dormait depuis longtemps entre les feuilles mortes, la poussière et les décombres.
Je sentis l’objet sous mes doigts. Je m’en emparai et l’époussetai. Il s’agissait d’un petit écrin en fer, une boite décorée comme celles des biscuits, avec ces couleurs criardes délavées et le nom de la marque inscrit en lettres ornementales. Méticuleusement, je l’ouvris.
À l’intérieur se trouvaient diverses pièces de monnaies et bijoux, dont un anneau d’or où il était écrit « à mon Igor adoré ». Il y avait également un brassard rouge sur lequel une étrange croix était dessinée mais aussi une médaille dorée figurant un aigle bicéphale. Parmi les photos, je voyais mon grand-père représenté avec divers individus. Tous portaient un costume militaire noir. Les fameux brassards couvraient leur bras et leur fusil était posé sur l’épaule. Ils regardaient droit devant eux, l’air fier et sérieux, postés devant un bâtiment sur lequel il était écrit : Camp de redressement — Service d’épuration.
Au-dessus de mon épaule, je sentis le souffle de Petra devenir plus haletant. En tournant la tête pour mieux la regarder, je vis qu’elle avait les yeux larmoyants. Je voulus lui demander ce qu’elle avait mais elle se redressa sans un mot et fit demi-tour.
— Je t’attends dehors, me dit-elle d’une voix à demi étranglée.
Le chemin du retour se fit en silence. Seuls les oiseaux chantaient. Le crépuscule auréolait le ciel d’une lueur orangée. La tête basse, Petra avançait devant, ne m’accordant pas l’ombre d’un regard. Elle triturait de ses doigts fins la toison rousse de Pilot dont la tête dépassait de la poche. J’étais confus par son attitude mais je n’osais parler. Arrivés devant chez moi, nous nous séparâmes d’une poignée de main solennelle. Elle m’accorda un bref « au revoir camarade » et s’en alla sans même se retourner.
En rentrant à la maison, je vis mon père affalé sur le canapé, le visage grave ; il avait l’air épuisé. Sans attendre, j’ouvris ma besace et, tout fier, lui montra le trésor de grand-père.
Il écarquilla les yeux et se redressa. Dans un mutisme total, il prit la boite et en examina le contenu. Puis, d’une main tremblante, il la referma et la posa près de la cheminée. Enfin, il vint vers moi, s’accroupit pour se mettre à ma hauteur et murmura d’une voix aussi douce qu’il put :
— Mon fils, il y a des souvenirs qui, parfois, doivent demeurer dans l’ombre. Demain dès l’aube, nous irons enterrer cette boite là où tu l’as trouvée.
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