Chapitre 21 – Prologue
En cette nuit d’hiver, à l’heure où les habitants dormaient sereinement entre les murs de leur logis, une bête arpentait les sentiers forestiers à la recherche de gibier. Le halo de la lune nimbait sa silhouette massive recouverte d’un poil charbonneux et éclairait ses crocs tachetés par le sang d’une belette tout juste occise. Les gouttes pourprées mêlées de bave ruisselaient le long de ses babines pour venir s’échouer sur les amoncellements de feuilles mortes maculés de neige fondue. Sa truffe entaillée frémissait tandis que sa gueule exhalait une haleine fauve dont les volutes diaphanes s’étiolaient dans l’air glacé. Au sommet de son crâne à la mâchoire proéminente et dotée de canines saillantes, ses oreilles pointues s’agitaient, tentant de capter le moindre bruit en ce domaine silencieux où seul ne résonnait que le sifflement du vent accompagné, à cette heure tardive, de la lugubre litanie des corbeaux et corneilles.
Les oiseaux de mauvais augure dominaient la canopée. Leur plumage ombreux aux reflets irisés se fondait dans l’obscurité environnante, ne laissant paraître que l’éclat malin de leurs globes oculaires qui toisaient l’intruse avec défiance. Sous leurs pattes griffues, les entrelacs de branches dénudées faisaient écho aux ronces entremêlées, étalées entre les troncs mordus par le souffle corrosif d’un mois de janvier particulièrement agressif. Les arbres gémissaient, leurs branches craquaient puis se rompaient pour venir s’échouer à leur pied où les racines noueuses, caparaçonnées d’écorces rêches et ourlées de mousse, transperçaient le sol meuble pour y puiser leurs ressources.
La bête n’écoutait guère la complainte funèbre de la terre à l’agonie et poursuivait sa route d’une démarche boitillante, prenant soin de ne pas aggraver la blessure en voie de guérison qui perçait son flanc, héritage malheureux d’une balle de mousquet. Aucun organe vital n’avait été touché mais, même après des semaines et le secours inespéré d’une main bienveillante, une douleur lancinante demeurait. Ses membres puissants s’enfonçaient jusqu’aux ergots dans le terreau et les flaques d’eau fangeuses, gravant l’empreinte de ses larges coussinets.
L’averse avait cessé il y a peu. Un fort effluve d’humus imprégnait l’atmosphère conjugué à l’enivrant fumet musqué des nombreuses proies qui vagabondaient à proximité ou ronronnaient au sein de leur auguste tanière en attente de la tiédeur printanière. La bête les ignora, leur taille trop insignifiante ne suffirait en rien à combler la faim insatiable qui la tenaillait. La chétive belette n’avait été qu’un piètre amuse-gueule. Il lui fallait quérir un sujet gras et solide qui lui tiendrait au corps pour le restant de la semaine. Sa souveraineté l’oblige, elle laisserait les reliquats de carcasse à ses congénères carnassiers qui, comme elle, bravaient le froid en quête de nourriture.
Arrivée à l’orée de la forêt, la créature se tapit sous un fourré épineux puis observa de ses yeux jaunes les champs et les plaines nues qui s’étendaient dans la vallée nichée en contrebas dont les courbes généreuses se déployaient jusqu’à l’horizon. Contrairement à la sylve, la neige couvrait les valons de son manteau nivéen légèrement voilé sous les lambeaux brumeux. Des particules de givre voltigeaient, petites lucioles en mouvance enluminées par les lueurs argentines de la lune et de son armée d’étoiles. D’épais nuages cendrés occupaient également la voûte céleste, trahissant une énième tempête à venir.
Tel un serpent endormi saupoudré d’écailles nacrées, l’Ouestrian continuait sa lente traversée. Le fleuve ondoyait entre les collines et les bosquets. Solitaire et imperturbable. Une route carrossable épousait ses formes sinueuses. Proche de ses rives, de rares maisons aux volets clos semblaient hiberner. Surplombant les toits de chaume, leurs cheminées crachaient des volutes de fumée, diffusant les senteurs agréables de potage et de bois calciné, indiquant la présence de bipèdes en leur sein.
À l’entente d’une cavalcade, la bête cessa de respirer et ses oreilles se plaquèrent en arrière. Son regard s’attarda au loin, happé par un amas d’ombres en mouvance. Elle grogna et les battements de son cœur s’accélérèrent en reconnaissant ces cavaliers vêtus d’un costume écarlate sur lequel rutilait le métal de leurs fusils. Les chevaux galopaient à vive allure sur la route pavée comme pourchassés par un monstre invisible avant d’être dévorés par le linceul nocturne.
Dès que la menace disparut de son champ de vision, la bête se redressa et poursuivit son périple au beau milieu de cette lande prospère. Contrairement à la sylve, caprins, ovins et animaux de basse-cour patientaient en toute quiétude dans leur enclos de fortune, sans jamais soupçonner la présence de cette nouvelle menace en leur fief. À la pensée délicieuse de mordre dans une chair aussi grasse que délicate, la bête saliva. Sa longue queue touffue fouetta l’air avec panache, son échine se hérissa et sa truffe se dilata. Dominée par son instinct prédateur, elle gonfla son poitrail, retroussa les babines et partit en chasse.
***
À près de trente kilomètres de là, un homme s’extirpa de sa chambre à pas de velours. Pour pallier le froid des corridors qu’il devait affronter pour se rendre à son salon, une lourde pelisse à col en fourrure d’hermine pesait sur ses épaules.
Il était agité. La commissure de ses lèvres tressaillait et des spasmes traversaient ses membres raides. Prenant garde à ne pas croiser un domestique encore en service malgré l’heure avancée, il descendit les escaliers plongés dans la pénombre et se dirigea à tâtons vers sa destination. Dans la pièce chauffée par un beau feu de cheminée, il vérifia que les rideaux étaient tirés puis se glissa derrière son bureau et alluma sa lanterne. La flamme vacillante projeta une auréole rougeâtre sur sa face livide aux yeux sombres bordés de cernes et striés de veines carmines. Des rides ciselaient son visage joliment modelé et de minces filaments argentés piquetaient sa chevelure brune désordonnée.
Jadis droites, ses épaules se voûtaient, meurtries par le poids des années et la charge de ses responsabilités. Autrefois solide, sa carrure avait perdu en volume et en prestance. Il se sentait affaiblit, seul et vulnérable, plongé dans une tourmente dont il peinait à se défaire tant les événements le dépassaient. Dorénavant, la panique le tenaillait, ne sachant s’il pouvait se fier à la fidélité et l’amour de ses proches qui, plus d’une fois, l’avaient dupé.
Depuis ce funeste incident, ses rêves s’étaient envolés, son éblouissante carrière commençait à vaciller et son titre ainsi que son prestige avaient perdu en éclat. Il ne lui restait plus que la notoriété à laquelle se raccrocher. Malgré ses trop nombreux détracteurs, une poignée de gens comptait encore sur lui, il ne pouvait se permettre un échec, cela lui était intolérable. Impossible ! S’il venait à échouer, il en crèverait de chagrin quand bien même les actions blâmables qu’il menait dans l’ombre ruinaient sa santé tant mentale que physique. Mais il n’avait pas le choix. Il était enchaîné, traîné au bord de l’abîme en l’attente d’une délivrance qu’il espérait prochaine.
D’une main tremblante, l’homme saisit sa carafe en cristal et se servit un verre d’alcool agrémenté d’un peu d’essence de valériane et de passiflore qu’il but d’une traite. Il ingéra par la même occasion une pastille noire aux reflets moirés qu’il cachait précieusement dans un écrin, soigneusement rangé dans un tiroir scellé dont il était le seul à détenir la clé. Il grimaça et réprima un rictus lorsque le cocktail aux relents amers dévala son œsophage pour choir dans son estomac qui se contracta puis se lénifia, comme anesthésié. Ses sens s’aiguisèrent, ses frissons s’estompèrent et ses pupilles se dilatèrent, rongeant l’intégralité de ses iris pour ne laisser entrevoir qu’un fin liseré ébène.
Sa soif étanchée et les pensées à peine plus apaisées, il entreprit l’étude de l’ouvrage posé sur le rebord du meuble, noyé entre des amas de journaux et des lettres décachetées. Un signet effiloché marquait l’emplacement de sa lecture en cours. Il ouvrit avec précaution ce vieux livre à la couverture en cuir bruni, usé par les rouages du temps et intitulé en lettrines dorées : Le peuple de Norden. Des trous grignotaient le papier vélin, jauni et moucheté, imbibé d’une senteur rance. Par ailleurs, des pages manquaient et des inscriptions demeuraient à moitié effacées ; il lui fallait interpréter entre les lignes pour en dénicher le sens.
Un silence sacral régnait dans le salon, ponctué à intervalle régulier par le tintement de la pendule postée au-dessus du foyer et par le clapotis de l’averse contre les vitres. La tempête sévissait à nouveau, le vent rugissait, faisant claquer les volets, et s’engouffrait dans la cheminée. Dans l’âtre, les flammes valsaient sous ses assauts ardents, virevoltant dans une sarabande hypnotique. Les ombres éphémères masquaient par intermittences les personnalités capturées dans les portraits de famille dont les faces sévères semblaient juger les actions réprimandables de leur descendant.
Les heures défilèrent. Et l’homme harassé décida d’abandonner sa lecture. Comme il le redoutait, il n’apprit rien de concluant et se maudit d’avoir persévéré dans cette vaine entreprise qui n’avait eu le don que d’appauvrir drastiquement son état de sommeil. Avant de refermer le livre, il s’attarda sur la postface :
Adieu notre Belle Fédération, laissée aux mains de l’ennemi.
Adieu Charité, Adieu Providence, infâmes empires infernaux.
Adieu sublime Pandreden, noble terre de nos ancêtres.
Voilà bientôt un siècle que notre peuple martyr, nouvellement baptisé aranéen, a trouvé jouissance et épanouissement en cette merveilleuse île de Norden, un havre de paix qui, je l’espère, sera durable et porteur de joie commune à venir. Nous avons beaucoup à apprendre de ce peuple salvateur, ces noréens, aux coutumes étranges et autres bizarreries.
Je remercie chaque jour le Aràn Harphang de nous avoir laissés y accéder etle Aràn Halfadir de nous avoir laissés y demeurer.
M. Le Comte A. de Serignac
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