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NORDEN – Chapitre 1

Chapitre 1 – Prologue

Il était sur Norden, à l’époque mémorable où l’élite aranéenne régnait en maître sur cette île isolée, une jeune baronne prénommée Ophélia, dernière héritière née de la docte lignée von Tassle. Timide et réservée, peu de gens avaient eu jusqu’ici l’honneur de la rencontrer tant sa santé défaillante l’obligeait à demeurer cloîtrer en son manoir tel un oiseau dans une cage dorée. Or, en cette soirée de mi-octobre, la demoiselle âgée de dix-sept ans était invitée pour la première fois à accompagner ses parents, le vieux baron Aristide von Tassle et sa femme Aurélia, à la glorieuse fête de l’Alliance. L’événement prenait place en la demeure du maire, monsieur le vénérable marquis Théophile de Lussac, dont le vaste domaine s’érigeait à flanc de falaise et bordait l’océan.

Après une vingtaine de minutes à arpenter au petit trot la lande vallonnée, le fiacre baronnial, d’un blanc ivoirin estampillé des armoiries familiales, parvint à destination. Une procession d’une dizaine de carrosses patientait sur l’esplanade pour y déposer son lot de convives. Quand son tour arriva, le voiturier arrêta ses palefrois palominos devant les grilles en fer forgé. De somptueuses oriflammes aux couleurs du drapeau national décoraient les piliers latéraux où une licorne dorée sur un fond d’écarlate bravait un cerf argenté noyé dans un champ outremer. Tels étaient les symboles respectifs des peuples aranéens et noréens dont l’Alliance, date la plus importante du calendrier, célébrait l’union depuis seize décennies.

Les yeux brillants d’émotion et le cœur battant hardiment, Ophélia saisit la main galamment tendue par son cocher et s’extirpa de l’habitacle. À peine foula-t-elle le sol gravillonné qu’elle retroussa ses jupons et suivit docilement ses parents. Elle se mouvait à pas mesurés, prenant garde à ne pas souiller le bas de sa robe ainsi que ses souliers sur un amas de crottin frais ou à être bousculée par la nuée humaine nouvellement formée. Car les invités, aranéens de pedigree, marchaient avec empressement et n’hésitaient pas à jouer des coudes, désireux d’entamer les festivités et de réchauffer leur organisme à grandes lampées d’alcool et de mignardises. Ces joyeuses agapes s’agrémentaient toutefois d’un zeste de quolibets et d’un soupçon de médisance.

Chaudement couverte d’une cape fourrée, Ophélia empruntait le chemin de rocailles qui menait au manoir. Jusqu’à sa récente majorité, elle n’avait jamais eu l’opportunité d’accéder à ces lieux prestigieux et progressait tête en l’air, embrassant le paysage du regard pour mieux savourer ce tableau digne d’une peinture de maître.

Une centaine de mètres au loin, l’édifice d’une blancheur spectrale couronné d’ardoises rayonnait dans la pénombre ambiante, en écho à la lune gibbeuse qui ornait la voûte céleste, accompagnée d’une myriade d’étoiles dont les scintillements argentés se réverbéraient dans l’eau des fontaines telles des petites lucioles en mouvance. Les feuilles frissonnaient sous les caresses incessantes de la brise automnale, s’arrachant à leur branche pour voltiger un instant avant de venir s’échouer sur l’échine des chimères endormies, inoffensives statues de marbre nichées dans des écrins de verdure cajolées par la brume. Les plus rebelles d’entre elles terminaient leur course sur l’herbe humide de rosée.

Les flambeaux implantés de chaque côté de l’allée embrasaient le tapis végétalisé, d’un vert tendre piqueté de touches rousses et ocrées. Les flammes ondoyantes attiraient une ribambelle d’insectes, perfides nuisibles voués à finir calcinés ou dévorés par des essaims de chauves-souris dont on ne percevait dans ce ciel d’encre que les silhouettes fugaces et les battements d’ailes. À senestre, le roulis de la houle résonnait en contrebas. Les vagues claquaient avec panache contre la falaise érodée tandis que de l’autre côté, à l’ombre des bosquets, un couple de chouettes hululait, sonnant le glas de la chasse nocturne.

Voulant profiter de ce moment de sérénité, la petite baronne ferma les paupières et inspira profondément cet air frais et vivifiant chargé d’essences boisées mêlées d’embruns.

— Ophélia ! Avance ma chérie, tu vas attraper froid ! l’interpella sa mère alors que cette dernière, concentrée sur sa méditation, s’était arrêtée en plein milieu de l’allée.

La jeune femme se ressaisit puis, le rose aux joues, s’excusa et reprit son avancée sous les ricanements étouffés de quelques témoins, amusés de voir une damoiselle s’émerveiller devant de telles futilités.

Le trio gravit le grand escalier, passa l’immense porte d’entrée et s’engouffra dans le hall où la fête battait son plein. Des valets en livrée les débarrassèrent de leurs vêtements, ôtant manteaux, châles et gants qu’il s’empressaient de ranger dans des galeries d’armoires en l’attente que leurs propriétaires viennent les récupérer une fois les célébrations achevées. Un enivrant fumet saturait l’air ambiant, mélange de mets variés et de parfums musqués, conjugués de senteurs florales ainsi que d’une note âcre de tabac brun.

Après d’ultimes recommandations de sa mère au sujet de la bonne conduite à adopter en société, Ophélia échangea avec son père une œillade discrète. Bien que dévoré par l’inquiétude, ce dernier esquissa un signe de tête, autorisant son unique trésor à prendre son envol. Sa fille en fut ravie et le gratifia d’un sourire sincère. Elle s’arma de courage et entreprit une exploration approfondie de ce monde inconnu.

D’abord peu encline à se mêler à la foule de peur de commettre un impair, elle mesurait le moindre de ses gestes et marchait d’un pas lent, balayant les vastes espaces avec un émerveillement contenu. Ses talons claquaient sur le parquet ciré. Sous l’arrogante clarté des lustres en cristal s’étalait une enfilade de pièces dont le mobilier luxueux foisonnait d’objets de curiosité savamment exposés. Tableaux, tentures, sculptures et miroirs ornaient les murs peints dans de ténus camaïeux d’ivoire. Le velours des rideaux, d’un sourd bleu lapis à pampilles miellées, s’accordait aux fauteuils et banquettes dont les pattes moulurées évoquaient diverses créatures marines.

Au fil de son errance solitaire, Ophélia sentit une lueur d’appréhension poindre en son sein. D’ores et déjà intimidée par la monumentalité du manoir, perdue au milieu de cette foule de gens endimanchés, la frêle baronne se savait la cible de multiples conversations. Comme en témoignaient les sourires enjôleurs de gandins importuns qui portaient sur cette nouvelle venue un œil ivre de convoitise tant elle épousait tous les critères de la mode aranéenne en vigueur.

En effet, la demoiselle était disait-on, d’une beauté à faire pâlir de jalousie la moindre concurrente avec ces cheveux ébène aux reflets soyeux maintenus en une tresse, ces prunelles obsidiennes aux pupilles dilatées par la belladone et cette peau à la teinte laiteuse dépourvue d’imperfection. Un délicat rose poudré fardait ses joues aux pommettes hautes et ses lèvres fines arboraient un subtil rouge pourpré. Pour égayer sa silhouette longiligne, elle revêtait une robe cintrée d’un bleu pervenche à motifs plumés qui se finissait en une traîne à froufrous.

En dehors de cette poignée d’admirateurs, Ophélia rencontrait également de nombreux détracteurs qui la jugeaient bien trop maigre pour susciter en eux un quelconque intérêt. Ses joues creusées, ses bras dépourvus de chair et cette poitrine peu bombée ne les incitaient guère à courtiser cette ingénue dont l’apparence paraissait autant fragile qu’une poupée de porcelaine. Quant à ce grain de beauté gravé au-dessus de sa lèvre supérieure, on l’estimait absolument disgracieux. Nul doute que cette tache obscène repousserait n’importe quel aranéen bien né.

Aussi tendue qu’une biche aux abois, Ophélia se concentra sur une sélection de divers petits-fours, mis à disposition sur un plateau d’argenterie qu’une servante noréenne venait de glisser à sa portée. Parmi le foisonnement de douceurs proposées, elle piocha un feuilleté saumoné et le porta à ses lèvres. Elle le dégusta en deux bouchées avec un plaisir non feint, laissant échapper un soupir d’aise tant les saveurs explosaient à son palais.

Elle s’apprêtait à grappiller une seconde mignardise mais suspendit son geste. Les sermons de sa mère lui revinrent en mémoire ; surtout, fais preuve de retenue, car une demoiselle bien élevée doit pondérer ses désirs. Déçue, elle esquissa une moue contrite et remercia la servante qui, surprise d’être interpelée, demeura coite avant d’incliner la tête et de continuer sa distribution.

Ayant assisté à la scène, un groupe de femmes mûres, et de rang plus élevé, dégoisait à son sujet tout en étudiant sa mise aussi farouchement qu’un rapace darde sa proie :

— De magnifiques apparats certes, mais point de bijou ou ornement ostentatoire, déclara l’une d’elles avec un mépris notable. Elle n’est donc pas aussi riche qu’elle veut le faire paraître, cela saute aux yeux. Sans compter que les plumes sont démodées voilà bien des saisons.

— Ce qui me choque, ma chère, c’est surtout que cette péronnelle ose s’aventurer sans escorte. Quelle fille bien née prendrait le risque de déambuler ainsi sans chaperon pour la protéger ? N’a-t-elle aucune pudeur ?

— Non mais regardez-la bouger ! Elle n’est pas citadine et est par trop pataude pour être des nôtres. Je ne serais pas étonnée qu’il s’agisse encore d’une de ces ribaudes campagnardes qui n’est ici que pour voler un de nos jouvenceaux dans l’espoir de s’en faire un mari. Qu’importe la vertu, ces parasites se donneraient au premier homme venu pour jouir d’un avenir prospère.

— Je pourrais lui présenter mon cousin en ce cas. Il est veuf depuis tant d’années et cherche une midinette auprès de qui partager ses vieux jours et réchauffer son lit. Il n’est guère exigeant du moment que la demoiselle se montre douce et docile.

À cette vile estocade portée d’une voix forte et assurée, une bouffée d’angoisse saisit la jeune baronne.

Quelles épouvantables mégères ! songea-t-elle en son for intérieur, profondément heurtée.

Soudain, un étau invisible comprima son cœur et son souffle l’abandonna. Ses mains furent secouées de tremblements. Pour retrouver une once de contenance, elle trouva refuge dans un salon obscur, un peu à l’écart et déserté de toute présence. Après avoir refermé la porte, elle s’affala sur une banquette et tenta de reprendre le contrôle de sa respiration. Ses doigts caressaient machinalement le velours duveteux des accoudoirs. Le monde tourbillonnait autour d’elle. Des larmes naissantes irritaient ses rétines. Sous le regard hautain des maîtres de maison, le marquis Léopold de Lussac et son jumeau Albert, dont le portrait en pied trônait au-dessus d’une cheminée, elle tâchait vainement d’étouffer ses sanglots.

Quelle sotte d’avoir voulu affronter cette société ! Bien que faisant partie de leurs membres, ses parents ne cessaient de la mettre en garde envers ces aristocrates qui, nonobstant leurs paroles et le soin de leur mise, se révélaient d’impitoyables prédateurs. Certes, ces soirées attiraient les foules comme une flamme hypnotise un papillon de nuit. Après tout, en ce genre d’événements, des conflits pouvaient éclore au moindre mot prononcé de travers ou geste déplacé. À l’inverse, des accords financiers étaient signés, des alliances diplomatiques scellées et les meilleures amitiés pouvaient s’y nouer.

Bien sûr, Ophélia savait tout cela. Depuis des années, elle rêvait d’évasion, mais essuyait présentement une grosse désillusion. Finalement, peut-être aurait-elle dû rester au manoir, le nez plongé dans ses livres, à l’abri dans son cocon bercé d’amour et de bienveillance. D’autant que sa santé vacillante ne lui permettait guère de tels émois.

Plusieurs minutes s’écoulèrent. Dans ce demi-silence seulement rythmé par le tintement monotone d’une horloge et le crépitement du feu dans la cheminée, des notes de piano commencèrent à résonner de l’autre côté de la cloison. La mélodie éveilla sa curiosité. Bien qu’encore fébrile, Ophélia se leva et suivit les sons de l’instrument émanant de la pièce voisine.

La salle de réception était comble. Une centaine de convives s’y déployait. Certains dansaient, d’autres fumaient. Une partie non négligeable avait porté son dévolu sur le buffet fastueux et picorait avec énergie la farandole de mets proposée, accompagnée de liqueurs et de vins raffinés.

Pour atteindre son but, la baronne se faufila entre les invités déjà bien éméchés. Elle fut légèrement essoufflée quand elle arriva devant une estrade sur laquelle trônait un majestueux piano à queue d’une blancheur éclatante, estampillé d’un U et d’un D en majuscules dorées. Derrière l’instrument, un jeune homme était en train d’en jouer. Ses longs doigts fins valsaient sur les touches avec une vitesse couplée d’une dextérité inégalée. Il devait avoir dans la vingtaine et affichait une mine sérieuse avec cette ride du lion fièrement visible sur son front plissé par la concentration. Il portait un sobre costume nivéen dont la clarté mettait en valeur la teinte chocolatée de ses cheveux et l’opacité de ses iris.

La baronne ne resta pas indifférente à cette vision et étouffa un soupir. Comme s’il se savait épié, le pianiste leva les yeux à son tour et dévisagea sa spectatrice avec sourire en coin, dévoilant une irrésistible fossette. Cette singularité la fit défaillir, conférant à ce mirliflor une allure lynxienne. Ophélia tressaillit puis baissa la tête. Au creux de sa poitrine, son cœur de moineau palpitait tandis qu’une douce chaleur germait dans son ventre et se diffusait dans ses veines. Elle se sentait étourdie, l’estomac barbouillé et les membres endormis. Jamais elle n’avait éprouvé pareille sensation.

Une fois la mélodie terminée, le jeune homme se redressa. Il salua l’assemblée et alla à la rencontre de cette inconnue qui l’observait depuis une vingtaine de minutes avec une attention qui frôlait l’indécence. Arrivé à sa hauteur, il se courba légèrement puis, avec galanterie, prit sa main pour y déposer un chaste baiser du bout des lèvres.

— Mademoiselle semble être tombée sous le charme de mes valses, j’en suis comblé. Je me présente, monsieur Ulrich Desnobles, compositeur et pianiste.

Sa voix était grave et suave. Les joues rubescentes, Ophélia ne put réprimer un pouffement nerveux puis s’inclina à son tour, incapable de formuler la moindre parole tant elle était chamboulée intérieurement.

— Et vous, noble tourterelle, avez-vous un nom digne de votre éblouissant plumage ?

Elle se mordilla la lèvre et lui adressa un regard que l’homme n’avait jamais eu le plaisir de se voir accordé.

— Je m’appelle Ophélia von Tassle, monsieur, annonça-t-elle timidement, d’une voix à peine audible.

— Enchanté, répondit-il en caressant sa main d’un subtil frôlement du pouce.

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