NORDEN – Chapitre 2

  • Chapitre 2 – Adèle

Comme chaque matin, Adèle se rendait à la plage, les bras chargés de pain rassis qu’elle avait soigneusement emballé dans un vieux chiffon troué. Elle marchait d’un pas léger, cheminant entre les galets et les crustacés, ses pieds nus gravant de minuscules empreintes sur le sable encore humide de la marée.

À son passage, elle jetait quelques miettes aux phoques et goélands, offrant de plus gros morceaux aux mastodontes qui attendaient patiemment leur tour, leur ventre mou tourné vers le soleil. L’astre était en partie dissimulé par les nuages et berçait le paysage de ses timides rayons flavescents, produisant des reflets scintillants sur l’étendue outremer qui se déployait à perte de vue. L’air encore frais exhalait une forte odeur d’eau iodée. Il régnait en ces lieux une atmosphère apaisante où seuls le balancement de la houle et le cri des oiseaux marins venaient rompre le calme ambiant.

La fillette s’arrêta au bord de l’eau et admira l’horizon de ses yeux céruléens. Ses cheveux blancs ondulaient au gré du vent et fouettaient son visage voilé d’une peau aussi liliale que celle d’une hermine en hiver. Elle portait autour du cou un petit médaillon de bois blanchi en forme d’oiseau, grossièrement sculpté par sa grande sœur Ambre pour célébrer sa naissance il y a six ans de cela.

Pendant que les vagues venaient lui chatouiller les orteils, éclaboussant le bas de sa robe à franges écrue tirant sur le gris tant elle était usée, Adèle sortit de sa poche un pipeau. Elle porta l’objet à sa bouche et se mit à souffloter, composant une mélodie maladroitement exécutée.

Au bout d’un moment, un phoque au pelage nivéen émergea de la mer et s’avança vers elle. Arrivé à sa hauteur, il se jeta dans ses bras et se mit à ronronner.

— Maman ! s’exclama la petite, joyeuse. Tu m’as tellement manqué ma petite maman chérie ! Ça fait si longtemps que tu n’étais pas venue me rendre visite !

Elle prit sa tête entre ses mains et plongea son regard dans celui du phocidé.

— J’ai cru qu’il t’était arrivé malheur ! Je vais enfin pouvoir dire à Ambre que tu vas bien et que tu n’as rien !

L’animal couina et renifla la petite à la recherche de nourriture. Il la culbuta si fort qu’elle tomba à la renverse sur le sable mouillé. Puis il posa ses imposantes nageoires autour de son corps chétif et approcha sa tête aux yeux de chien battu de celle de la fillette. Sa peau froide et trempée sentait un remugle d’algue mêlé de vase.

— Ah ah ! Arrête maman, tu me chatouilles avec tes moustaches ! Je n’ai rien à te donner à manger aujourd’hui ! On n’avait rien pour toi à la maison.

Elle repoussa le phoque de toutes ses forces puis se remit debout et épousseta sa robe piquetée de sable.

— Ah mince ! La maîtresse ne va pas être contente ! Je suis toute sale maintenant.

Elle donna une tape amicale sur la tête de l’animal et l’embrassa sur le front.

— Je te laisse maman, il faut que j’aille à l’école ou je vais être en retard. Bonne journée à toi, je reviendrai te voir ce soir si Ambre me le permet. Alors sois sage et attends-moi !

Elle s’en alla en hâte, regagna la terre où elle essuya ses pieds sableux et enfila ses chaussures qu’elle avait laissées à proximité. Puis elle prit son cartable et se mit en route en direction de l’école, située en plein cœur de la ville de Varden, à quatre bons kilomètres de marche.

La petite avançait à bonne allure sur la route cabossée, bordée par les champs de blé et diverses cultures agricoles. De longues allées de broussailles et des murets de pierres séparaient les propriétés. C’était quelque chose de nouveau sur l’île ; avant l’arrivée des aranéens jamais personne n’aurait pensé à cloisonner les terres, tout appartenait à tout le monde sans distinction aucune.

Quelques troupeaux de moutons broutaient dans leurs pâturages verdoyants où les brins d’herbes hautes ondulaient sous la brise. Des armées de mouettes et de pies accompagnaient le bétail, cherchant à l’aide de leur bec des insectes ou des graines cachés entre les légumes émergeant.

Adèle cheminait gaiement et secouait ses bras telles des ailes invisibles. Pour accompagner son geste, elle poussait des pépiements aigus tout en se dandinant de gauche à droite sur la pointe des pieds. Tout le monde la surnommait Mouette, c’était le surnom qu’elle s’était choisi et son animal-totem de surcroît.

Au fil de sa traversée, elle vit Varden se dessiner devant elle. La basse-ville nichait en bas de falaise, à l’abri du vent, surplombée par la haute-ville d’Iriden qui la dominait en tout point. Varden était une ville portuaire comprenant une dizaine de milliers d’habitations ainsi que de nombreux commerces et institutions. Ainsi, elle possédait un port naturel construit dans une rade où les bateaux allaient et venaient à chaque moment de la journée, leur cale chargée de poissons et de crustacés fraîchement pêchés.

Adèle longea la rivière du Coursivet, emprunta le pont de pierre et pénétra dans l’enceinte de la ville. L’avenue principale fourmillait d’attelages et de travailleurs. Chevaux et ânes tractaient leurs tombereaux chargés de marchandises. Pour ne pas gêner leur passage, la fillette frôlait les murs des maisonnées façonnées dans une architecture aranoréenne populaire.

Faites de pierre, de briques rouges ou de colombages, les habitations comportaient des fenêtres vitrées à carreaux transparents ou bariolés. Au-dessus des huis, bannières et écriteaux se succédaient à la chaîne, offrant une ribambelle de couleurs qui égayaient cette chaussée aux pavés ternis. Il faisait encore frais en cette matinée de mars, de la fumée s’échappait des cheminées, exhalant fumet de bois calciné et de nourriture.

L’école d’Adèle était située proche du centre-ville, non loin des commerces et des pubs, l’un des quartiers les plus sûrs et les plus animés. Pour y accéder, la petite s’engagea sur la grande place. Là, elle se fraya un chemin entre les passants, se faufilant entre les arcades de la halle couverte qui s’étendait sur tout un pan. Puis elle passa de boutique en boutique, scrutant avec curiosité les divers objets entreposés pêle-mêle derrière les vitrines tout juste nettoyées.

La boulangerie de la Bernadette, La Mésange Galante, était celle devant laquelle elle s’attardait le plus. Sa façade bleu foncé attirait le regard et rehaussait les couleurs ocrées des douceurs qu’elle proposait en devanture.

La fillette lorgnait avec envie les tartes, les viennoiseries et les brioches tout juste sorties du four et mises en valeur sur des plateaux de porcelaine. Elle espérait y apercevoir le gentil Thomas, le jeune coursier de la Bernadette, qui tenait la boutique de temps à autre et lui offrait une friandise à chaque visite. Malheureusement, le garçon n’était pas présent. Elle fit la moue et s’avança jusqu’au milieu de la place où trônait la statue en pierre grandeur nature du Duc Friedrich von Hauzen.

Le Duc était l’aranéen le plus puissant du territoire et le maire élu des deux villes depuis plus de vingt ans. Sa statue était érigée sur une magnifique fontaine, flanquée par deux autres sculptures très détaillées : l’une représentant une licorne, symbole du peuple aranéen, et l’autre un cerf, symbole du peuple noréen.

Adèle embrassa le cerf sur le bout du nez puis porta son regard sur l’horloge de la poste. Ses yeux s’écarquillèrent en remarquant qu’elle était une nouvelle fois en retard. Elle se mit à courir à toutes jambes et traversa la place pour prendre la rue d’en face où l’école se dressait à sa gauche. Elle passa le portique et s’engouffra dans l’établissement. Les joues rouges et le souffle court, elle soupira de soulagement devant l’absence de sa maîtresse et alla s’installer à sa table sous l’œil amusé de ses camarades.

L’école n’était pas bien grande et exclusivement réservée aux enfants noréens allant de trois à treize ans. Tout en tentant de récupérer un semblant de respiration, la fillette observait le tableau à craie où était écrit la date du jour, vendredi 26 mars 307, puis balaya d’un œil distrait la myriade d’affiches d’apprentissage qui couvrait les murs grisâtres.

— Oh, mais c’est la p’tite Mouette qu’arrive encore à la dernière minute ! fit une voix sarcastique juste derrière.

Elle se retourna et adressa un sourire à son interlocuteur, Ferdinand, un garçon à la silhouette longiligne de deux ans son aîné. Une chevelure flamboyante encerclait son visage juvénile et ses joues constellées de taches de rousseur valorisaient l’éclat de ses iris céladons.

— Alors Mouette, on est encore allée donner à manger à ces gros phoques puants ? railla-t-il en la dévisageant de pied en cap. Tu refoules la vase à plein nez ! Et t’es aussi propre qu’un mouton roulé dans un champ de boue.

D’humeur taquine, il se boucha les narines et fit mine de se sentir mal. À ce geste, ses sourcils se froncèrent, étirant la nouvelle entaille qu’il avait à l’arcade.

— Bien sûr que j’y suis allée ! En plus Maman était là ce matin, j’étais obligée de rester un peu avec elle ! expliqua-t-elle avec entrain. Et je suis pas si sale, j’ai juste un peu de sable ! Alors que toi t’es tout grafigné !

— C’est de la faute à mon frère ! Il est devenu sauvage et ne supporte plus qu’on l’approche. Tiens, regarde !

Il déboutonna sa manchette et révéla son avant-bras sur lequel une trace de morsure ainsi que diverses égratignures étaient visibles.

— Ça fait un mal de chien !

Adèle eut un petit cri de stupeur et suivit de son index les incisions marquées sur la peau de son ami.

— Je suis sûre qu’il va s’assagir ! le rassura-t-elle. Faut le temps qu’il s’habitue à sa nouvelle vie.

Il grimaça et croisa les bras.

— J’espère oui, maman et papa sont épuisés. Il met la maison sens dessus dessous. J’ai envie de l’assommer ou même de l’étrangler !

Alors qu’il nettoyait sa paire de lunettes, l’élève assis à ses côtés gloussa. Il s’agissait de Louis, le troisième membre de la bande. Sa tâche terminée, le garçon rondelet aux cheveux cendrés coiffés en bataille remit ses besicles sur le bout de son nez et demanda :

— On va jouer à chat perché sur les remparts après l’école ? Maintenant qu’il fait beau et que les pierres ne sont plus glissantes.

Adèle se renfrogna et regarda par la fenêtre où le soleil éclairait le jardin boisé qui leur servait de cour de récréation.

— J’aimerais bien mais j’ai promis à Ambre de la rejoindre directement à la taverne. En plus elle aime pas qu’on rôde près de la haute-ville sans un adulte. Elle dit que c’est dangereux car les aranéens d’Iriden sont méchants. Et je veux aussi retourner voir maman sur la plage. J’ai promis de jouer avec elle ce soir.

— Oh ! c’est dommage. En plus, de là-haut, on verra plein de bateaux rentrer au port. Avec un peu de chance tu verras celui de ton père.

Il tourna la tête et plongea ses yeux de givre dans ceux de son camarade.

— Tu peux toi, Ferdinand ?

Ce dernier réfléchit puis hocha la tête par la négative.

— Je pense pas, tu sais depuis que mon frère s’est…

La maîtresse entra et s’installa devant le tableau. Sans mot dire, elle contempla la classe d’un air grave, attendant que les élèves retournent à leur place et se taisent. Chose faite, elle ôta son tailleur à tartan qu’elle posa sur le dossier de sa chaise et se frotta les mains.

— Bonjour les enfants ! Avant tout, je souhaiterais vous faire part d’une nouvelle. Selon certains fermiers, un loup rôderait en ces lieux et s’attaquerait au bétail. Je vous demande donc de faire attention à vous, même s’il est rare que les animaux sauvages s’attaquent à nous, les noréens.

Elle laissa un moment de silence, sondant ses élèves un à un, puis ajouta :

— Je vous en prie, faites attention et restez auprès d’un adulte lorsque vous vous rendez à la campagne.…

Les enfants l’écoutaient attentivement et un murmure parcourut la classe une fois le discours terminé. Louis, apeuré, plaqua sa main contre sa poitrine et serra avec force son totem représentant un lapin de garenne. Ici, élèves comme professeurs arboraient fièrement leur médaillon. Que celui-ci soit mis autour du cou ou épinglé au niveau de leur poitrine, il représentait l’animal-totem de chacun.

Les noréens étaient des êtres spéciaux et possédaient la faculté de se métamorphoser en animal une fois arrivé l’âge adulte. Ils étaient les descendants du vénérable Alfadir, l’entité protectrice de Norden. Ce grand Cerf des Tourbières fut le premier à avoir reçu ce don unique il y a de cela des siècles et le transmit à sa descendance.

Ainsi, chaque noréen ayant atteint l’âge de dix-huit ans pouvait se transformer en son animal-totem. Cet animal était choisi par l’île elle-même et révélé par l’un des Shamans peu avant la naissance de l’enfant. Par la suite, les parents offraient à leur nouveau-né un objet pour le caractériser. La plupart du temps, il s’agissait d’un simple médaillon ou bien d’une broche mais il en existait des plus insolites tels que des statuettes, des broderies ou divers ustensiles.

L’avertissement énoncé, la maîtresse demanda à ses élèves de se lever et d’entonner leur hymne. Tous se mirent debout, la main sur le cœur, et récitèrent leur ode à la Nature : La complainte d’Alfadir.

« Sur ma belle Norden

Le cerf a pleuré

Ses bois se brisent et se rompent

Le corbeau, le loup et le sanglier

Trois de ses fils ont trépassé

Attendre le lever du jour

Attendre que le serpent chante

Et attendre que l’aîné revienne

Que le corbeau, le serpent et le cerf

Si longtemps séparés

Si longtemps déchirés

S’unissent à nouveau

Et rapportent le printemps

Réveille-toi serpent ensommeillé,

Exulte ton chagrin au loin

Il est l’heure d’émerger des ténèbres »

Une fois leur hymne achevé, les élèves se turent puis se rassirent. La maîtresse s’éclaircit la voix et commença le cours.

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