NORDEN – Chapitre 3
- Chapitre 3 – Ambre
Ambre quitta son comptoir derrière lequel elle avait passé une bonne partie de la matinée. Elle se déplaçait avec agilité, se faufilant entre les tables, les bras chargés de pintes de bière fraîches qu’elle distribuait autour d’elle. Il y avait du monde à la taverne à cette heure-ci, le déjeuner arrivait. Les gens avaient pris place et commandé leur pitance, s’accordant une pause bien méritée avant de retourner au travail. La jeune femme passait de table en table, prenait les commandes et amenait les plateaux. Le service du midi était complet. Le repas, concocté par Beyrus, patron de la Taverne de l’Ours, se composait d’une bouillie de choux et de pommes de terre, accompagnée de pain de seigle frais et d’un quart de fromage. Le menu n’était pas très élaboré, mais avait l’avantage d’être chaud, copieux et de tenir au corps.
La taverne était de style rustique. Les poutres en bois ainsi que la pierre étaient apparentes, les murs foisonnaient de décorations et le sol se composait d’un assemblage de planches brutes. Une marmite en fonte, de laquelle s’échappait un délicat fumet, était accrochée sur la crémaillère de l’immense cheminée. Le mobilier comportait de simples tables et chaises de bois ainsi qu’un bar, derrière lequel des bouteilles d’alcool venues de la Grande-terre étaient exposées sur plusieurs rangées d’étagères. En ces lieux chaleureux, à l’ambiance bon enfant, la clientèle était exclusivement noréenne ou issue de la basse classe aranéenne.
Une fois qu’Ambre eut fini de servir les clients, elle s’accouda au comptoir puis, s’assurant ainsi que personne ne manqua de rien, s’alluma une cigarette et contempla la pièce d’un œil vague. Du haut de ses seize ans, Ambre était une jeune femme à la silhouette tout en courbe. Ses longs cheveux roux, tirés en arrière par une queue-de-cheval haute, ondulaient le long de son dos et laissaient échapper une mèche rebelle qui venait se frotter contre son visage bardé de taches de rousseur. Elle portait un pull cintré vert à carreaux rouges sur lequel un médaillon en forme de chat était épinglé. Ce vêtement, devenu trop petit pour elle avec le temps, mettait en valeur sa poitrine et ses hanches galbées. Et son jean délavé, rentré sous une paire de bottes, lui moulait le bas du corps, faute de gagner assez d’argent pour s’en procurer un neuf.
Son patron entra dans la salle afin de s’emparer de la marmite suspendue dans le foyer. De sa voix grave, Beyrus salua la clientèle et souleva le contenant de la force de ses bras. Le grand homme à la carrure imposante avait la peau basanée et le crâne rasé. Pourvu d’une pilosité brune hors du commun, d’une grosse moustache et d’un menton carré qui lui donnait en permanence un air hargneux, il représentait fidèlement son animal-totem, l’ours brun, symbole de son échoppe. Ambre esquissa un sourire en le voyant faire. Elle appréciait cet homme qu’elle considérait comme un second père et ce depuis les trois ans qu’elle travaillait ici en échange d’une paye convenable.
— Tu comptes rester longtemps à rêvasser, ma grande ? lança le colosse d’un ton bourru. Les plateaux ne vont pas se débarrasser tout seuls !
— Tout de suite patron ! répondit-elle, sortie de sa rêverie.
Après avoir débarrassé les derniers clients, Ambre nettoya les tables, les essuyant avec un torchon humide, et récupéra les miettes qu’elle mit sur le rebord de la fenêtre pour les donner aux oiseaux. Elle étaient en train de récurer les verres lorsque la porte de la taverne s’ouvrit. C’était Adèle qui venait rejoindre sa sœur pour faire le trajet du retour en sa compagnie. Ambre, qui était encore loin d’avoir terminé, la fit asseoir au comptoir et lui servit un verre de lait tiède pendant qu’elle finissait ses tâches.
— Comment s’est passé ta journée ma Mouette ? demanda-t-elle alors qu’elle ramassait les verres vides pour les mettre dans l’évier. Tu as appris des choses intéressantes à l’école ?
— Oh oui ! fit la petite d’un ton jovial. Aujourd’hui nous avons eu un cours de biologie. La maîtresse nous a montré des animaux et on devait dire lesquels venaient de chez nous et lesquels venaient de la Grande-terre. J’ai eu tout bon… enfin presque ! Puis on a eu un cours d’histoire… C’était trop bien ! Et puis on a dansé et…
Ambre ne l’écoutait que d’une oreille. Comme à son habitude, Adèle piaillait comme une mouette, sa petite voix flûtée débitant un nombre incalculable de mots à la minute.
— Ah ! et la maîtresse a dit qu’il y a un loup qui rôde sur l’île ! ajouta-t-elle. Elle nous a dit de ne pas rentrer seuls… Mais moi j’aimerais bien le voir le loup ! J’en ai vu un dans un livre l’autre jour, ils sont si beaux !
L’aînée cessa son activité et observa sa sœur de ses yeux ambrés qui brillaient par moment d’un intense éclat, les faisant s’embraser telles des flammes ardentes.
— Un loup ? Tu es sûre de toi ma Mouette ? Pas plutôt un gros chien ?
La petite fit non de la tête et lui raconta ce que lui avait dit la maîtresse. Ambre se tourna vers Beyrus et lui demanda s’il avait entendu parler de cette histoire.
L’homme passa sa grosse main sur son visage et demeura pensif :
— Hum, un loup ? Cela fait bien longtemps que je n’en ai pas vu ! Il y en avait plein sur ces terres quand j’étais gosse, mais ça fait un paquet d’années que je n’en ai pas vu la queue d’un !
— Tu crois que ça peut être l’un d’entre nous qui s’est transformé ?
— Ma foi, ce serait possible. L’ennui est que je ne connaisse pas grand monde possédant un tel totem ici, à part le jeune Hans et la vieille Hortense. Mais le premier est encore un enfant et j’ai aperçu la deuxième au marché ce matin… Après il y a ceux qui veulent cacher leur origine ou qui ne portent plus leur totem depuis bien longtemps ainsi que ceux des autres villages du territoire. Sans compter les noréens des tribus ou ceux de chez les Hani… Ça laisse un paquet de monde pour en posséder un.
— Il y a aussi la mère d’Anselme, murmura-t-elle.
— Tiens ! C’est bien vrai ça, je l’avais presque oubliée celle-là ! Faut dire qu’on ne la voit plus souvent, la Judith ! Bon, en même temps… la nouvelle de ce loup provient d’Iriden. Je ne serais pas surpris que certains aranéens en aient confondu un avec un gros chien. Ils ne connaissent tellement rien à la nature ceux-là, c’en est consternant !
L’homme se mit à rire. Ambre termina sa tâche, prit le verre vide de sa cadette et le nettoya à l’eau claire. Puis elle salua son patron, prit sa sœur par la main et s’en alla. En chemin, les deux filles marchaient bon train. Toujours devant, Adèle dodelinait des bras et chantonnait à tue-tête. Elle fit soudainement volte-face et contempla son aînée.
— Oh, mais je ne t’ai pas dit, Ambre ! J’ai vu maman sur la plage ce matin et elle avait l’air d’aller bien. Même si elle était déçue de ne pas avoir eu grand-chose à manger.
— C’est super ma Mouette ! répondit-elle d’un ton faussement enjoué.
— Oui ! Et j’espère la revoir plus souvent ! Elle m’avait tellement manquée depuis la dernière fois ! Je pourrais retourner sur la plage ce soir pour la revoir, s’il te plaît ?
Ambre réfléchit et fronça les sourcils :
— C’est qu’il est un peu tard là ma Mouette, je n’aime pas vraiment te laisser partir seule à cette heure-ci. Tu aurais dû y aller directement après l’école.
— Oh s’il te plaît ! insista-t-elle.
— Non, Mouette, il sera trop tard !
Adèle fit la moue et se contenta d’avancer, la tête basse et elle traînant des pieds. À l’inverse, Ambre gardait la tête haute et observait le paysage d’un air vague, le cœur serré.
Ma pauvre petite Mouette, c’est pour ton bien que je fais ça. Et puis de toute façon, jamais tu ne reverras notre maman, ni sur cette plage, ni ailleurs ! pensa-t-elle avec amertume.
La culpabilité la rongeait à l’idée de lui mentir ouvertement mais elle voulait à tout prix préserver son innocence car leur mère ne s’était pas changée en phoque pour veiller sur elles. La réalité de cette tragédie était bien plus sombre, douloureuse, et l’aînée avait peur de briser son insouciante jeunesse en la lui dévoilant.
Elles arrivèrent aux abords de leur cottage, situé proche des falaises en pleine campagne, dans un coin isolé au beau milieu des champs. C’était une modeste habitation de cinq pièces comprenant trois chambres, une cuisine à l’équipement rudimentaire, une salle d’eau ainsi qu’un petit salon. Chacune des filles avait sa chambre et le père avait la sienne. Autrefois superbe et bien entretenu, le cottage s’était détérioré au fil des ans, jusqu’à devenir délabré. À présent, la moisissure gagnait les murs et les insectes rongeaient le bois. Une odeur d’humidité imprégnait l’air et persistait du matin au soir, en particulier lors de la saison morte. Les papiers peints se décollaient progressivement et le parquet grinçant avait grand besoin d’être raboté et ciré.
Les sœurs y vivaient toutes deux. Georges, leur père, ne rentrait que rarement. L’homme travaillait sur l’un des deux voiliers cargos nommé La Goélette. Il transportait et affrétait les cargaisons entre la Grande-terre et Norden depuis près de trente ans. Le voyage durait près de trois mois et de nombreux imprévus pouvaient le repousser ou le ralentir de plusieurs semaines. Il ne voyait presque jamais ses filles mais profitait un maximum de celles-ci lorsqu’il en avait l’opportunité.
Les deux sœurs furent accueillies par Pantoufle, un chat gris tigré, au corps svelte et aux yeux verts. Le félin, probablement issu de l’une des inépuisables portées de la ferme voisine, leur rendait visite de temps à autre. L’animal se tenait assis sur le rebord de la fenêtre et trépignait. À leur approche, il sauta de son perchoir et leur miaula dessus avec violence afin de recevoir un peu de nourriture. Pour les amadouer, il se faufila entre leurs pattes, ronronnant et se frottant nonchalamment contre les bottes de l’aînée. Adèle le gratifia d’une tape amicale sur la tête qui n’eut que le don d’accentuer sa complainte. Ambre, agacée par les miaulements incessants du petit félin, prit le sachet de croquettes et lui en servit une bonne portion afin de le faire taire. Cette tâche acquittée, elle prit ses clés et leur ouvrit. La petite se précipita dans sa chambre, sans prendre la peine d’ôter ses chaussures couvertes de terre. L’aînée, quant à elle, prit un panier et un couteau et partit en direction du jardin. Elle récolta les légumes, donna à manger aux poules ainsi qu’à leur poney Ernest, un shetland ayant élu domicile chez eux voilà bien des années. Adèle disait qu’il s’agissait de leur oncle et l’avait baptisé Ernest en son hommage. Ambre doutait fort qu’il s’agisse de lui, mais elle n’excluait pas l’idée qu’il fut jadis un noréen.
Sitôt la récolte effectuée et les animaux nourris, elle retourna à l’intérieur, le panier garni de légumes et d’œufs. Elle se lava les mains, prit un économe et se mit à éplucher puis à couper une partie des carottes, navets et pommes de terre qu’elle venait de déterrer, gardant le reste dans une corbeille. La gazinière allumée, elle les mit à frire dans une poêle avec un peu de beurre rance. Elle mit ensuite de l’eau à bouillir dans une vieille bouilloire en étain afin de se servir un thé.
Pendant que le tout marinait à feu doux, elle s’assit à table et s’alluma une cigarette qu’elle dégusta accompagnée de sa boisson. C’était son moment de plaisir, un instant privilégié qu’elle partageait avec elle-même. Après cela, il fallait qu’elle fasse manger sa sœur avant de retourner au travail pour dix-huit heures, laissant alors sa cadette seule pour la soirée. Ambre but une bonne gorgée et se mit à rêver. Elle n’avait pas de passe-temps ou de loisir particulier, hormis la lecture. Jadis, elle jouait avec Anselme, son voisin noréen et ami d’enfance. Ils étaient très proches, inséparables, mais les faits et le destin en avaient décidé autrement.
Tout ça à cause de cette foutue agression ! songeait-elle régulièrement avec aigreur.
Depuis, elle restait seule. Elle ne détestait pas particulièrement la solitude, mais elle aurait aimé avoir un ami avec qui converser et passer du bon temps.
L’odeur de légumes rôtis flottait dans la cuisine. Aussitôt, elle rajouta deux œufs à la mixture et appela sa sœur qui arriva tout sourire, lui montrant un dessin qu’elle venait de faire. Elle avait représenté sa famille : son père sur un bateau, sa mère sous la forme d’un phoque et, pour finir, elle et sa sœur se tenant par la main. Tous affichaient un grand sourire sur leur visage grossièrement dessiné. Elle avait même pris soin de dessiner Jörmungand, le Serpent marin protecteur de l’île, qu’elle avait représenté sous la forme d’un long serpentin à la craie blanche. L’aînée la félicita et prit le dessin qu’elle posa plus loin pour ne pas l’abîmer. Elle servit le dîner et toutes deux mangèrent en silence. Par soucis d’habitude, elles dînaient tôt car Ambre rentrait tard le soir et la fillette ne pouvait tenir jusque-là sans manger.
Quand l’horloge indiqua dix-sept heures trente, l’aînée se leva ; il était temps pour elle de retourner travailler. Avant de partir, elle embrassa sa sœur sur le front et prit son manteau. Une fois la porte claquée, la cadette se retrouva seule et soupira en portant son regard sur la fenêtre. Ne souhaitant pas gaspiller son temps libre à l’intérieur au vu du beau temps, elle décida de désobéir aux ordres de son aînée. Elle débarrassa son bol dans l’évier et regarda par la fenêtre pour voir si sa sœur était suffisamment loin afin de s’échapper du logis en toute discrétion. À la va-vite, elle enfila un pull, se coiffa de son bonnet de laine bouloché et mit ses bottes de pluie. Enfin, elle prit son dessin qu’elle plia et rangea dans sa poche puis sortit à son tour.
L’air était frais, le vent commençait à se lever, emportant avec lui la fraîcheur et l’odeur du grand large. Adèle cheminait entre les prés fleuris, cueillant au passage une poignée de fleurs sauvages qu’elle trouvait jolies et en fit un bouquet pour l’offrir à sa grande sœur. Au loin, des fermiers labouraient leurs champs, pelles et pioches en mains pour les plus modestes et attelage de deux chevaux de trait pour les plus aisés. Le bruit des outils martelant le sol résonnait dans toute la prairie.
Arrivée au bord de la falaise, elle vit un garçon accoudé à un muret, près du vieux phare de pierre, un chien assis à ses côtés. Elle le reconnut et s’avança gaiement afin de venir à sa rencontre. La voyant s’approcher, le canidé remua la queue et se précipita vers elle.
— Ah ah ! du calme Japs ! s’exclama-t-elle en le repoussant. Tu vas salir ma robe avec tes pattes pleines de terre !
Japs était un chien de berger de type sheltie, une espèce importée, très rare et onéreuse. Son pelage, alternant des taches brunes, blanches et crèmes, était soyeux de la tête à la queue.
— Japs ! Au pied ! cria son propriétaire.
Le chien rejoignit son maître, obéissant. Adèle s’essuya et contempla l’homme de toute sa hauteur.
C’était un garçon de dix-sept ans à la silhouette élancée. Un nez aquilin saillait de son visage émacié et ses cheveux mi-longs tenus en catogan étaient d’un noir de jais, contrastant avec la pâleur maladive de sa peau. D’un noir impénétrable, ses iris rendait son regard à la fois triste et abattu. Il était vêtu d’un pull noir à col roulé ainsi que d’un pantalon gris rentré sous une paire de bottes de bonnes factures. Habillé ainsi, il ressemblait trait pour trait à son animal-totem, le corbeau.
— Bonsoir Anselme ! s’écria-t-elle.
— Bonsoir petite Adèle ! répondit-il calmement. Que fais-tu là ? Tu ne viens jamais aussi tard d’habitude ! Ambre n’est pas avec toi ?
La petite fit non de la tête :
— Ambre travaille ce soir, je suis toute seule. Elle a fini tard aujourd’hui et comme je voulais aller voir maman sur la plage alors je lui ai désobéi et comme je lui ai menti alors pour me faire pardonner, j’ai cueilli des fleurs pour lui faire un bouquet.
Anselme esquissa un sourire, l’attitude innocente de la petite eut le don de le sortir de ses pensées mélancoliques.
— Ah ! Et tu peux m’appeler Mouette, tu sais, je préfère à Adèle ! annonça-t-elle le plus sérieusement du monde.
— Dans ce cas, fais attention à toi, Mouette ! C’est dangereux par ici, surtout à cette heure-ci, la nuit ne va pas tarder à tomber et tu pourrais te perdre !
— Oh ne t’inquiète pas ! Tu sais je viens tout le temps ici et Ambre me dit toujours de ne pas me pencher.
À cette évocation, le visage du jeune homme redevint grave et une tristesse non dissimulée luisait dans ses yeux. Cela faisait des années que lui et sa « jolie rouquine au tempérament de feu » ne s’étaient pas parlé.
— Tu portes pas ton médaillon ? remarqua la petite lorsqu’elle s’approcha de lui.
Depuis qu’il était devenu le beau-fils du Baron Alexander von Tassle, un des notables d’Iriden, le jeune homme ne portait plus son médaillon lorsqu’il était en société. Sa mère, Judith, avait épousé cet homme six ans auparavant, suite à l’assassinat de son mari. Commis par trois aranéens anonymes, le meurtre avait eu lieu un soir alors que ce dernier dînait en compagnie de son fils, molesté lui aussi. Le maire von Hauzen, chargé de l’enquête, voulut étouffer cette affaire, caractérisée comme un scandale diplomatique. Pour cela, il avait demandé au Baron, un homme fougueux, séducteur et magistrat, d’épouser la veuve et de prendre le fils en charge.
— Je rentre tout juste du travail, je n’ai pas eu le temps de le mettre, avoua-t-il.
— Pourquoi tu ne le mets pas au travail ? Ambre elle porte toujours le sien sur elle !
Anselme soupira, les questions de la petite, bien que posées en toute naïveté, commençaient à le rendre nerveux.
— Comment va Ambre ? dit-il pour changer de sujet.
Adèle fit les yeux ronds et haussa les épaules :
— Toujours sévère, parfois même méchante avec moi. Mais je crois que c’est parce qu’elle est seule et qu’elle s’ennuie. Tu sais, elle n’a pas d’amis, elle passe tout son temps à fumer et à rester silencieuse… je la trouve triste.
Elle le regarda avec pitié.
— Tu ne voudrais pas redevenir son ami ?
Anselme, heurté par ses propos, se mordilla les lèvres et la contempla sans rien dire.
— Tu sais, elle me parle souvent de toi. Elle dit que tu es un « fief couard » je ne sais pas ce que ça veut dire, mais ça a l’air d’être un sacré compliment !
Un rictus se dessina sur les lèvres du jeune homme qui détourna son regard de celui de la petite pour venir à nouveau porter son attention sur l’horizon.
— Mais elle dit aussi qu’elle t’aimait beaucoup et elle n’arrête pas de me raconter des histoires de quand vous étiez enfants. C’est marrant, car elle est toute gaie quand elle me les raconte.
Il eut un petit rire à cette révélation. Adèle sortit le dessin de sa poche.
— Regarde, c’est le dessin que j’ai fait pour maman, je vais lui donner ce soir !
— C’est très beau, se contenta-t-il de dire.
Elle lui raconta en détail ce qu’elle avait dessiné. Faisant preuve tant de politesse que de patience, le jeune homme n’osait pas l’interrompre et l’écoutait en silence. Une fois qu’elle eut terminé, il décida de prendre congé. Il appela son chien et salua la petite. Enfin, il prit sa canne posée contre le muret et s’en alla, traînant péniblement sa jambe gauche meurtrie, héritage de son lynchage.
Adèle continua sa route, dévalant la falaise par un sentier qui sillonnait les parois rocheuses, et arriva sur la plage. Les phoques n’étaient plus là, seuls les goélands et fous de bassan étaient présents et se reposaient sur le sable. Elle fut déçue et décida de ramasser des coquillages pour passer le temps. De ses doigts fins, elle grattait des trous dans le sable pour dénicher bulots et coquilles aux couleurs vives luisantes d’écumes. Elle en engouffra une poignée dans sa poche à côté des fleurs qui faisaient grise mine. Au loin, une dizaine de bateaux rentraient au port. Le soleil commençait à décliner, plongeant le paysage dans un camaïeu de roux mêlé d’outremer.
La nuit était déjà bien installée lorsqu’Adèle rentra, les bottes recouvertes de sable et le pull mouillé. Elle mit une casserole d’eau à bouillir puis versa avec précaution le liquide brûlant dans un seau et y trempa un chiffon afin de faire sa toilette. Vêtue de son pyjama, elle s’installa dans son lit à l’entente du tintement de clés dans la serrure. Ambre pénétra dans la maison, un sac de nourriture à la main contenant un mélange de restes que Beyrus lui avait donné. Elle posa son paquet sur la table où un assemblage de fleurs trônait avec le plus de fierté possible dans un verre d’eau. Un grondement guttural s’extirpa de sa gorge lorsqu’elle vit avec aigreur que le sol était tapissé de sable et de gouttes d’eau. La jeune femme pesta et commença à passer le balai ainsi que la serpillière.
Trouvant son aînée longue à arriver, Adèle l’appela.
— Qu’y a-t-il, Adèle ? grommela-t-elle.
— Peux-tu me raconter une histoire, s’il te plaît ?
— C’est que… je n’ai pas trop le temps… Je comptais me laver et dormir, je suis épuisée !
— Alors juste une toute petite ? S’il te plaît ! insista-t-elle en la scrutant de ses grands yeux bleus.
Ambre céda. Elle prit un livre de sa bibliothèque, intitulé Les fables de Johan Lafontaine. Il avait été rapporté de la Grande-terre. C’était leur père qui le leur avait offert, il y a plusieurs années. Les deux filles le connaissaient par cœur. Elle sélectionna un conte au hasard, le Loup et le Chien, puis s’installa sur le rebord du lit et lui conta l’histoire. Adèle s’endormit. Ambre se leva discrètement et rabattit la couverture. Elle l’embrassa sur le front, éteignit la lanterne et retourna à ses occupations.
Merci pour ce chapitre