Norden

NORDEN – Chapitre 115

Chapitre 115 – La machination

Blanche était assise sur le lit auprès de sa sœur, la consolant à voix basse avec une certaine douceur, tandis que la marquise, restée en retrait, les regardait d’un air impassible. Meredith avait les larmes aux yeux. La tête plaquée contre l’épaule de sa jumelle, elle respirait bruyamment à grands coups de hoquets.

Quelqu’un toqua à la porte et Myriam alla ouvrir. Elle soupira d’exaspération en voyant son frère et ne put s’empêcher de le provoquer de ses manières froides habituelles qui avaient le don d’exaspérer tout le monde. À la vue de sa cousine présente en compagnie des deux marquis, Blanche sourit. Théodore la regarda discrètement et lui accorda un clin d’œil tout en faisant mine d’étrangler Ambre avant de tourner les talons pour rejoindre le salon.

À leur départ, il y eut un silence pendant lequel la marquise dévisageait Ambre avant de la laisser entrer. Puis, se sentant de trop et ne souhaitant nullement palabrer auprès d’elles, elle quitta la chambre. Le visage de Meredith s’illumina à la vue de son amie et elle se précipita vers elle afin de l’enlacer. Prise de sanglots incontrôlables, elle fondit en larmes dans ses bras.

— Je suis heureuse de te revoir, murmura Ambre qui ne l’avait pas revue depuis près d’un an, cela fait si longtemps. J’ai appris pour ta mère, je suis sincèrement désolée.

— Oui, renifla-t-elle en défaisant son étreinte pour venir l’examiner, je suis heureuse de te revoir aussi ! T’as l’air plutôt en forme. Il paraît que tu as vécu pas mal de peines toi aussi.

La duchesse soupira puis lui sourit chaleureusement.

— Mais on va plutôt parler de choses joyeuses, ajouta-t-elle en hâte, viens là que je te présente.

Elle lui agrippa le poignet et la dirigea vers le berceau. Lentement, elle y ôta la fine couverture en laine pour y dévoiler son nouveau-né qui dormait paisiblement. Les yeux clos, il était serein et respirait de manière régulière, bercé dans son insouciance. Ambre se pencha et admira ce petit être humain, innocent et parfaitement calme, d’un quart noréen et trois quarts aranéen.

— Il est magnifique, j’espère vraiment qu’il te ressemblera davantage plutôt qu’à son père.

Meredith gloussa et s’installa sur le lit à côté de sa sœur.

— Oh arrête ! Antonin est un joli garçon, en plus tu as vu il n’a plus du tout de boutons maintenant.

Les larmes aux yeux, elle ajouta d’une voix étranglée :

— Tu sais, j’ai conscience qu’il n’est pas parfait. Et je sais que tu le détesteras encore longtemps. Mais il est attentionné et lui et sa famille m’ont acceptée… après tout ce que j’ai perdu j’ai besoin d’être rassurée et de me sentir aimée. Encore plus aujourd’hui avec la disparition de mère.

Ambre se renfrogna et la prit dans ses bras, la pressant contre elle avec tendresse.

— Je suis désolée. Je ne devrais pas me montrer aussi cynique à ton égard. Surtout en ce moment.

Perdant toute contenance, la duchesse à la peau ambrée fondit en larmes. Alors qu’elle la consolait tant bien que mal, Ambre accorda un regard à Blanche, présente juste derrière sa jumelle. Celle-ci lui adressa un sourire bienveillant ; il fallait qu’elle trouve le moment adéquat pour avertir sa cousine du plan que sa mère avait bâti. Comme si elle avait compris ses intentions, Ambre fronça les sourcils et scella avec elle un accord muet.

Elles restèrent toutes les trois dans la chambre, parlant peu jusqu’à ce que Modeste se réveille. L’enfant gigotait, posant ses billes bleues sur les trois femmes avant que sa mère ne l’allonge pour lui donner la tétée. Au bout de trois heures, Myriam revint dans la chambre, l’air toujours aussi aimable.

— Mademoiselle Ambre est attendue en bas, minauda-t-elle, son amant le Baron l’attend sur le palier.

Abasourdies par cette annonce, les jumelles l’observèrent avec des yeux ronds. Ambre s’expliquait maladroitement tandis qu’un sourire sincère fendait les lèvres de Meredith.

— Oh comme je suis si contente que tu soutiennes à présent le maire avec force et ferveur ! s’exclama-t-elle. Ça me rassure que tu parviennes à aller de l’avant toi aussi.

Les joues empourprées, Ambre détourna les yeux.

— On va dire que oui, conclut-elle faiblement.

Sur ce, elle se leva, salua les deux duchesses ainsi que la marquise puis sortit de la pièce pour rejoindre von Tassle. Voyant enfin l’opportunité de pouvoir lui parler seule à seule, Blanche se leva à son tour et vint à sa rencontre. Dans le couloir, elle la héla discrètement, s’arrêta à son niveau et passa son bras sous le sien afin de la raccompagner comme si de rien n’était.

— Rejoins-moi demain soir après que le conseil soit passé, chuchota-t-elle, rendez-vous au manoir des de Lussac, la Marina. J’ai des choses importantes à te montrer.

Ambre fronça les sourcils et la dévisagea avec étonnement mêlé d’inquiétude.

— Ça ne sera pas trop risqué pour toi de te rendre en ville sans que personne ne s’en aperçoive ?

— Ne t’inquiète pas pour moi, je sais parfaitement me débrouiller, juste promet-moi de ne rien dire au Baron ni à personne d’autre, s’il te plaît.

— C’est au sujet de ta mère ? Tu es complice de sa disparition ?

Elle lui donna une discrète tape amicale sur la main.

— Tu le sauras demain, je ne te dirai rien de plus pour l’instant. Juste, promets-moi de ne rien dire à personne.

Ambre hocha silencieusement la tête, elles venaient de pénétrer dans les escaliers du hall où tous semblaient les observer. Pour ne pas se trahir, Blanche afficha un air impérial, le visage n’esquissant pas l’ombre d’une émotion. En bas des marches, Alexander tendit le bras à son acolyte. Après avoir salué leurs hôtes, ils franchirent le pas de porte pour s’engouffrer dans le fiacre. À leur départ, Blanche les regarda s’éloigner tandis que les autres regagnèrent le manoir pour faire le point sur la situation. Alors qu’elle rêvassait, accoudée sur la rambarde, Théodore se plaça auprès d’elle.

— Tout va bien ? demanda-t-il calmement.

— Oui, ne t’inquiètes pas, soupira-t-elle, je suis juste fatiguée. Je vais m’en aller moi aussi.

— Très bien, je vais aller chercher ma veste et je t’accompagne.

— Ce n’est pas la peine, j’ai besoin d’être seule et…

— Mais Blanche ! Je ne vais pas te laisser rentrer alors que le danger traîne dehors ! C’est de la folie !

— J’ai besoin d’être seul, ajouta-t-elle sèchement en fronçant les sourcils, il est encore tôt, je ne risque rien. Alors s’il te plaît accorde-moi cette faveur. Je sais que ça te démange et que tu t’en voudrais s’il devait m’arriver malheur mais par pitié laisse moi y aller sans être accompagnée.

— Tu vas où exactement ?

— Juste me promener, je te promets d’être au manoir avant la nuit tombée. Si cela peut te rassurer, j’emprunterai un fiacre pour rentrer.

Il grimaça et grogna, se tenant aussi raide qu’un pic. Blanche s’avança, déposa un baiser sur sa joue et lui caressa le cou d’un revers du pouce. Puis elle émit un pouffement et descendit les marches. Une fois seule, elle marcha d’un pas alerte jusqu’au centre-ville d’Iriden. Il lui fallut plus d’une heure et demie pour arriver à destination.

Aux aguets, elle quitta la grande route pour s’engouffrer dans une rue plus étroite et s’arrêta devant le portail de l’arrière-cour d’une imposante résidence. Elle posa son doigt sur la sonnette et patienta. Un jeune homme en habit de domestique sur lequel le sigle L.D était cousu en lettres dorées lui ouvrit. La jeune femme le salua poliment. Comme s’il s’attendait à sa venue, il s’inclina et la laissa entrer pour la diriger dans un salon intime.

L’intérieur de la demeure était sombre et austère, à l’image du marquis Lucius Desrosiers, le propriétaire des lieux. Pas de fleurs, de cadre ni aucune fioriture pour venir égayer ce mobilier aux bords droits d’une sobriété rare. Seuls chandeliers et livres venaient se poser sur les étagères ainsi que les buffets. Même les fauteuils et banquettes en cuir noir étaient dépourvus de courbes. Irène était assise sur l’une d’elles, proche de la fenêtre et regardait sa fille avancer en sa direction.

— Mère ! murmura Blanche en se nichant dans ses bras. Comment allez-vous ?

La duchesse sourit et lui accorda un regard chargé de bienveillance malgré ses traits crispés.

— Tout va bien ma chérie. Ou du moins devrais-je dire, tout allait jusqu’à ce que j’apprenne la trahison de ce foutu Mantis. Cet imbécile a provoqué quelques changements de plans à cause de la situation compromettante dans lequel il nous a placés.

— Que voulez-vous dire exactement ? fit-elle en examinant les lieux, troublée par l’absence du marquis.

— Desrosiers n’est pas là, annonça la mère en lui indiquant de s’asseoir auprès d’elle. Il est parti rejoindre monsieur William de Rochester ainsi que les membres de la garde d’honneur pour parler affaires. Car cette affaire de vol de D.H.P.A. est des plus préoccupantes. Il en va de la sécurité de tous les citoyens.

Le domestique entra, portant dans ses mains un plateau sur lequel deux verres de citronnade étaient disposés.

— Quand vous dites que ce vol sera des plus compromettants, commença Blanche une fois que le garçon fut parti, que sous-entendez-vous par là ?

La duchesse mère resta silencieuse un instant puis, après avoir bu une gorgée, s’éclaircit la voix :

— La D.H.P.A. est majoritairement entre les mains des gens de Wolden, soit les citoyens les plus dangereux à l’heure actuelle au vu de leurs ressentiments. Il n’est pas impossible que, grisés par la haine, ils s’en prennent directement au siège du pouvoir. Sachant que l’entrevue avec les noréens aura lieu demain à la mairie, ce fâcheux incident risquerait d’aboutir à une seconde insurrection et rien ne serait pire pour nous que de voir la ville à feu et à sang alors que notre mission s’achève et qu’il nous faudrait patienter un certain temps l’arrivée du Aràn.

— Que voulez-vous dire par là ?

— Nous avons Hrafn ! On le ramène sur le territoire via la Goélette. Le navire sera là prochainement avec le précieux chargement. L’ennui est qu’au vu de l’importance du corbeau, il nous faut demeurer le plus discrets possible.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir fait accoster le navire plus au sud ? Dans les terres noréennes ? Vous aurez été tranquille en terrain allié pour le lui confier.

— Je te l’accorde mais cela n’était guère aisé. Pour que l’accord soit valide, il faut que ce soit moi et moi seule, qui remette le corbeau au Aràn. Et je ne pouvais me résigner à descendre seule si loin de vous pendant une aussi longue période. Malheureusement, je me suis isolée dans le but de me rendre discrètement à Eraven. Je devais récupérer le précieux chargement auprès du marquis Desrosier sans avoir l’emprise de Mantis sur le dos. Cette fouine parvient généralement à être au fait du moindre événement suspect. Cependant la Goélette a du retard, quatre jours si l’on compte aujourd’hui. Notre émissaire a dû essuyer quelques troubles sur Providence.

Elle se tourna vers la fenêtre où un rouge-gorge dormait paisiblement dans son nid.

— J’ai missionné Aorcha d’aller sillonner les mers. Il est parvenu à voir les voiles du navire à l’horizon. Le navire devrait accoster demain en fin d’après-midi. En revanche ton arrière-grand-père est épuisé et doit se reposer pour entreprendre ce long périple jusqu’à Oraden là où le sanctuaire du Aràn est établi.

— Vous n’allez donc pas reparaître avant demain soir ?

— Non, je voulais être là au conseil des noréens. J’aurais souhaité livrer Hrafn à Alfadir en cet instant, ce qui ne pourra être le cas au vu du retard. Et je doute que le Aràn se rende sur le territoire sans Hrafn pour l’appâter. Il nous laissera livrés à notre sort. Ce qui m’angoisse est le fait que l’Albatros prenne le large et attaque la Goélette pour la piller à son retour. Si les marins sont drogués, je ne serais pas étonnée qu’ils deviennent fous et s’en prennent à l’équipage et s’ils ouvrent la boite contenant Hrafn alors nous courrons à la catastrophe. Il va me falloir trouver un moyen de les faire rester à quai.

N’osant demander de précisions là-dessus, consciente que sa mère ne lui dévoilera rien de plus, Blanche opina du chef et fit pianoter ses doigts contre la paroi du verre.

— J’ai averti Ambre d’une entrevue après le conseil, je l’ai invitée seule. Et je tiens à vous dire, car vous n’êtes possiblement pas au courant, mais j’ai appris qu’elle était devenue intime avec le Baron.

À cette annonce, elle vit sa mère hausser un sourcil, visiblement surprise de la nouvelle.

— Tu as bien fait, inutile que je te reprécise quoi lui dire, je suppose que tu t’en souviens.

Elle acquiesça en silence puis baissa les yeux et se mordilla l’intérieur de la joue.

— Qu’y a-t-il ? demanda la mère devant son trouble.

— Je voudrais vous faire part d’une idée, avoua-t-elle à mi-voix, j’ai un plan pour que l’Albatros reste à quai.

— Je t’écoute.

— Je voudrais servir d’appât ! Si l’Albatros s’apprête à prendre le large alors envoyez-moi Friedz ! Dites-lui que je suis à la Marina et possiblement en danger. Il accourra sans une hésitation !

— C’est absolument hors de question ! objecta la mère, le visage déformé par une impressionnante grimace.

— Mais mère !

— Blanche ! Te rends-tu compte de ce que tu m’annonces ? Crois-tu réellement que je vais te laisser approcher par cet homme après ce qu’il a osé te faire ? Mesures-tu la gravité du danger auquel tu t’exposeras ?

— S’il vous plaît laissez-moi me venger ! s’écria-t-elle, suppliante. Vous ne pouvez me le refuser ! Je veux défier cet homme, lui faire payer pour ses actes !

Un frisson parcourut la mère.

— Que veux-tu dire par là ?

— Vous savez très bien ce que je sous-entends ! Je veux saisir l’opportunité de me venger. J’ai la force de m’opposer à lui de manière fourbe. Je veux le piéger et me libérer de ce fardeau. Il ne soupçonnera rien, il m’aime trop pour croire à un acte de malveillance de ma part. Et vous savez pertinemment que j’ai raison.

Les narines frémissantes, Irène demeura coite, l’observant d’un œil noir. Blanche soutint son regard sans sourcilier, le cœur battant ardemment contre sa poitrine.

— Soit, finit-elle par dire après un soupir d’exaspération, je vois que tu as hérité de la fougue maternelle ! Et je pense qu’il sera inutile que je m’entête à te dire non au risque de te voir me désobéir.

Blanche eut un rire caustique :

— Vous me connaissez bien mère.

Sans un mot, Irène se leva et alla vers sa veste. Elle fouilla l’une des poches et en sortit un objet soigneusement enveloppé dans un mouchoir en dentelles pour le remettre à sa fille. Intriguée, Blanche déplia le tissu pour y découvrir une broche. À la vue du bijou, elle écarquilla les yeux en remarquant qu’il s’agissait de son animal totem : une harpie féroce. Celle-ci était représentée de profil, le bec grand ouvert et les ailes éployées, toutes griffes dehors. L’objet de teinte argentée affichait des motifs damassés semblant récents et se terminait en une pointe extrêmement tranchante.

— Surtout ne touche pas le bout de l’aiguille avec tes doigts, avisa la mère, ta broche est faite de l’alliage Iridium et Vardium. J’ai fait rajouter la pointe il y a peu afin que tu puisses t’en emparer comme une dague si jamais tu te fais agresser un jour ou l’autre. Je pense que je n’ai pas besoin de te préciser que si tu perces ne serait-ce qu’un infime un trou dans ta peau, tu peux aboutir à une hémorragie.

— Je sais mère, fit-elle en examinant le bijou, je serai prudente. Cette arme sera parfaite, discrète et invisible !

La mine renfrognée, la duchesse l’observa et écarta les bras pour y accueillir son enfant. Blanche s’y lova.

— Je pense que tu réalises les conséquences que peuvent avoir cet acte sur ton mental ? murmura-t-elle à son oreille, caressant sa chevelure. La mission que je te confie est la plus périlleuse. Être face à ton bourreau ne sera pas aisé.

— Je m’en doute mère, je veillerai à trouver le courage nécessaire pour y parvenir. J’irai à la Marina dès demain aux aurores. Théodore ainsi que le marquis seront soit au conseil soit à leur travail. J’ai le champ libre pour regagner les lieux et attendre que le conseil se termine pour parler avec Ambre. Je pense qu’elle sera partie bien avant que Friedz n’arrive ici.

— Dans ce cas il ne me manque plus qu’à te souhaiter bon courage pour la suite et à te donner quelques conseils afin que tu sois prête pour cette épreuve.

Nichée contre sa mère, Blanche opina du chef, les yeux brillants d’une lueur malfaisante.

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