Norden

NORDEN – Chapitre 123

Chapitre 123 – Fuite et sauvetage

Tout aussi choquée que les soldats dressés en face d’elle, Ambre tentait de rester calme et de maîtriser ses tremblements. La gorge irritée, elle poussa une toux étouffée, la main plaquée contre sa bouche de laquelle s’échappait un reliquat de gouttes pourprées.

La Liqueur était vraiment une très mauvaise idée. C’est trop puissant comme remède. Je me sens vraiment mal. Mon estomac… mon crâne… S’ils me repèrent, je suis foutue !

Elle observa les cinq soldats qui ne savaient que faire devant leur capitaine au visage lacéré tandis que, alertés par le tumulte, trois cavaliers accoururent et entrèrent dans la pièce. Le meneur était un homme dans la cinquantaine aux yeux charbonneux et aux cheveux brun cendré, portant un costume militaire noir sur lequel les armoiries des von Dorff étaient brodées.

— Père ! fit Edmund.

Alastair se pinça les lèvres et serra ses poings gantés, observant le spectacle avec rage et dégoût.

— Mais que s’est-il passé ici ? jura-t-il, fulminant.

Herbert était défiguré, le sang couvrait sa face taillée jusqu’à l’os. Son corps convulsait. Il avait cessé de hurler, ne laissant s’échapper de sa bouche que des gémissements couplés de gargouillis. Agacé de l’entendre geindre, Alastair dégaina le sabre de son fourreau puis, sans cérémonie, transperça son crâne de sa lame damassée finement aiguisée. Le capitaine cessa de bouger et s’effondra dans une dernière lamentation plaintive dépourvue de dignité.

Le marquis se baissa et empoigna le fichu de la robe avec lequel il essuya son arme puis jeta l’étoffe et s’empara du sabre de son allié afin de le remettre au comte. Enfin, il se tourna vers son fils et s’enquit de l’origine de ce fâcheux incident. Edmund ne pouvait décrocher son regard de l’homme qui gisait à ses pieds et marmonna une réponse indistincte. Souhaitant le raisonner, son père lui donna une tape sur l’épaule.

— Venez Edmund ! Il est temps pour vous de rentrer, vous en avez assez vu !

Le jeune marquis demeura immobile, jusqu’à ce qu’une ombre derrière les portes entrebâillées de l’armoire vint capter son regard. Il fit mine de rien et se contenta d’observer le cadavre avec répugnance.

Le voyant trop lent à réagir, Alastair poursuivit :

— Je me dois de partir, fils ! Le comte de Laflégère nous attend non loin de la mairie, je me dois de le seconder pour mener l’assaut à bien. Votre grand-père tient à ce que l’on s’empare du siège, l’occasion est trop belle pour la laisser s’échapper. Nous reprenons les rênes du territoire ce soir. Et au vu de la montée du peuple en colère, il ne vaut mieux pas que vous vous déplaciez seul. Alors ressaisissez-vous et rejoignez le manoir au plus vite ! Vous y serez à l’abri auprès de votre mère. Qu’importe vos fonctions, ne prenez pas le risque d’arpenter les rues. Aucune vie ne vaut la vôtre hormis celle de vos proches.

L’homme sortit d’un pas décidé, suivi par l’ensemble des soldats, laissant son fils seul récupérer ses esprits. Celui-ci inspira et regarda vers la fenêtre où il vit son père se mettre en selle et crier des ordres avant de fouetter son cheval pour l’engager en plein galop. Le garçon soupira devant la cruauté de son géniteur et observa une nouvelle fois le cadavre à côté duquel les habits de la duchesse s’étendaient, souillés par d’innombrables taches bordeaux.

Un objet attira son attention. Curieux, il s’accroupit et prit le bijou argenté disposé sur une mince flanelle liliale. Avec délicatesse, il l’essuya sur le tissu puis examina la broche noréenne finement ciselée où un rapace en position d’attaque y était représenté de profil, les ailes déployées et les griffes écartées. D’une dizaine de centimètres, l’aiguille voyait sa pointe tachée de sang.

Il se releva, étudia la pièce et aperçut deux livres posés sur la table proche d’un arbre généalogique sur lequel un long cheveu flamboyant ondulait. Il s’y attarda, analysant les informations qui y étaient inscrites afin de les enregistrer dans son cerveau si bien ordonné. Une fois les révélations imprimées, il plia la feuille qu’il fourra dans sa poche avec la broche et quitta la pièce.

Encore dissimulée dans l’ombre, Ambre avait scruté la scène, la peur au ventre. Elle patienta puis finit par s’extirper de l’armoire, les membres engourdis, sa main molle pendant au bout de son poignet. Lentement, elle s’approcha de la sortie en s’appuyant contre les murs pour ne pas s’effondrer, aveuglée par la lumière grisâtre et les multiples points blancs qui lui brouillaient la vue.

À peine pénétra-t-elle dans l’entrée qu’elle vit Edmund se tenir debout devant la porte close. En le voyant, la jeune femme ne put réprimer un cri de stupeur et s’arrêta net, manquant de choir sur le carrelage.

— Ne crains rien ! Je ne te ferai rien, je te le promets.

— Que veux-tu ? demanda-t-elle, méfiante.

Elle se redressa et mit sa main valide devant elle, prête à se défendre s’il esquissait un mouvement impudent.

— Juste t’avertir, répondit-il posément, tu veux rejoindre le Baron à la mairie, je présume.

— Pourquoi me demandes-tu ça ?

Les oreilles bourdonnantes, elle tentait de rester lucide et de dominer l’inquiétude qui s’emparait d’elle.

— Qu’allez-vous faire là-bas ?

— Si tu tiens à ta vie je te déconseille fortement de t’y rendre. Va-t’en et quitte la ville au plus vite. Ne passe surtout pas par les grands axes, comme tu t’en doutes, et évite les ruelles les plus à l’ouest. Prends directement à l’est et rejoins la campagne par cette direction.

Ambre fronça les sourcils et le sonda. Dans la fin de vingtaine, Edmund était un garçon au physique typiquement aranéen sans caractéristique spécifique si ce n’est une corpulence supérieure à celle de ses confrères. Même ses habits de noble facture et ses lunettes étaient standardisés, portés par les riches intellectuels. Pourtant, contrairement à ceux de sa caste, son visage rond et imberbe affichait une certaine douceur ; malgré sa mine renfrognée, le garçon paraissait bienveillant. De plus, il n’avait nulle trace de sang présente sur lui et ne portait ni sabre ni arme à feu.

— Il faut que je me rende à la mairie, fit-elle en se tenant le ventre, secouée par un spasme violent.

— N’y va pas ! Franchement, tu as vu ton état ? Tu n’es pas en mesure de te battre. Tout ce que tu risques c’est de te faire capturer, voire tuer. Tu rendrais alors le Baron plus vulnérable qu’il ne l’est déjà.

— Pourquoi m’aides-tu ?

Il la regarda et grimaça.

— Je ne voudrais juste pas qu’il t’arrive malheur. Tu es davantage une civile plus qu’une réelle menace. Si mon père ou un de ses hommes te voient, je ne donne pas chère de ta peau. Ils te tueraient sans hésiter ou se serviraient de toi pour te torturer et faire plier le Baron.

— Et alors, en quoi ça te gêne ? Tu es dans le camp adverse, je ne vois pas pourquoi tu te soucierais de ma vie.

— Je ne soutiens peut-être pas le même parti que toi mais je n’en suis pas plus cruel. Je suis médecin et j’ai l’honneur d’être au service de la Corporation Médicale. Je ne supporte pas qu’on fasse du mal à des innocents, ennemis ou non. Et je sais que tu as une petite sœur, comment réagirait-elle si elle apprenait qu’un malheur t’était arrivé ?

Il sortit de sa poche la broche ainsi que la feuille.

— Et puis, au vu de ce que je viens de lire là-dessus, mieux vaut éviter que mon père ou n’importe quel ennemi ne t’attrape. Tu as de la chance qu’ils n’aient pas entrepris de fouiller les lieux avant de partir.

— Je dois y aller… marmonna-t-elle en lui arrachant le papier des mains.

Elle saisit également la broche et fit un pas en avant, le dardant d’un œil mauvais. Alors qu’elle le poussait pour tourner la poignée, il posa en hâte une main sur la sienne.

— Attends ! la stoppa-t-il.

Il lui barra le passage, à l’entente de bruits de sabots, et porta son regard à l’extérieur. Un groupe de soldats passa devant la demeure et poursuivit sa route sans s’arrêter. Pendant qu’ils patientaient, le marquis l’examina.

— Peux-tu me dire ce que tu as ingurgité pour être dans cet état, s’il te plaît ?

Ambre grogna. Voyant qu’il ne lui libérerait pas le passage avant qu’il ait obtenu une réponse de sa part, elle souffla et sortit de sa poche le flacon et le lui remit. Edmund analysa en détail les éléments de composition dont les trois principaux étaient la valériane, le laurier rose et l’aconit napel. Son visage se décomposa, stupéfait que cette décoction ne la rende pas plus malade qu’elle ne le paraissait, voire ne l’ait pas déjà tuée. Les doses de ces plantes narcotiques à vertus sédatives étaient démesurément élevées, elle risquait l’empoisonnement ou l’arrêt cardiaque rien qu’avec l’ingestion d’une simple goutte. Livide, il la scruta de pied en cap.

— Combien de gouttes as-tu prises ?

— Euh… une dose, réfléchit-elle, prise au dépourvu.

Il s’immobilisa et étudia la composition ainsi que la largeur de la pipette qui représentait environ cinq gouttes.

— Et tu te sens bien ? Je veux dire à part pour tes vertiges et ton état nauséeux…

Elle hocha négativement la tête.

— Non, avoua-t-elle à mi-voix.

— Va en urgence aux Hospices ! Je t’y accompagne si tu veux mais ne reste pas dans cet état ou tu risques d’avoir de graves problèmes liés à l’ingestion, des lésions qui pourraient avoir des conséquences à l’avenir. C’est un miracle que tu sois pas déjà morte avec cette dose de cheval !

— Je n’ai pas envie de discuter, je n’ai pas le temps de m’y rendre… Je dois aller à la mairie !

Elle voulut lui arracher le flacon de Liqueur mais Edmund leva son bras pour le lui mettre hors de portée. Courroucée, elle feula et se hissa sur la pointe des pieds afin de l’attraper. Il la repoussa d’un léger coup de paume, la faisant basculer avec une aisance alarmante.

— Tu crois pas que tu en as déjà assez pris ? la défia-t-il. Viens avec moi aux hospices !

— Si tu veux m’aider, amène-moi à la mairie plutôt que de me faire perdre mon temps !

— Pour que tout le monde pense que je suis un traître à la Nation ? Hors de question… j’ai simplement le droit de porter secours à tout civil et de l’escorter jusqu’à un dispensaire, ma profession me l’y autorise.

— Les hospices sont à l’opposé de la mairie !

— C’est à prendre ou à laisser mademoiselle Deslauriers ! annonça-t-il sèchement.

À l’entente de son nom, elle se figea et pâlit aussitôt avant de retrousser ses lèvres.

— Si jamais tu oses dévoiler quoi que ce soit…

— Ce n’est pas mon intention !

Comprenant qu’il ne parviendrait pas à la convaincre, il céda et s’écarta de la porte.

— Très bien, fais ce que tu veux ! Mais je te conseille de te faire vomir au plus vite. Si t’as moyen de t’en procurer, prends de l’hellébore noir, ça va te faire régurgiter ce poison si jamais tu n’y parviens pas sans aide. Et prends du saule blanc après cela, ça calme les douleurs gastriques et apaise les migraines.

Sur ce, il libéra la voie. La jeune femme esquissa un signe de la tête et courut tant bien que mal en direction de la ruelle sud la plus proche. Elle courait aussi vite qu’elle le pouvait. Son cœur battait à vive allure et sa vue se brouillait. Le paysage était flou, le sol semblait se dérober sous chacun de ses pas.

Pourquoi tenait-il absolument à m’amener aux hospices ? Et pourquoi Blanche voulait-elle que je parte ? Pourquoi voulait-elle m’éloigner de la ville et d’Alexander ? Et avec Théodore en plus !

Se tenant aux rambardes, elle descendit péniblement les escaliers étroits et tenta de ne pas glisser sur les marches biscornues jonchées de débris de verre. Elle enjamba le ru et traversa une ruelle sombre à forte senteur de cendre où de nombreux détritus et affaires s’étendaient au sol. Des maisons incendiées brûlaient à sa gauche.

Cela devait faire plusieurs heures que le feu avait été allumé puisque toutes les autres habitations annexes, à la façade noircie et aux carreaux brisés, semblaient avoir été évacuées. De la fumée noire à l’odeur âcre envahissait l’espace, l’assombrissant grandement. Incapable d’avancer davantage, elle arrêta sa course et inspira du mieux qu’elle put. L’air ambiant était encore suffocant, chaud et humide.

J’aurais peut-être dû l’écouter et aller aux Hospices… je sens que mon état empire ! songea-t-elle, gagnée par la panique.

Elle se plaqua contre un mur et massa son ventre, le haut du corps courbé vers l’avant. Ses tripes se tordaient, la broyant de l’intérieur.

Putain pourquoi je ne l’ai pas écouté ! Je me sens vraiment pas bien ! J’ai l’impression que mon cœur va cesser de battre…

Elle examina à grande peine l’endroit où elle se trouvait, incapable de savoir où elle était ni s’il y avait du monde aux alentours tant ses sens étaient altérés.

Putain, je suis en danger si je reste ici… il faut que je me bouge… que m’a dit Edmund déjà…

Ne tenant plus sur ses jambes, trop fébriles pour supporter le poids de son corps, elle s’effondra. Sa main meurtrie heurta le pavement, ce qui lui décrocha un cri de douleur.

Il faut que je vomisse ! Autant garder le contrôle, Alexander avait raison, mieux vaut que je me maîtrise plutôt que je prenne ce truc… putain comment Judith faisait pour supporter ça !

Fébrilement, elle ouvrit sa bouche et y engouffra deux doigts qu’elle enfonça jusqu’à toucher la glotte. Elle vomit par réflexe, recrachant une quantité impressionnante de bile sanguinolente. Le liquide brûlant s’extirpait de son organisme. Percluse de douleurs, elle s’allongea et resta un moment étendue le long des pavés poisseux, recroquevillée entre les piles de vêtements et les ordures.

Plus jamais je ne toucherai à cette Liqueur ! Jamais !

Des rats affamés accoururent, avides de chair fraîche qu’ils n’avaient pas mangée depuis des lustres. D’un geste vif, Ambre en saisit un à la volée, l’attrapant par la peau du cou avec l’aisance d’un félin, et le lança contre la façade roussie. L’animal émit un couinement aigu. Ses os craquèrent lors de l’impact et il s’échoua au sol, inanimé, un filet de sang perlant de sa gueule et la queue raidie.

Cet assaut infortuné eut le don de refroidir ses congénères qui, traversés par la peur de subir le même sort tragique que leur chef, toisaient leur cible de leurs yeux noirs. Conversant d’une intelligence commune, ils restaient à une poignée de mètres, patientant que leur proie s’endorme pour passer à l’attaque et se délecter de ce repas.

Foutus aRATnéens !

Se sentant mieux, elle se releva et continua d’avancer. Elle marchait d’un pas lent, pressait sa main blessée sur son estomac endolori et, avec l’autre, prenait appui contre les murs. Son manteau était trempé de sueur, imprégné d’un remugle méphitique de pourriture qui manquait de la faire régurgiter à nouveau. La tête basse et désorientée, elle poursuivit sa route et se perdait dans ces allées interminables, identiques, où les noms des rues, vues comme floues par ses rétines abîmées, se ressemblaient : rue de la vannerie, rue de la tannerie, impasse des tanneurs…

Elle emprunta une étroite venelle où de vieux linges grisâtres flottaient à la brise. La pluie sévissait de nouveau. Alors qu’elle progressait à l’ouest, un bruit semblable à un gémissement la fit sursauter. Telle une proie sur le qui-vive, elle tourna la tête en hâte et vit au loin une personne choir au beau milieu des cadavres, adossée contre un mur. Intriguée par cette silhouette qui lui paraissait familière, elle s’avança timidement.

À son grand étonnement, elle reconnut Théodore. Arrivée non loin de lui, le jeune marquis redressa la tête et fut tout autant surpris de la voir.

— Rouquine ? fit-il, haletant.

Ambre l’étudia ; il avait le teint pâle, respirait péniblement et pressait son flanc à l’aide d’un tissu épais, il paraissait fiévreux et suait à grosses gouttes. Ses lunettes étaient fissurées et du sang barbouillait son visage creusé.

— Que t’est-il arrivé ? s’enquit-elle, plus inquiète qu’elle ne devrait l’être à son égard.

Il grimaça et toussa rauque :

— Les hommes de Laflégère, parvint-il à articuler, ils m’ont attaqué alors que je partais chercher Blanche.

Ambre se baissa à sa hauteur, examinant le linge imbibé qui lui servait de compresse.

— Comment t’en es-tu tiré ?

Il ne répondit rien et se contenta de lui montrer l’oiseau qui se tenait devant lui. Perchée au sommet du lampadaire, une magnifique harpie patientait, couverte de taches écarlates ruisselant le long de son corps et de ses serres. Le rapace les toisait de toute sa hauteur d’un œil inquisiteur.

Ambre eut un rire nerveux.

— Je vois que c’est Blanche qui t’a trouvé en premier.

Une étrange expression passa sur le visage du marquis qui paraissait avoir été transpercé en plein cœur.

— Tu veux dire…

— Oui ! se contenta-t-elle de répondre.

Elle se redressa. Théodore la scrutait de ses yeux écarquillés. Sous cette mine de chien battu, il ressemblait à un enfant déboussolé.

— Tu… tu vas pas me laisser là ?

Je devrais rejoindre Alexander au plus vite, mais je ne peux pas me résoudre à le laisser ici ! songea-t-elle en l’étudiant avec attention. Il est quand même bien amoché et si les hommes de von Dorff ou de Laflégère se pointent, je ne donne pas cher de lui. Surtout si Friedz les a persuadés de s’en prendre à lui… Est-ce que ce salopard mérite que je le sauve, au moins ?

Elle le vit déglutir et la regarder de ses yeux humides, implorant son aide. Ne voulant pas se laisser amadouer, elle releva les yeux en direction de la harpie.

En même temps, Blanche vient de l’aider et comptait le sauver… Et puis Edmund m’a bien laissé la vie sauve alors que rien ne l’y obligeait, mais…

Hésitante, elle observa les cadavres et nota qu’il s’agissait pour la plupart de civils armés, éventrés et mordus à de multiples endroits. Gagnée par l’incertitude et tiraillée par les choix qui s’offraient à elle, elle expira longuement et prit un instant pour faire un point sur son état ; ses mains tressaillaient, sa plaie s’était rouverte, elle avait faim, était épuisée et dans une posture qui ne lui permettait pas de se défendre en cas de danger.

Elle soupira et regarda l’oiseau :

— Va prévenir le Baron que je vais bien s’il te plaît. Ou du moins, si tu en es capable, va avertir l’un de nos alliés.

Comme si elle avait compris sa demande, Blanche inclina la tête et déploya ses ailes avant de s’envoler dans le ciel gris-noir, emportée par les bourrasques. Ambre s’agenouilla, s’empara du revolver de l’une des victimes et l’engouffra dans la poche de sa veste. Elle prit ensuite un morceau de tissu issu d’un étendard de fortune qu’elle tendit au marquis afin qu’il change sa compresse. Enfin, elle passa sa main sous son bras et l’aida à se relever.

— Tu peux marcher ?

— Marcher oui, courir non, dit-il après un gémissement.

Elle le fit s’appuyer contre elle et le traîna dans les ruelles. Courbé vers l’avant, il comprimait sa plaie de sa main libre.

— Il nous faut impérativement une cachette et pas loin si possible, annonça-t-elle en scrutant les alentours.

Elle le soulevait péniblement, s’effondrant sous le poids du garçon. Ils marchaient d’un pas lent, manquant de trébucher sur la chaussée glissante aux gouttières inondées.

— Putain, mais qu’est-ce que t’es lourd !

— La forme ça s’entretient, rouquine ! dit-il après une toux. Toi qui me prenais pour une brindille, tu vois que je suis musclé ! Et je te signale que ton haleine me donne la nausée. T’as bouffé un rat crevé ?

— Je peux toujours te laisser là si tu préfères ?

— C’est bon, excuse-moi…

La pluie s’intensifiait. La brume gagnait les ruelles.

— Pourquoi devais-tu m’escorter ? feula-t-elle après un temps. Où devais-tu m’emmener ?

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire, rouquine.

— Oh, arrête un peu ! Blanche t’a fait venir pour qu’on quitte tous les deux la ville. Tu dois bien être au courant de quelque chose !

Il arrêta la marche et se décrocha d’elle, tenant péniblement sur ses deux jambes.

— Tu l’as vue ? Que s’est-il passé ? Pourquoi s’est-elle transformée ? s’écria-t-il, une horrible grimace dessinée sur son visage livide.

— Friedz était là ! Elle lui a tendu un piège. C’est à cause de lui qu’elle s’est transformée. Après l’avoir tué, ses soldats et les von Dorff ont déboulé. Ils l’auraient tuée à leur tour si elle avait conservé sa forme humaine.

Théodore serra les poings.

— Ce salopard a osé la toucher une nouvelle fois !

— Que veux-tu dire par là ?

— Cela ne te regarde pas, rouquine !

— Bien sûr que si ça me regarde !

À cran, ils commencèrent à se houspiller et s’arrosèrent d’insultes et de reproches, déversant leur haine mutuelle sans le moindre filtre. À voix basse, afin que leur querelle ne rameute pas d’éventuels ennemis, ils s’accusaient tour à tour de tous les torts. Dès qu’ils eurent fini de cracher leur venin, essoufflés et le visage rouge, ils restèrent un certain temps muets, se scrutant en chiens de faïence avant de se rapprocher à nouveau et de renouer le contact. Sans un mot, ils reprirent leur route, conscients qu’ils devaient se soutenir mutuellement s’ils voulaient espérer s’en sortir.

Pendant qu’ils marchaient, Ambre lui racontait ce qui s’était produit, ne dévoilant rien de précis concernant ses origines ou la conversation qu’elle avait entretenue avec Edmund. Théodore l’écoutait avec attention, tentant désespérément de masquer son émoi devant la perte de sa Blanche.

Ils passèrent sous une arche puis arrivèrent dans une allée commerciale sinistrée. Un foisonnement de vêtements et d’objets gisait sur le pavement au milieu des flaques et de débris de verre issus des vitrines brisées. Notamment celle d’une boucherie aux étals vidés où pas une once de jarret, pas le moindre bout de lard ou de viande ne restait. Même les volailles et lapins, d’ordinaire suspendus aux crochets devant les étagères, n’étaient plus. Seuls demeuraient des saucisses et morceaux d’abats dispersés sur le sol carrelé maculé de boue, écrasés à coups de botte.

Cette vision de nourriture à portée de main fit gronder l’estomac de la jeune femme qui, sentant la faim tirailler ses entrailles, se serait risquée à grappiller des morceaux de viande pour les dévorer en chemin. Ils continuèrent leur progression puis entendirent des bruits et des voix s’élever au fond d’une épicerie dévalisée.

— Le cabaret de mon père n’est pas loin, l’avertit-il alors qu’ils pressaient le pas. Nous serons en sécurité là-bas.

Elle hocha la tête et suivit l’itinéraire indiqué par le blessé haletant qui s’affalait de plus en plus sur ses épaules. Une fois devant le Cheval Fougueux, trempés jusqu’aux os, ils s’engouffrèrent par la porte déjà forcée et s’enfoncèrent dans l’édifice plongé dans le noir. La jeune femme, habituée à la vision nocturne se repéra du mieux qu’elle put dans les locaux saccagés. Sans s’attarder sur les lieux à la décoration particulière, elle l’emmena au fond de la salle.

Ils traversèrent le couloir jusqu’à atteindre un escalier recouvert d’un tapis rouge. Sur ses conseils, elle prit les clés de la poche de son veston et les engouffra dans la serrure d’une épaisse porte blindée, trouée d’impacts de balle. Ambre l’ouvrit avec difficulté.

Dès que le passage fut assez large, ils avancèrent à tâtons. L’étage ne semblait pas avoir été souillé par un quelconque individu. Théodore indiqua une loge au fond du couloir obscur, où ils seraient à l’aise et surtout à l’abri pour passer la soirée. Le corridor était traversé de chaque côté par des rangées de portes successives où toutes affichaient des petits écriteaux aux noms intrigants.

Arrivés devant celle portant le nom de « Chambellan », la jeune femme tourna la poignée et tous deux pénétrèrent dans la pièce où un lit était mis à disposition. Souhaitant se décharger au plus vite de son lourd fardeau, elle posa avec empressement le blessé sur le matelas. Sans prendre la peine de s’enquérir davantage de l’état du marquis et sentant ses épaules engourdies, elle s’étira de tout son long, détendant ses muscles, et laissa échapper un cri étouffé. Puis elle alla fermer les rideaux de sa seule main valide avant d’allumer les chandeliers disposés à chaque recoin.

Dès que les chandelles furent allumées, elle découvrit pleinement les lieux. D’abord interdite, elle pouffa.

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