NORDEN – Chapitre 122
Chapitre 122 – Prologue
Dans l’obscurité lugubre d’une nuit sans lune, une enfant marchait en solitaire dans la campagne brumeuse, arpentant les sentiers sinistrés où des racines sinueuses transperçaient la terre battue, ensevelies sous un amas de feuilles brunies en décomposition. En pleine défoliation, les arbres perdaient en abondance leur frondaison, exposant à nu les écorces rêches de leur tronc moussu. Insectes et rongeurs grouillaient sournoisement en ce terrain hostile à la recherche de nourriture qui gisait à portée de mandibules ou d’incisives. Bercée par les cris rauques des corbeaux et le craquement des branches agitées par les vents glacials de ce début d’automne, la fillette chantonnait une mélodie aux notes dramatiques. Ses cheveux roux flamboyant, emmêlés et couverts de brindilles, fouettaient son visage joufflu bardé de taches de rousseur.
« Cheminant dans la brume
Seule dans un silence profond
Un bruissement résonne
Créature es-tu là ? »
L’odorat aussi affûté que celui d’un canidé, elle reniflait le moindre effluve distinctif qui flottait dans cet air ambiant chargé d’humus et d’embruns. Une note tant subtile que pénétrante parvint à ses narines. Cette senteur inconnue la grisa et elle accéléra le pas pour tenter de localiser sa provenance. Les sens en éveil, elle traversa les champs de maïs dont les épis bien plus hauts qu’elle s’érigeaient tels des remparts. Dans son périple, elle peinait à avancer car le sol jonché de cailloux effilés était boueux et collait aux bottes, la faisant s’enfoncer jusqu’aux chevilles.
« Entre les forêts et les champs
Dans la nuit brumeuse
Je sens une ombre
Quelque chose se déplace »
Au loin, elle distingua une lueur provenant d’un cottage qu’elle reconnaissait entre tous, la maison de son ami Anselme. L’enfant fit une moue et fronça les sourcils. Il était déjà bien tard et, d’aussi loin qu’elle se souvienne, jamais les lumières ne restaient allumées à une heure avancée. Elle ralentit le pas et prit une grande inspiration, l’odeur émanait de là. Elle s’avança prudemment, troublée par la présence d’un remugle annexe fortement désagréable, pestilentiel même, qui s’apparentait à celui des gens de la haute société, un relent d’alcool mêlé de musc.
« Créature, peux-tu me voir ?
Me guetterais-tu, là dans la brume ?
Es-tu ici, tout près de moi ?
Je sens ton souffle sur ma nuque »
Plus elle s’en rapprochait, plus l’odeur devenait écœurante au point qu’elle se résolut à se boucher le nez. À présent, le miasme du sang et de la charogne dominait pleinement les alentours. Son rythme cardiaque s’accéléra, elle suffoquait. Mais elle ne pouvait faire demi-tour, curieuse de savoir ce qui se déroulait d’inhabituel chez son ami. Désormais devant l’entrée, elle remarqua que la porte était ouverte et entendit du bruit. Elle passa timidement la tête par l’entrebâillement et vit une créature en costume écarlate penchée sur ce qui semblait être Ambroise, le père de son ami. Un frisson hérissa l’échine de l’enfant qui, le visage devenu livide, se raidit et écarquilla les yeux à la vue de la nature morte qui s’étalait à ses pieds.
Ambroise gisait à terre, la face bleuie déformée d’effroi, les tripes pendant au-dessus de son corps mutilé, perforé d’un trou béant au niveau de l’abdomen qui laissait voir l’ensemble de ses organes. Des lambeaux de chair maculés de gouttes pourpres s’éparpillaient au sol formant de larges flaques qui recouvraient la totalité des carreaux ivoire. Le sang dégoulinait le long des jointures et étendait peu à peu son emprise pour arrêter sa course contre le mur. La fillette tressaillit puis demeura immobile, à la fois pétrifiée et émerveillée par ce cadavre désarticulé. Comme s’il eut senti sa présence, le monstre en costume rouge se retourna et l’aperçut de ses pupilles dilatées à l’extrême, révélant des billes noires chargées de malveillance. Après un instant de flottement, il montra les dents et grogna. Se sentant en danger, l’enfant s’arma de courage et s’enfuit. À peine avait-elle quitté la pièce qu’elle entendit ce dernier appeler ses congénères, sonnant le glas de la chasse.
Sous le linceul charbonneux de la nuit, elle courait aussi vite qu’elle le pouvait, poursuivie par trois prédateurs enragés qui la traquaient tel un gibier. Alors que l’obscurité escamotait le paysage, la fillette se rendit compte que, comme elle, ses assaillants se repéraient à l’odorat. Arrivée dans les champs de maïs, elle revint sur ses pas, brouillant les pistes afin de les désorienter. Hors d’haleine, elle se vautra puis se roula dans la fange dans l’espoir de dissimuler son odeur. Ainsi camouflée, elle guetta le moindre bruit ou mouvement suspect, espérant avoir semé ses prédateurs. Son cœur tambourinait ardemment contre sa poitrine et ses muscles tremblaient à la manière d’une bête craintive. Tout était devenu calme. Voyant la menace éclipsée, elle crispa ses doigts contre les tiges et finit par se relever, sa maison n’était guère loin et elle y serait à l’abri.
Cependant, elle ne put esquisser un pas qu’une force irréelle la percuta de plein fouet et la plaqua violemment au sol. Une intense décharge foudroya sa moelle épinière meurtrie par l’impact contre la terre spongieuse qui la fit s’enliser. Un rai de lumière perça à travers les épais nuages, auréolant le paysage d’une oppressante teinte bleutée. Hébétée et la vue brouillée la fillette put néanmoins distinguer les traits de son imposant prédateur. C’était le monstre qu’elle avait aperçu ; un grand homme à la crinière de lion et au visage déformé par la fureur. Un réseau de veines carmines striait ses yeux noirs alors qu’à la commissure de ses lèvres retroussées, dévoilant deux rangées de dents blanches fièrement visibles, suintait un filet de bave. L’assaillant empoigna sa taille d’une main ferme gantelée d’une armature en fer aux griffes aiguisées, reflétant le halo fantomatique de l’astre nocturne. Son emprise puissante alla jusqu’à percer le tissu de son épais manteau, éraflant la peau duveteuse et tendre de son ventre. L’enfant feula pour l’intimider, consciente qu’elle n’avait pas la force nécessaire pour lutter contre le monstre. Mais ce dernier n’en avait cure et, dans sa rage, il commença à la frapper au visage et au corps, s’acharnant sur sa victime sans aucune pitié. Les coups tombaient un à un, arrachant à la fillette des cris de douleur étouffés.
Après un temps, elle sentit le poing de l’assaillant cesser son martèlement pour venir poser une paume sur sa nuque et la serrer violemment. L’entrave était ferme et l’enfant gigotait mollement pour s’en libérer. Le goût ferreux du sang parcourait sa trachée et ses poumons meurtris peinaient à capter l’air, elle vacillait. Le monstre lâcha la taille de sa captive et approcha dangereusement sa main gantelée de son visage. De la pointe de son index, il effleura sa joue, souhaitant l’intimider par ses longues griffes effilées, la dardant d’un regard infernal.
Craignant pour sa vie, les yeux ambrés de l’enfant s’illuminèrent, les faisant s’embraser. D’un geste vif, elle fit fi de la souffrance et lacéra la joue de son assaillant de ses ongles limés aussi tranchant que des lames de rasoir. Le prédateur hurla et se projeta en arrière, libérant son emprise et laissant ainsi sa proie filer entre ses doigts. Celle-ci courut, rejoignant son logis sans se retourner. L’enfant finit par trouver refuge au pied des racines proéminentes d’un gros arbre. Elle s’avachit une nouvelle fois, ventre à terre, tapie sous un amas de ronces situé à une centaine de mètres de son cottage devant lequel les deux autres monstres, tout aussi redoutables que le premier, patrouillaient. Avec ses dernières forces, elle s’emmitoufla sous les feuilles mortes et recouvrait intégralement son corps grelottant avant de lécher les plaies de ses mains entaillées, grognant sous le coup de la douleur. Enfin, elle couina, sa maman n’était toujours pas rentrée. Où était-elle ? L’avait-elle abandonnée ? Comment allait son Anselme ? Le monstre de l’ombre reviendrait-il afin de la hanter ?