NORDEN – Chapitre 122

Chapitre 122 – La mouette et la genette

Les cinq cavaliers venaient de quitter le sentier pour s’engouffrer dans la vaste forêt que se dressait devant eux. Postée sur Majar, Sonjà survolait les lieux d’un œil vague, déconcertée par les événements dont elle avait été témoin. La cheffe Svingars avait les traits tirés à l’extrême et tenait fermement la bride de sa monture, ruminant le sinistre bilan que ses yeux verts de guerrière aguerrie avaient analysé sans avoir pu intervenir.

— Qu’as-tu, Sonjà ? demanda Skand, inquiet.

La guerrière grimaça.

— Sahr ! je n’aime pas ça ! J’sais très bien que nous devons toute obéissance au Aràn, et que j’peux pas lui désobéir. Mais j’aime pas ce qui est en train d’se passer !

— Tu veux parler des pillages et des tueries chez les hundr ? Tu t’inquiètes du sors des vindyr ?

Elle se racla la gorge et cracha.

— Vrai ! j’aime pas les hundr, c’est un fait, mais voir des petits s’faire molester et des familles s’faire tuer sous mes yeux sans pouvoir rien faire… ça m’fait mal au cœur. J’crois que j’n’ai vu pareille boucherie de ma vie !

— Le Aràn doit forcément avoir ses raisons, répondit Skand d’un ton teinté d’aigreur. Il ne nous laisserait pas sinon. Alfadir est juste ! Il nous protège et nous aime, nous sommes ses enfants après tout.

— Sahr ! si ça pouvait être vrai !

Il releva la tête et la regarda de ses yeux larmoyants.

— Faùn t’a dit quelque chose ?

Elle pesta et sortit une gourde en peau de mouton de sa sacoche. Elle dévissa le goulot et but à grandes goulées afin d’humidifier sa gorge sèche, dépourvue de salive.

— Non ! Faùn a perdu sa clairvoyance, tout comme le Aràn. Il reste plus que Wadruna et Solorùn pour ressentir un peu c’qui se passe. Et d’après c’que j’sais, aucun d’eux ne peut plus entrer en contact mental avec lui. Il s’est totalement fermé depuis dix ans maintenant.

Elle tendit la gourde à son homologue qui but à son tour.

— À cause de Hrafn, tu penses ?

— Possible. J’trouve ça injuste qu’il nous laisse livrés à nous-même et nous abandonne encore pour lui. C’est à croire qu’il n’y a que lui qui compte à ses yeux !

— Y’a peut-être un autre problème plus profond ?

La mine renfrognée, il serra son médaillon.

— Vu son état, il va peut-être s’isoler définitivement à Oraden et passer le flambeau à un successeur, il est vieux après tout. Mais personne n’est peut-être pas assez bien aux yeux du Aràn pour endosser cette responsabilité…

— Sahr ! j’espère pas ! J’veux pas que ça s’passe comme sur la Grand’terre. Norden a besoin de lui ! Surtout si leurs empires viennent nous envahir à nouveau ! Comme si Pandreden ne leur suffisait pas alors qu’elle est au moins vingt fois plus grande qu’notre Norden à ce que j’sais !

— Tu sais ce qu’ils deviennent là-bas ? Adam était le dernier avec qui nous avions contact. J’crois qu’ça fait plusieurs décennies que la licorne n’a plus de lien avec nous !

— J’sais pas trop mon p’tit Skand. J’sais juste qu’Adler a toujours une influence chez les Nordistes et Leijona chez les Sudistes. Mais j’sais pas ce que sont devenus Nahash et Andrias. Après, j’sais ça parce que Medreva nous l’a dit y’a longtemps, car elle tapait la causette avec les de Rochester qui s’renseignaient sur eux. Comme Alfadir s’fichait pas mal de savoir ce qu’ils devenaient.

— Pourquoi Alfadir n’aime pas les Pandaràn ? D’après les légendes, ils sont aussi sages que nos Aràn !

— Faux, le Aràn est loin d’être un sage ! J’le respecte, mais j’connais ses défauts. Il est têtu, cachottier, autoritaire, possessif et surtout incroyablement fier et rancunier ! C’est clairement pas un modèle à suivre !

— Vrai ? Que lui ont fait les Pandaràn ?

— Wadruna te l’a jamais dit ? Ça fait partie des choses à connaître en tant que chef !

Skand tourna la tête et observa sa Shaman qui marchait aux côtés d’Adèle, conversant avec elle pour la rassurer.

— On a pas trop évoqué le sujet de la Grand’terre. J’devais penser à mes gens avant et à savoir comment accueillir la petite Sensitive sur mes terres. Mon peuple est ravi de la recevoir, c’est un immense honneur pour nous.

La guerrière eut un rictus et fronça les sourcils, dessinant une importante ride du lion sur son front.

— Une chance vrai ! Ça m’aurait bien arrangé de l’avoir dans mon peuple ! Faùn n’est vraiment pas au mieux, j’ai peur qu’il fasse comme le Aràn et se laisse aller lui aussi.

— Tu sais ce qu’il a ? C’est vrai qu’il avait pas l’air bien, l’éclat de ses yeux est moins intense que celui de Wadruna.

— Sahr ! je crois qu’il en a marre de tout ça ! De tous ces problèmes, des Féros surtout. Je l’ai questionné là-dessus car j’voyais qu’il allait pas bien. À ce que je sais, il a très mal accepté la décision du Aràn d’exclure Medreva et de le nommer en tant que Shaman supérieur. Il me l’avait jamais dit ça ! J’pensais que c’était Wadruna qui l’était depuis le temps… mais non, c’est mon Faùn !

— Vrai ? Je pensais que c’était Solorùn ! C’est le plus vieux, le plus expérimenté et il a un apprenti depuis des années. Pourquoi Faùn fait-il des cachotteries ?

— Sahr ! j’sais pas. En même temps c’est pas comme si ça servait à quelque chose maintenant. Regarde l’état du Aràn, comment veux-tu être le messager d’un être qui n’est plus clairvoyant. Remarque c’est peut-être pour ça que mon Shaman est comme ça, il doit ressentir les émotions d’Alfadir, qu’importe s’il n’entend plus ses pensées.

— C’est vraiment triste… j’ai de la peine pour lui !

— Vrai ! marmonna-t-elle.

Sonjà porta son regard sur son Shaman posté dix mètres devant elle. Faùn paraissait épuisé, perdu dans ses pensées. Ses yeux cernés de rides étaient d’un bleu vitreux tout aussi délavé que ses poils de barbe et ses longs cheveux châtains commençaient à virer au cendré. Son cheval avançait d’un pas lent, tractant derrière lui une charrette en bois supportant la cage où Mesali couinait, mirant tristement Iriden s’éloigner de son champ de vision, les mains agrippées contre les épais barreaux.

— C’la dit, j’crois que la réaction de la Féros rousse l’a pas mal marqué. T’as vu comment elle m’a tenue tête ? Et pourtant elle s’est pas laissé dominer malgré ses yeux embrasés. J’ai jamais vu ça moi ! À croire que les vindyr et les hundr ont réussi à dompter les Féros !

À l’entente des couinements de la Féros, Adèle ralentit sa monture et se mit à hauteur de la charrette. Elle gratifia la captive d’un sourire chaleureux et, sans crainte, passa sa main à travers les barreaux. Mesali la renifla et, tel un chien, la lécha. Dans un besoin d’être rassurée, elle frotta sa joue contre la paume, ronronnant faiblement.

— Y’en a pas beaucoup sur leurs terres, nota Skand, ils se sont peut-être adaptés au fil des siècles car ils savent qu’ils seront tués sinon. Leur mode de vie est étrange, les grands hundr sont déjà bien méchants envers les autres hundr et encore plus envers les vindyr ! Alors les Féros… c’est pas comme chez nous où on essaie de les intégrer.

— Faux ! on les a jamais vraiment intégrés, c’est ça l’problème. Comme l’a dit la Féros rousse, on les a jamais considérés comme des nôtres. J’les ai toujours vus comme des bêtes. À part Servàn, bien sûr, mais comme il a grandi auprès de Faùn, j’me suis dit qu’il se dominait grâce à lui. Remarque, c’est peut-être pareil pour cette Ambre, une Féros avec une sœur Sensitive, ça a dû calmer ses ardeurs.

Elle croisa les bras et soupira :

— C’qu’elle m’a dit m’a fait mal au cœur, car je crois que je me suis grandement trompée sur la façon dont il fallait que j’les gère. J’en ai jamais voulu chez moi, à Aerden, j’avais peur qu’ils me saccagent la cité et causent du trouble. Certes j’ai Mesali, mais bon, la p’tite est orpheline, j’allais pas la laisser. Mais v’là qu’elle est sauvage !

Il y eut un long silence où les deux chefs contemplaient la scène qui se jouait devant eux d’un air songeur. Adèle gloussait et tentait de faire rire la petite captive, qui la regardait avec un mélange d’étonnement et d’attention, puis sortit de sa poche un biscuit au chocolat et le lui tendit.

— Tu en veux ? dit-elle en approchant le gâteau.

Mesali fut instantanément attirée par le fumet que la douceur exhalait. Les yeux écarquillés, elle entrouvrit sa bouche et pourlécha ses lèvres. Désireuse d’obtenir cette chose inconnue si appétissante, la petite Féros se maîtrisa et la prit avec le plus grand soin. Elle croqua la friandise à pleine dents, mastiqua bruyamment et l’avala en deux bouchées. Une fois terminé, elle fit les yeux doux à la jeune albinos afin d’espérer en avoir un deuxième, la main tendue vers elle. Adèle fouilla à nouveau dans sa poche, sortit le dernier biscuit qu’elle avait en sa possession et le rompit en deux morceaux afin de le partager. Mesali engloutit son bout et ronronna avec force.

— C’est vrai, qu’elle a été toute gentille lors du conseil, nota Sonjà, la Féros a pris soin d’elle. J’l’ai jamais vue aussi calme. J’m’en veux de la traiter aussi mal maintenant que j’sais qu’elle peut dev’nir moins sauvageonne. Va falloir qu’j’essaie d’la dresser autrement.

— Tu veux me la confier ? proposa Skand. Elles ont l’air de bien s’entendre elle et la petite. Ça te fera ça de moins à gérer et puis elle sera bien chez nous, auprès d’une Sensitive. Surtout qu’elles ont à peu près le même âge.

Sonjà grimaça, pensive.

— Hum… j’aime bien ton idée. C’est vrai qu’elle n’a pas vraiment de famille chez nous, j’pense qu’elle sera bien chez les tiens. Mais te sens-tu capable de gérer une Féros ? Surtout au vu de son tempérament ardent ?

Skand se gratta la joue puis haussa les épaules.

— J’pense que oui. Comme t’as dit, faut pas oublier que la petite Sensitive a sa grande sœur Féros, j’pense pas que ce soit trop dur pour elle de comprendre ta Mesali. C’est vrai que j’ai pas de Féros Dominaux chez moi, seulement une dizaine de Latents en tout et pour tout. Et j’crois pas qu’mon peuple sera ravi d’en recevoir une. Mais bon, j’me dis que c’est pas si mal de rapprocher les Féros des Sensitifs quand ils sont jeunes. Ça a bien fonctionné sur Servàn ou cette Ambre, alors pourquoi pas sur elle ?

— Sahr, tu dis vrai ! On peut tenter la chose et voir c’que ça donne oui.

Un fin sourire s’esquissa sur ses lèvres, réjouie par cette alternative et par la vue des deux fillettes qui tentaient de communiquer par des gestes et des onomatopées.

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