NORDEN – Chapitre 121

Chapitre 121 – Le roi serpent

Alexander demeura un certain temps muet, plongé dans ses réflexions. Les idées se bousculaient dans sa tête ; individu surpuissant, manipulateur, autant craint que respecté, un inconnu ayant peur pour sa descendance. Une descendance cachée, des monstres craints mais convoités. Beaucoup de points convergeaient vers cette conclusion aussi absurde qu’impensable : Un « H », une lettre si caractéristique ne pouvant être le fruit du hasard.

Dans son désir de vérité, il avait parcouru tous les signes possibles, fouillé livres et registres, épluché blason et armoiries, étudié les initiales de chaque famille ou organisation aussi bien de Norden que de Pandreden. Le H des Gardes d’Honneur, de la famille ducale des von Hauzen, de Hrafn, de Hjarta Kóngur, le nom noréen d’Alfadir. Parmi toutes celles qu’il avait étudiées, l’une d’elles devenait une évidence ; le H de l’Hydre, cette organisation se référant à la plus redoutable des deux entités, le Serpent marin Jörmungand autrement connu sous le nom de Höggormurinn Kóngur, littéralement traduit par « Le Roi Serpent ».

Mais Alexander, dans son esprit logique et raisonné, était incapable de comprendre le pourquoi et surtout le comment d’une telle chose. C’était impensable, inconcevable, d’imaginer qu’un tel être puisse fouler le sol de Norden sans être repéré. Et par quel miracle cet immense serpent avait-il pu engendrer ?

Or Irène ne venait-elle pas de dire qu’Alfadir pouvait reprendre forme humaine, pourquoi son jumeau, ce Aràn dominant les flots, ne le pourrait-il pas ? Réveillé il y a cinquante ans, engagé dans un combat contre son frère dont personne ne connaît réellement la raison. Un affrontement entre les deux frères pouvant aboutir à un conflit mettant en péril la sécurité de ses habitants. Serait-il l’ancêtre d’une jeune lignée secrète et illégale ?

— Vous avez compris ? ricana Irène en notant sa stupeur. Vous savez maintenant pourquoi ces enjeux nous dépassent et que, quoi que nous fassions, nous ne sommes et ne serons jamais que des pions au service d’éminences.

— Mais comment est-ce simplement possible ?

— C’est une bien longue histoire en effet ! Trop longue pour que je puisse vous la dévoiler pour l’instant mais si nous disposons d’un peu de temps je me ferai une joie de vous la raconter en détail. Néanmoins, vous comprenez pourquoi Alfadir n’a pas bougé un sabot lorsque les enfants noréens furent envoyés sur Charité. C’était un accord convenu et bien que cela le blessait énormément, il ne pouvait procéder autrement s’il voulait avoir l’honneur de revoir un jour son fils adoré.

— Vous avez récupéré le corbeau ?

Irène détourna le regard pour le porter sur la caisse. Le Baron, interdit, ne dit rien.

— Je viens d’en avertir Alfadir. Cela fait peu de temps que l’émissaire l’a récupéré et que père l’a ramené sur Norden. J’espère sincèrement que ce foutu Cerf sera là d’ici demain soir. Nous ne pouvons nous permettre d’attendre plus longtemps sans son aide, la situation est préoccupante, critique même.

— Comment avez-vous retrouvé la piste de Hrafn ?

— En suivant celle de la D.H.P.A. Voyez-vous, en arrivant sur l’île, Charles et Enguerrand avaient emporté avec eux du matériel de pointe provenant de Charité. Matériel que j’ai subtilisé en partie à l’observatoire pour analyser secrètement le sang de mon mari.

Alexander opina en silence. Il se souvenait que l’observatoire avait essuyé un vol soi-disant mis en place par les deux charitéins afin de rameuter en toute discrétion leurs complices pour surveiller ce lieu isolé et les aider dans leurs sombres affaires. Finalement, il y avait bien eu un rapt et la présence des militaires avait été légitime.

— En observant les résultats, expliqua-t-elle, j’ai pu remarquer que certaines valeurs d’un sujet sous D.H.P.A. étaient exactement les mêmes qu’une personne Féros. Où avais-je un Féros sous la main me direz vous ? Et bien, aussi invraisemblable que cela puisse vous paraître j’ai depuis de nombreuses années la mainmise sur un individu Féros dont personne ne soupçonne l’existence.

— Votre père, à tout hasard ? proposa Alexander.

— Non, il aurait été inutile que je le fasse venir juste pour une analyse. Il est du genre fainéant et je ne tenais pas à l’énerver davantage.

Il fit la moue et regarda les trois autres hommes qui, comme lui, étaient captivés par le discours de la duchesse.

— J’ai donc décidé de poursuivre la piste de la D.H.P.A. Pour cela, j’ai pris la décision de m’allier au marquis von Eyre. Grâce à lui, j’obtenais sa protection. Que les hommes sont faibles et prévisibles ! Il nous suffit de quelques battements de cils et vous nous promettez monts et merveilles.

Un sourire en coin, elle s’alluma une autre cigarette.

— En fouillant dans ses documents, je suis tombée sur ses carnets de commandes et j’ai donc demandé aux de Rochester d’enquêter. Malheureusement, tous nos espions étaient neutralisés. Seule restait notre fidèle émissaire mais celle-ci était maintenue captive sur Charité en tant que cadeau diplomatique, dirons-nous.

Elle prit une large bouffée et expira avec lenteur.

— Mon père est parvenu à la libérer et l’a engagé à poursuivre notre but avec l’itinéraire volé chez Wolfgang.

— La même émissaire qui comptait pour Friedrich ? demanda Alexander d’un air songeur.

— C’est exact ! répondit James. Et nos quatre espions, mes deux frères et mes deux cousins sont morts ou se sont transformés. Georges a été le dernier à nous avoir quittés.

— Savez-vous ce qu’il lui est arrivé ? J’ai cru comprendre qu’il était revenu dans un état des plus déplorables avant qu’il ne décide de se transformer.

James passa une main sur son visage et soupira.

— Georges rentrait de mission, incapable de trouver un chemin praticable dans l’itinéraire que nous lui avions indiqué pour retrouver Hrafn. Nous savions que le corbeau était captif dans les hautes montagnes, dans un laboratoire où nul n’avait les coordonnées exactes mais nous savions qu’une voie de chemin de fer y menait.

— Qu’est-ce donc ? s’enquit le marquis.

— La voie ferrée ? Un moyen de déplacement desservant de nombreuses destinations en un temps record. Ce sont de gigantesques machines noires, marchant à la vapeur et au charbon, créées pour déplacer les hommes ainsi que des marchandises en gros volume. Providence, l’ancienne Fédération et Charité sont quadrillées par ce réseau. La plus importante d’entre elles se nomme la Carotide et relie Charité à Providence en passant par Tempérance.

— Impressionnant !

— Et donc pour la suite de votre espion ?

— Comme il ne lui restait guère de temps pour rentrer avant le départ de la Goélette, Georges est passé par un autre itinéraire, sur l’ancien territoire de la Fédération maintenant annexé par Charité. Mais alors qu’il longeait la côte pour regagner le port de Providence, il a essuyé une attaque de la Milice Rouge. Je ne sais pas si vous en avez entendu parler, mais ce sont des miliciens travaillant à la solde de l’Empereur de Providence en personne. Cela faisait des semaines qu’ils le pistaient car ils auraient eu des doutes quant à son origine noréenne et auraient eu l’ordre de le capturer.

— Comment s’en est-il tiré ?

— Georges est revenu au navire en état de choc. Il ne portait aucune trace de blessure mais son esprit, en revanche, était ailleurs.

Il baissa la tête, les yeux embués.

— Ainsi le dernier membre des espions a disparu.

Le Baron fronça les sourcils avec scepticisme.

— Pourquoi ne pas avoir engagé Ambre dans ce cas ? Pourquoi ne l’avez-vous pas informée ou formée dans ce but si elle faisait partie des vôtres ?

— Tout simplement parce qu’Alfadir s’y refusait, répondit calmement James. Il avait été tellement courroucé d’apprendre que Georges avait eu un enfant avec Hélène, la fille de son jumeau, qu’il ne voulait en aucun cas mêler sa progéniture dans cette histoire. Par souci d’orgueil et de fierté mal placée. Il faut dire que mon cousin nous avait caché les origines de sa femme. Il est vrai qu’il était devenu distant depuis la naissance de la petite, allant jusqu’à abandonner son luxueux domaine pour un modeste cottage. Il repoussait nos invitations, coupant sciemment les ponts au niveau familial. Et lorsqu’il y a neuf ans le Aràn a découvert l’existence de ses filles, nous avions reçu l’ordre de ne pas nous occuper d’elles et de les ignorer.

— Vous avez renié ces enfants ? s’offusqua Alexander. Laissé cette gamine d’à peine dix ans livrée à elle-même et s’occuper d’un nouveau-né une grande partie du temps ?

James soupira et acquiesça tristement. Il prit la main de Pieter puis regarda le maire.

— Cela nous était fort compliqué au départ, Georges n’était plus là pour veiller sur elles lorsqu’il partait des mois durant en mer. Mais sa grand-mère Medreva continuait de les surveiller lors de ses absences. Et force est de constater que l’aînée a réussi tant bien que mal à mener sa barque. Elle qui était aussi farouche qu’un animal sauvage a commencé comme par miracle à s’assagir. Elle grognait moins et semblait s’épanouir en la présence de sa cadette.

Il s’arrêta un instant et essuya discrètement une larme.

— C’était inédit ! Improbable qu’elle change à ce point ! D’autant qu’elle avait été bien traumatisée. Elle est encore aujourd’hui incapable de se souvenir de moi, et ce, depuis ce désastreux événement. Pourtant à l’époque, j’allais régulièrement déjeuner en compagnie de mon cousin et de sa femme en leur modeste demeure. Je connaissais bien la fillette. Certes, très particulière au vu de son Féros mais jamais méchante ou agressive envers moi.

— Que sous-entendez-vous par traumatisée ?

James afficha une mine renfrognée et observa au loin.

— Nous ne savons pas réellement ce qui s’est passé. Le surlendemain de l’assassinat d’Ambroise, Georges et moi rentrions de Providence. Arrivé chez lui, mon cousin avait remarqué que sa fille était couverte d’ecchymoses et d’entailles et présentait une grosse marque de strangulation. Ajouté à cela, une maison retrouvée dans un désordre sans fin et Hélène qui éclatait en de grandes crises. Il m’a appelé en urgence afin que je veille sur la petite, pensant qu’Hélène avait tenté de l’étrangler.

— Vous pensez que dans sa folie, elle aurait tenté de blesser ou de tuer sa fille avant de se raviser ?

— Hélène n’a jamais été folle ! objecta Irène d’un ton sec. C’était une femme douce et fragile, trop bienveillante pour le monde dans lequel elle avait vu le jour ! C’est à cause de son besoin éternel d’amour et d’affection qu’elle en est arrivée à commettre l’irréparable et à en subir les conséquences. Elle était sans arrêt anxieuse, voulait faire au mieux pour rendre son père heureux. Pourtant, elle se sentait éternellement seule. Entre moi, sa grande sœur, qu’elle ne pouvait plus côtoyer, son mari qui partait souvent en mer et sa fille indomptable qui ne cessait de repousser les limites. Elle a fini par trouver du réconfort dans les bras de son adorable voisin, votre charmant domestique !

Alexander grogna devant son ton désobligeant. Il voulut rétorquer mais James l’interrompit.

— Irène a raison, Hélène n’était pas démente. Je ne l’avais jamais vue s’énerver avant cela. De toute façon, l’empreinte présente sur le cou de la fillette était trop large pour être l’œuvre d’une femme et Hélène ne présentait pas la moindre égratignure. Nous l’avons questionnée à de multiples reprises mais elle a été incapable de nous cracher le moindre indice sur le sujet. Même la petite ne pouvait prononcer un son. Elle tremblait, grognait plus que d’habitude et se cachait sous le lit lorsque nous entrions dans sa chambre. Elle ne mangeait plus. Et lorsqu’on arrivait à l’attraper, elle se masquait le visage et se recroquevillait, terrorisée à l’idée d’être frappée, allant jusqu’à hurler au « monstre » dans son sommeil.

Le souffle court devant la brutalité de ces paroles, le Baron sentit son cœur se serrer ; qui parmi la population pouvait se résoudre à porter atteinte à un enfant, Ambroise ? Non, impossible, l’homme n’aurait jamais pu s’abaisser à battre une fillette. À moins que…

— Pensez-vous qu’elle dormait chez Anselme ce soir-là ? Qu’elle s’était rendue là-bas afin d’être auprès de son ami mais qu’Hélène ne l’avait pas prévu ?

— Nous nous sommes demandé si elle n’avait pas été aux alentours du cottage la nuit de l’incident, oui. D’autant que l’un des hommes, monsieur Maspero-Gavard, présentait une balafre sur le visage et aucun objet contondant n’a été retrouvé sur place. Seule la petite possédait des ongles tranchants qui auraient pu produire une telle cicatrice.

Il lâcha la main de Pieter et retroussa sa manche, dévoilant un bras couturé de vieilles cicatrices.

— Voilà le résultat lorsque nous avions tenté de rassurer la fillette. Même après dix ans, les marques demeurent.

Alexander baissa les yeux et scruta sa main gauche, couturée de cicatrices semblables à celles de James.

— Vous pensez qu’elle aurait été de taille à lutter contre eux ? Trois militaires et sous D.H.P.A. de surcroît ?

— Non, en effet, il aurait été impossible de concevoir que la petite ait pu leur échapper si elle avait été prise en chasse. Or, il s’agit de la seule hypothèse tangible.

— C’est mal connaître la résistance des Féros, objecta Irène, ils ont une faculté de rémission et d’adaptation largement supérieure à un individu lambda. Ils tombent rarement malades et guérissent plus vite. S’ils sont davantage traumatisés c’est avant tout parce qu’ils survivent aux chocs et agressions encaissés contrairement aux autres ! Les coups portés sur leur corps endommagent leur cerveau qui, dans un instinct de préservation, tente d’enfouir ces traumatismes afin de les oublier. Beaucoup de Féros sont névrosés, déprimés, craintifs ou au contraire agressifs à cause de cela ! Il n’est pas dans leur nature d’être ainsi.

Elle tourna la tête et toisa la cage, une moue de dégoût dessinée sur son visage.

— Bien que certains le soient à leur naissance.

— Cette agression explique-t-elle l’origine de sa paranoïa ? Existe-t-il quelque chose pour apaiser cela ?

— Ma nièce n’est pas paranoïaque ! Je sais que vous avez lu les rapports d’Enguerrand et que cette mention était explicitement écrite sur sa fiche. Or je peux vous dire qu’il n’en est rien. Certes, elle partage des caractéristiques avec ce trouble ; elle est méfiante, vit dans la peur d’être exploitée ou trompée et réinterprète les informations.

Elle s’éclaircit la voix et leva un index.

— Pourtant sachez que cela est dû à une chose qu’aucun un individu en dehors des Féros possède.

Les yeux d’Alexander brillèrent d’intérêt.

— Qu’est-ce donc ?

— Un élément dont seuls les Féros Latents comme Dominaux sont pourvus, à savoir l’Instinct.

— L’Instinct ? répéta-t-il.

D’abord incrédule, il haussa un sourcil puis, après un bref moment de réflexion, repensa aux écrits du Noréeden vita au sujet des Féros où « l’Instinct » y était écrit.

— Le même instinct dont tous les animaux sont dotés. Celui-là même qui guide n’importe quel animal à accomplir tel ou tel acte, le plus naturellement du monde.

— Comment pouvez-vous affirmer que ce soit ce biais et non la paranoïa qui conduit ses actions ?

— Tout simplement parce que je vois et j’observe ! J’ai cru comprendre que ma nièce se mettait à sombrer lorsqu’elle agissait contre sa nature et ses pulsions ou effectuait des actions en désaccord avec ses convictions. Combien de fois l’avez-vous vue tenter de maîtriser ses ardeurs au point de se mettre en danger ?

Alexander hocha la tête en silence et fit pianoter nerveusement ses doigts sur le bureau.

Le voyant perdu dans ses pensées, Irène ajouta :

— Pensez-vous, Baron, qu’au vu de la haine qu’elle ressentait pour vous lorsque vous étiez à Eden totalement vulnérable, qu’elle vous aurait épargnée si elle avait été paranoïaque ? Ne croyez-vous pas qu’elle aurait appuyé sur cette gâchette pour vous éliminer ? Mettre fin à ses tourments et jouir d’une immense satisfaction à l’idée d’être délivrée de votre emprise ?

Alexander se pinça les lèvres et grogna.

— Probablement, marmonna-t-il entre ses dents.

— Et je ne compte pas les fois où monsieur de Villars est venu voir Friedrich, totalement impuissant, car ma nièce refusait de se livrer à lui afin de se laisser étudier. Cela fut long et laborieux pour la convaincre de baisser sa garde.

Elle redressa la tête et balaya la pièce du regard, scrutant les nombreux ouvrages et registres posés sur les étagères.

— Le plus fâcheux, c’est que nos normes morales et notre construction sociale ne sont pas adaptées pour des individus dans son genre. Un Féros ne réagit pas de la même manière qu’un humain ou un Sensitif.

— Les noréens et les aranéens arrivent pourtant à s’adapter à cette société hybride, réfléchit Lucius.

— Ne confondez pas un noréen et un Féros, marquis, je vous prie !

— Quelle différence y a-t-il ? s’enquit ce dernier. Je ne connais pas cette jeune femme mais elle ne me semble pas si particulière, du moins, au premier abord.

— Assez nette mon oncle, répondit Alexander tout en dévisageant la duchesse qui semblait visiblement froissée devant leur inculture. Les noréens sont un peuple, un ensemble d’individus vivant sous une même nation ou culture commune. Alors que pour les Sensitifs et les Féros, leurs prédispositions naturelles sont divergentes. Certes ils nous ressemblent. Nous sommes de la même race mais leur façon de penser, d’agir et d’interagir n’est pas la même que la nôtre. Selon le Noréeden vita, les Féros sont un équilibre entre les animaux et les humains tandis que les Sensitifs sont situés l’humain et Alfadir.

Un long silence demeura, puis le Baron se leva pour faire les cent pas, las de rester assis. Il s’approcha de la duchesse et s’attarda à la fenêtre, espérant entrevoir une tache flamboyante dans ce paysage noyé de gris. Seuls les soldats de Rochester étaient encore sur place.

— Qu’avez-vous fait par la suite ? dit-il, les yeux dans le vide. Sans espions pour vous aider dans votre Cause.

Irène s’éclaircit la voix et prit une bouffée de cigarette.

— À cause de l’arrêt de nos relations commerciales et du scandale des navires qui a abouti à une mise à pied de William et de James. J’ai dû me résoudre à changer de stratégie. Nous n’avions plus de contact avec la Grande-terre et père avait reçu l’ordre d’Alfadir de ne pas intervenir dans cette affaire. Il fallait que sa descendance et les aranéens se montrent dignes de rester sur Norden, dignes de son éminence. De toute manière, mon père ne peut accoster, que ce soit sur Norden comme sur Pandreden, il aurait été impossible pour lui seul de ramener Hrafn, lui qui était si profondément enfoncé dans les terres.

Elle souffla et écrasa son mégot.

— S’il y a bien une chose qui ne change pas et qu’importent les années, voire les millénaires écoulés, c’est l’orgueil que l’homme éprouve. Car Alfadir a beau être une entité immortelle et enveloppe de notre chère île, il n’en reste pas moins un homme, un homme démesurément fier et arrogant, ne vous en déplaise.

— J’ajouterais même rancunier, murmura Lucius.

— Cela explique pourquoi Alfadir refuse formellement d’envoyer ses noréens pour nous aider, réfléchit Alexander, il attend votre verdict et ne bougera pas tant qu’il n’aura pas récupéré son fils. Quitte à vous voir mourir et perdre le soutien de son frère s’il vous arrivait malheur ?

— C’est exact ! Voyez comme ils sont aussi entêtés et imbéciles l’un que l’autre, c’en est épuisant. À croire qu’ils se moquent éperdument de leur peuple alors que des centaines de milliers de vies sont en jeu.

Irène reprit sa tasse et s’avança en direction du marquis. Elle se plaça derrière lui et posa une main sur son épaule.

— Pour poursuivre mon but, je suis parvenue, non sans peine, à approcher le marquis Desrosiers, le propriétaire du dernier navire autorisé à effectuer la traversée. Et, par chance, l’héritier direct d’un des seuls amis que mon père n’ait jamais eu, monsieur Abélard Desrosiers, maire et fondateur de l’Hydre il y a plus de deux siècles.

— D’où mon revirement soudain d’alliance, appuya Lucius, vous comprenez pourquoi je ne pouvais refuser une telle demande. Je me suis résolu à abandonner mon parti car, bien évidemment, lorsque Irène me présenta à son père, je me suis retrouvé comme… insignifiant, dirais-je. Moi qui pourtant étais rarement impressionnable je dois avouer que ce coup-ci je ne pus m’incliner qu’avec respect devant son éminence et, bien entendu, exécuter ses ordres.

— Von Dorff ne s’est jamais rendu compte de rien là-dessus ? Que vous jouiez double jeu ces derniers mois ?

— Nullement ! c’est pour cela qu’il m’a été fort aisé de persuader le capitaine Friedz d’aller récupérer les duchesses chez Léopold afin de les capturer. Je n’ai malheureusement pas compris pourquoi mademoiselle Blanche insistait tant pour rester là-bas afin de les accueillir. C’est à croire qu’elle vit aussi dangereusement que sa mère.

— Ma Blanche sait ce qu’elle fait ! assura Irène, les doigts crispés sur l’épaule de Lucius. J’ai tout de suite compris ses motivations lorsqu’elle m’a avoué vouloir affronter Friedz afin de se libérer de son mal. J’espère qu’il paiera le prix fort pour cet acte impardonnable et que ma fille savourera sa vengeance après ces nombreuses années de tourmentes.

À l’entente de ces propos, Alexander grimaça, révulsé.

— Quoiqu’il en soit, reprit la duchesse, en ralliant le marquis à ma cause, j’ai pu utiliser son navire afin de prendre des nouvelles de notre émissaire et récupérer la précieuse cargaison. Nous n’avions plus qu’à attendre l’accostage puis la récupérer sans encombre et la ramener ici.

Irène tapota l’épaule du marquis.

— Voilà donc en somme l’intégralité des événements qui se sont déroulés sous votre nez sans que vous en ayez conscience, conclut-elle.

Alexander réfléchit un instant puis toisa son oncle.

— Pardonnez-moi, mais il y a une chose qui m’échappe dans votre histoire.

— Quoi donc, cher neveu ?

— Puisque nous parlons de votre navire, pouvez-vous me dire pourquoi aviez-vous du retard et surtout pourquoi sentiez-vous la D.H.P.A. lorsque nous nous sommes rendus à l’Ambassade, Ambre et moi ?

— Maspero-Gavard, mon capitaine. Sachez que lui aussi est au courant des origines de votre future épouse. Voyez-vous, lors de l’assassinat de votre domestique, Armand était l’un des trois aranéens arrêtés. Jörmungand a voulu les tuer mais au vu de leur statut d’officier, il a préféré les laisser vivre et les engager à sa solde. C’est pour cela qu’il était impliqué lors des enlèvements. Et je l’avais engagé en tant que capitaine puisque William me l’avait fortement conseillé. Je ne pouvais aller à l’encontre des recommandations de mon vieil ami, et ce, même lorsque j’appris qu’Armand était intervenu lors du coup d’État de l’Alliance.

Il jura et empoigna sa canne avec fermeté.

— J’étais hors de moi et si William ne m’avait pas formellement ordonné de le garder sous mon commandement, je crois que je l’aurai éliminé de mes mains. Quant à l’odeur que vous avez sentie le soir de notre entrevue, sachez qu’elle provenait d’un cachet de D.H.P.A. que je lui avais subtilisé avant son départ car Armand était consommateur. Il se ravitaillait directement chez Wolfgang, d’où l’altercation au Cheval Fougueux. Le bruit courait que Mantis en faisait commerce, il n’était pas à exclure que la nouvelle se répande dans le camp adverse et qu’ils en viennent à s’emparer des stocks restants.

Alexander se frotta le menton et scruta la caisse.

— Que comptez-vous faire à présent ?

— Attendre l’arrivée du Aràn et des renforts, l’avertit Irène. En attendant, patientons tranquillement ici et espérons qu’ils ne leur viennent pas à l’idée d’assaillir la mairie ce soir, même si je pense que ce sera fâcheusement le cas au vu du nombre de soldats, de civils enragés et de cachets de D.H.P.A. en circulation dans les rues à l’heure actuelle.

— La mairie sera donc assiégée dans peu de temps. Von Dorff va saisir cette opportunité et orchestrer un nouveau coup d’État ! maugréa Alexander, inquiet pour sa partenaire ; Ambre devait errer dans les rues, à la recherche d’un chemin pour revenir ici comme convenu.

— Ne soyons pas alarmistes et tâchons de profiter de ces derniers instants de calme, proposa Lucius, ce n’est pas à nous cinq que nous allons mettre un terme à ce conflit.

— Nous pourrons toujours nous réfugier à la Mésange Galante à la nuit tombée, annonça posément la duchesse, Bernadette aura certainement chez elle de quoi nous protéger et nous isoler pendant plusieurs jours si besoin est.

Alexander la dévisagea avec hébétude se demandant ce que venait faire une simple pâtissière de la basse-ville dans cette histoire. Il ricana, complètement dépassé par les événements. Irène s’installa sur une chaise, s’enfonça sur le dossier et croisa les bras.

— En attendant, je pense que nous avons pas mal de choses à nous dire, n’est-ce pas, monsieur le maire ?

Alexander rejoignit son fauteuil et s’installa en face d’elle. Il joignit ses mains sur le bureau, les épaules voûtées vers l’avant et la dévisagea d’un œil vif.

— Racontez-moi l’histoire de votre père, s’il vous plaît. Comment est Jörmungand ?

Elle s’éclaircit la voix et commença son discours.

— Tout a commencé il y a cinquante ans, en juillet 259…

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