Chapitre 148 – Le temps des représailles
— Madame von Hauzen ! déclara le marquis, un rictus affiché aux coins des lèvres.
Par politesse, Dieter se leva lorsque la duchesse pénétra dans la pièce. Il salua également Lucius ainsi que James puis les invita à s’asseoir sur les sièges disponibles. Les trois détenus s’exécutèrent en silence et prirent place autour du bureau. Aucun d’eux n’était entravé, leurs mains restaient déliées.
Des voisins anonymes avaient fini par dénoncer la présence de personnalités douteuses et indésirées à l’enseigne de la Mésange Galante. L’ensemble des gens qui s’y trouvaient avait été arrêté et amené par un cortège de plusieurs dizaines de soldats y compris les enfants Mesali et Léonhard ainsi que le furet et la harpie. Faùn se tenait avec eux, les mains menottées dans le dos et les yeux bandés par un épais tissu.
Tous avaient été conduits dans la pièce faisant office de cellule où Ambre et Armand demeuraient enfermés. Seules étaient conviées les trois éminences auprès desquelles, le marquis von Dorff et ses partisans désiraient s’entretenir.
Une fois assis, Lucius dévisagea sévèrement son neveu, inquiété par son état. Alexander soutint son regard, un filet de sang s’échappant de la commissure de ses lèvres. La petite boîte noire fut déposée sur la table, encore maintenue par ses cordages. Dieter l’examina sous tous les angles.
Après des échanges d’une amère courtoisie et de froides formalités, le vieux marquis toisa la duchesse, écœuré de la voir esquisser un sourire dans sa position. Il joignit ses mains noueuses et lui adressa d’un ton cinglant :
— Puis-je savoir ce qui vous amuse duchesse ?
— Rien monsieur le maire, dit-elle d’un ton détaché, je ne m’attendais pas à être escortée de la sorte et traduite ici, juste devant vous. Monsieur l’honorable marquis daigne s’entretenir avec la noréenne que je suis. J’en suis grandement flattée à vrai dire.
Outré par ses manières et l’irrespect dont elle faisait preuve, Alastair brandit son bras pour l’abattre sur elle mais tous le stoppèrent aussitôt. Cet arrêt momentané agrandit davantage le sourire provocateur de madame, consciente qu’ils ne lui feraient rien et que, malgré le scepticisme vis-à-vis de la venue du Aràn, ils n’en demeuraient pas moins prudents quant à la situation et à sa filiation.
De plus, mieux valait ne pas s’attaquer à cette femme-là, noréenne ou non, de peur d’envenimer les rapports avec leur ancien associé, Lucius Desrosiers, ainsi qu’avec les de Rochester, de futurs partisans potentiels. Un silence s’imposa, où tous se dévisageaient en chien de faïence, analysant le moindre geste de chaque adversaire ou allié présent.
— Je suppose, annonça le nouveau maire en glissant ses doigts sur la boîte, que si j’ouvre ceci, je trouverai ce que, bien entendu, vous gardez d’aussi précieux.
— Jamais de ma vie je ne pourrais mentir au tout puissant marquis que vous êtes, s’amusa Irène, ni risquer la vie de votre éminent ami monsieur Desrosiers. Loin de moi l’idée de jouer de votre crédulité. Après tout, l’Allégeance m’aura appris à respecter mes nobles supérieurs aranéens.
Dieter haussa un sourcil et scruta son ancien associé.
— Vous croyez en ces fadaises ? lui demanda-t-il.
— En effet, j’ai vu de très loin le Aràn Jörmungand lui-même mettre le corbeau dans cet écrin, mentit Desrosiers, je peux vous assurer qu’il est bien dedans et vivant de surcroît, sauf s’il s’est miraculeusement volatilisé.
D’un geste de la main, Dieter ordonna à son fils d’ouvrir la boîte. Alastair dégaina son poignard et ôta les cordages avant de la tendre à son père.
— Vous ne parviendrez pas à l’ouvrir sans la clé ! annonça Irène en le voyant scruter la serrure.
— Comme si une simple petite boîte ne pouvait être crochetée ou forcée ! maugréa Alastair.
— C’est pourtant vrai, répondit posément James, c’est de la technologie providencienne. Autant vous dire que c’est extrêmement résistant malgré la légèreté de son poids. Vous ne parviendrez pas à l’ouvrir sans la clé.
— Où est la clé dans ce cas ?
La duchesse pouffa et leur expliqua que la toque sur laquelle se trouvait ladite clé était encore à la Mésange Galante, en sécurité dans une des chambres de l’étage. Que lors de leur arrestation et de la perquisition du logement, les soldats n’avaient pas pris la peine de fouiller les lieux en détail, ne s’emparant que des armes et des fugitifs.
Sans attendre, Dieter missionna une escouade pour la récupérer en compagnie de madame Beloiseau, ne voulant prendre le risque de laisser la duchesse s’y rendre, même escortée. Fulminant devant l’inefficacité de ses sujets étourdis, il fit pianoter ses doigts sur la surface de l’objet.
— Et dire qu’avec leurs histoires ont va commencer à croire à leurs fadaises ! s’indigna de Malherbes en nettoyant une énième fois son monocle.
— Ne vous emportez pas, Éric ! tempéra le vieil homme. Dans peu de temps nous ouvrirons cette maudite boîte et saurons si ce que disent ces gens est la stricte vérité ou s’il s’agit d’une histoire inventée de toute pièce pour nous détourner de nos projets. Nous serons fixés une bonne fois pour toutes. Si mensonge il y a, alors condamnés il seront.
— M’est avis que c’est une simple poupée qu’il y a là-dedans ! ajouta Léandre en prenant l’objet à son tour, jaugeant son poids. Je ne comprends pas votre scepticisme.
Dieter ne dit rien et regarda son fils dont la gestuelle témoignait de son irascibilité. Pourquoi fallait-il que les jeunes veuillent toujours obtenir les réponses au plus vite ? L’impatience avait toujours été un des plus grands défauts de l’humanité, surtout lorsqu’elle se conjuguait à l’orgueil. Pourtant, une erreur par mégarde, dans la précipitation, pouvait être fatale et sa profession le lui avait enseigné cette implacable vérité plus d’une fois. Il joignit ses mains et s’enfonça sur le dossier de sa chaise.
— Soyons patients, messieurs, quand nous aurons cette fameuse clé, nous l’ouvrirons.
— Ne faites pas cela, je vous prie ! l’avisa James.
— Pourquoi cela ? s’enquit Léandre.
— Je suis de l’avis de mon acolyte, renchérit la duchesse, si j’étais vous j’éviterais d’ouvrir ce couvercle lorsque vous aurez cette précieuse clé entre les mains. Sauf si bien sûr vous prenez le soin de l’ouvrir bien loin de nos personnes.
— Monsieur et madame ont peur que le corbeau ne s’échappe ? railla Éric. Oh non, je sais ! Il n’est pas dedans et nous perdons votre temps à écouter vos élucubrations.
Irène grimaça et fouilla dans sa poche pour en sortir son paquet de cigarettes ainsi que son briquet. Elle prit la dernière qui s’y trouvait et la porta gracieusement à ses lèvres.
— Rassurez-vous messieurs, le corbeau dort bien profondément et ne se réveillera pas avant des années.
— Que se passerait-il si nous prenions la liberté de l’ouvrir ? finit par demander Léandre. S’il est anesthésié, en quoi serait-il un danger ?
Irène tourna la tête et contempla James situé à sa droite. L’homme d’ordinaire maîtrisé semblait nerveux à l’entente de cette proposition. Voyant que tous les regards convergeaient sur lui, il annonça à mi-voix :
— Ce n’est pas son état qu’il faut craindre messieurs, mais les phéromones que le corbeau émet.
— Précisez je vous prie, s’enquit le marquis que les paroles et l’attitude insolite de James troublaient.
— Père, vous n’allez tout de même pas écouter leurs verbiages ! grogna Alastair en tapant du pied.
— Si mon fils, ce qu’ils me dévoileront présentement aura une grande importance sur les relations que ces personnes entretiendront avec nous à l’avenir.
— Mais père, ils mentent ! La noréenne ment ! s’énerva le fils en serrant les poings. Je refuse d’entendre leurs fadaises ! Tout n’est que mensonge et ils vous font perdre un temps précieux afin d’espérer s’en tirer à bon compte par un quelconque miracle !
— Nous n’en savons rien, Alastair ! Maintenant taisez-vous et laissez-les parler, je vous l’ordonne ! Nous n’avons rien à craindre et je doute que nous soyons à ce point pris par le temps. Comme vous le dites, il n’y aura certainement pas de miracle quant à la venue du Aràn, alors cessez de vous inquiéter !
Alastair s’excusa et croisa les bras, dardant les captifs d’un air glacial, tandis que le père engagea le capitaine à poursuivre son récit.
— Hrafn, comme tout Féros, émet des phéromones. Néanmoins, celles du corbeau sont démesurément plus puissantes que n’importe quel autre spécimen du genre. La D.H.P.A. est issue de son sang. Vous n’êtes pas sans savoir les effets qu’une simple pastille provoque sur l’organisme alors qu’elle ne contient qu’un faible pourcentage de sang de Hrafn couplé à des produits psychotropes. Imaginez donc l’individu présent, pleinement chargé de ces phéromones de rage. Cela vous fera chavirer, vous allez tomber fous et entrer dans un état de fureur aussi alarmant qu’un Berserk Ardent !
Sa voix commençait à s’étrangler, ses membres tressaillaient, laissant l’assemblée pensive devant cette fébrilité si rare pour le militaire.
— Vous ne pourrez jamais vous maîtriser, poursuivit-il. À Pandreden, lors d’un voyage, j’ai vu les effets qu’un effluve concentré faisait sur des gens, des noréens principalement qui sont ceux qui la ressentent plus aisément, pire encore pour les individus Féros.
— Pourquoi donc ? Continuez, je vous prie !
Le capitaine tourna la tête et contempla Alexander ainsi que son ancien patron.
— Je vous ai menti concernant Georges, ce n’est pas une altercation sur le port de Providence qui l’a rendu fou.
Il s’arrêta mais Dieter l’engagea à poursuivre, désireux d’en connaître tous les détails. Alexander, tout aussi sceptique que ses adversaires, se demanda s’il n’y avait pas là quelque mise en scène de la part du capitaine pour leur faire gagner du temps. Discrètement il redressa la tête et jeta un coup d’œil à l’horloge.
Comprenant qu’ils ne le lâcheraient rien avant d’avoir obtenu des réponses, le capitaine échangea un regard avec la duchesse qui lui adressa un subtil hochement de tête. Il se racla la gorge et leur dévoila que, lors du voyage, James et Georges avaient suivi un énième itinéraire afin de repérer le lieu de captivité du Berserk. Comme il l’avait déclaré tantôt, ils avaient dû rebrousser chemin, faute d’avoir pu suivre jusqu’au bout une ligne de voie ferrée qui y menait, reliant Providence à une destination non connue.
Après plusieurs semaines de périple, ils étaient arrivés vers les montagnes où un barrage militaire obstruait la voie. Celle-ci était gardée par des sentinelles de la milice Rouge, les soldats de l’Empire Nord. Or, sur le chemin du retour, alors qu’ils avaient fait escale à un village non loin de la frontière avec l’ancienne Fédération, ils avaient été pris en chasse par l’armée, accompagnée par des sentinelles du laboratoire. Ils s’étaient retrouvés piégés et furent capturés.
Cependant, Georges étant aranoréen se révélait bien plus précieux que James. Les gardes l’avaient pris à part puis, sachant qu’ils étaient non loin du territoire annexé par Charité, avaient décidé de lui administrer un fluide de sang de Hrafn et l’avaient ensuite lâché en pleine nature, au beau milieu de la nuit, non loin des villages fédérés. Le parfum imprégné dans ses narines l’avait rendu fou. Submergé par la haine, l’espion s’était lancé à la poursuite des villageois qu’il avait tués un à un.
— J’étais là, je l’ai vu démembrer, déchiqueter, éventrer les corps de ses victimes. Je l’ai vu prendre les enfants à la gorge, enfoncer sa lame afin de faire jaillir leurs tripes. Et lorsqu’il a repris connaissance après s’être endormi, il a réalisé avec horreur le carnage qu’il venait de commettre sous l’effet de la drogue. Cela l’a brisé. Il était anéanti, traumatisé jusqu’au plus profond de son être, devenu une coquille vide à peine consciente.
James hoqueta et massa ses yeux rougis.
— Les soldats s’apprêtaient à nous ramener au laboratoire mais quelqu’un les en empêcha et nous libéra pour nous ramener à Providence afin que nous puissions prendre le large sans encombre. En arrivant à bord, j’ai averti mon père qu’un incident venait d’avoir lieu, sans entrer dans les détails afin de ne pas aggraver sa santé déjà bien fragile. Au vu de l’état de Georges, il m’a fallu trouver une excuse tangible car mon père, malgré sa sénilité, n’était pas dupe. Après avoir écouté mes faits mensongers, il a ordonné à l’équipage le départ précipité de la Goélette. Soit une semaine avant la date initialement prévue.
— Pourquoi ne jamais avoir parlé de cela à quiconque ? s’énerva Alastair. Vous auriez pu risquer la vie de nos concitoyens et celles de nos marins, vous rendez-vous compte que la dissimulation de ces informations peut vous coûter la prison à vie !
— Je vous trouve bien hypocrite ! répondit Irène, narquoise. Vous qui ne cessiez d’invectiver contre la mise en place de l’embargo ainsi que la mise à pied et la fouille des cargos par les magistrats lors de la perquisition des navires. Perquisition qui, je précise, nous aura permis de diminuer drastiquement les échanges et d’être nettement plus prudents envers nos gens.
À cran, Alastair arrosa la duchesse de propos acerbes. Éric de Malherbes, transporté par la hargne de son collègue, se mit à la fustiger également, trop heureux de pouvoir se défouler sur cette femme hautaine qu’il avait tentée discrètement de sortir du ruisseau après l’arrestation de Friedrich. Il avait essuyé un refus des plus mémorables qui lui restait en travers de la gorge.
— Qui vous a sauvé ? demanda Alexander lorsqu’un moment d’accalmie s’instaura.
Prenant conscience de la présence de son rival qu’il n’avait pas calculé depuis un temps, Léandre ricana et lui tapota l’épaule avant de se baisser à sa hauteur.
— Tu crois donc vraiment à toutes ses sornettes ? murmura-t-il à son oreille. Ils ont enfin réussi à te convaincre que tout ceci était réel et toi, comme un désespéré, tu t’accroches à leurs dires dans le but de te rassurer ? Quand parviendras-tu à comprendre que rien de tout ceci n’existe, c’est une énorme fumisterie. Hormis leurs dons de transformation les noréens ne sont rien d’autre que des animaux ! Les Aràn, les Pandaràn et tout leur folklore ainsi que le nôtre n’existent pas ! Tout n’est que mythe ! Et leur métamorphose n’est due qu’à un phénomène scientifique, très certainement expérimental. Après tout, nous savons que Providence possède des laboratoires et des sections de recherches biologiques très avancées. M’est avis qu’ils sont le fruit de plusieurs années d’études, d’où le fait que ces satanés charitéins s’intéressent à eux et sont venus nous espionner pour y enlever les enfants de la vermine tachetée. Qui sait ce qui se passe dans les régions Sud de Norden, celles qu’aucun aranéen n’a jamais pu explorer à cause d’un traité territorial soi-disant.
— Comment peux-tu être aussi aveugle ! Pourquoi ne remarques-tu pas que tout ceci est réel !
— Alexander, tu es un maire bien inculte et crédule. M’est avis que cette duchesse, une providencienne cachée, tire les rênes de notre territoire. Jamais Friedrich ne l’aurait épousée sinon. Et cet embargo n’est là que pour diviser notre peuple, faire diversion afin que nous n’allions pas fouiller sur ce qui se cache plus bas.
Perdant patience, Alexander grogna et lui demanda comment il justifiait leur arrivée sur l’île, les rédactions des traités territoriaux ainsi que le commerce avec Providence. D’une voix mielleuse, Léandre justifia leur départ comme étant une alliance secrète entre Providence et eux ; les fédérés s’engageaient à venir sur Norden afin de veiller aux expériences providenciennes tandis que Providence les autorisait à accoster à leur port, empruntant des spécimens noréens à chacun de leurs passages ; un contrat équitable et durable. À chacune de ses justifications, le Baron ne pouvait s’empêcher de souffler, exaspéré par l’esprit limité de son ancien ami d’apparat.
— Réfléchis bien à ceci Alexander, ne devient pas plus pitoyable que tu ne l’es déjà !
Le Baron grogna et le toisa d’un œil noir.
— Tu prônes la science alors que tu sais pertinemment qu’aucune preuve n’appuie le fait que les noréens soient issus d’une expérience. Rien ne prouve cette thèse et de nombreux contrefaits le démontrent !
— Prouve-moi l’existence d’Alfadir, prouve-moi que le cerf existe bel et bien et après peut-être pourrais-je changer ma vision à ce sujet ! Car pour moi ils ne sont que des humains couplés avec des animaux, des hybrides primitifs qui se veulent humains alors qu’ils ne le sont qu’à moitié !
— Tu le sauras dans une poignée d’heures ! Crois-moi que je vais me délecter de te voir sombrer, car ton cerveau ne pourra pas encaisser pareille vérité !
— Arrête ton manège ! Comme si je n’avais pas remarqué que tu scrutais l’horloge depuis le début de cette conversation. Tu espères quoi, gagner du temps ? Tu veux repousser l’inévitable ? C’est impossible, sache-le !
— Il suffit, les avertit Dieter d’un ton cinglant, agacé d’entendre leurs messes-basses conjuguées à la conversation houleuse entre les deux camps.
Le marquis redressa la tête et porta son regard en direction de l’horloge. En s’apercevant que l’heure défilait, il coupa cours à la discussion et se mit à exposer les enjeux à venir. Il leur restait moins d’une demi-heure pour composer un discours des plus dignes pour la passation de pouvoir. Pour être tranquille avec le maire, Dieter ordonna à son fils de conduire la duchesse ainsi que James dans une salle à part, demandant à ce qu’ils soient surveillés sous sa garde ainsi que celle du marquis de Malherbes.
Dans la pièce, seuls restaient Alexander, Lucius, Dieter ainsi que Léandre qui faisait office de greffier. Dès que le tout fut rédigé, les quatre hommes se levèrent et prirent la direction de la sortie. Ils longèrent les couloirs, rejoints par Alastair et Éric, qui avaient confié la garde de leurs captifs à leurs hommes. Ils croisèrent les sentinelles envoyées pour récupérer la toque, tenant entre leur main l’objet tant convoité que le marquis ordonna de déposer sur son bureau. Dès que le seuil du portail fut franchi, Alexander s’aperçut qu’une estrade venait d’être montée au centre de la place, proche de la statue du Duc.
La foule était au rendez-vous et s’amassait en nombre. Les citoyens paraissaient épuisés, traumatisés par ces deux interminables journées qui sonneraient à l’avenir comme un deuil national. Résigné, le Baron soupira et monta sur le promontoire à la suite du marquis, hué par certains qui proliféraient des aboiements à son attention. Faisant fi de leurs médisances, il contempla cette grande place, où tous les regards convergeaient sur sa personne.
Un sentiment de honte et de culpabilité s’empara de lui à la vue de son peuple meurtri et totalement perdu. Tout espoir semblait évaporé. Les fondements de leur société venaient de s’écrouler et le parti de l’Élite rebâtirait le territoire sur des bases nouvelles, opposées à ses idéaux qu’il avait tenté de mettre en place via des lois liberticides. Un avenir plus inégalitaire où une instauration de la loi du talion serait de rigueur dans les premiers temps, attendant que le territoire reprenne son souffle et s’ouvre à nouveau au commerce maritime avec Providence ; une terrible tragédie pour les peuples si Alfadir n’intervenait pas.
Une aube rouge se dessinait à l’horizon où un conflit avec les carrières Nord s’annonçait inévitable pour relancer l’économie et se ravitailler en matières premières afin que Norden poursuive son expansion et devienne à l’avenir aussi puissante que les empires de Pandreden. Les coupables de cette déchéance venaient d’être pointés du doigt : Hangàr Hani, le Baron von Tassle et le défunt Duc von Hauzen, officiellement reconnus comme des traîtres portant atteinte à la sécurité de la Nation.
Dès que Dieter eut fini de parler, érigeant devant lui le précieux contrat, il invita le maire déchu à prendre la parole. Alexander s’éclaircit la voix et entonna son discours, le ton morne et le visage grave, n’usant d’aucun geste pour appuyer ses dires. L’esprit ailleurs, il songeait à la suite, espérant que cette humiliation passerait au plus vite.
Tous ces regards tournés vers lui, le dévisageant avec une haine farouche, l’ébranlèrent intérieurement ; tout ce qu’il avait fait jusque-là dans le but de les protéger et de les guider s’était révélé infructueux, un somptueux désastre. Il vit alors sa vie défiler devant ses yeux, toutes ces souffrances qui avaient jusqu’ici été son moteur pour l’avenir, sa soif de pouvoir. Avait-il finalement fait tout cela par pur égoïsme dans le but de se venger ? Le peuple, pourtant souffrant, ne voulait-il pas que tout ceci change ? Rebattre les cartes pour un avenir plus égalitaire, éthique et tolérant, rognant sur quelques privilèges. En quoi cela n’était-il pas louable et, pire, pourquoi était-ce condamnable ?
La politique venait de l’écœurer, de le broyer. Jamais plus, si le Aràn arrive, il ne s’entêterait à prendre les rênes d’un territoire. Friedrich avait raison, le prix à payer ainsi que les sacrifices pour contrôler un peuple se révélaient démesurément élevés. Vacillant, il tentait de rester lucide. La délivrance viendrait bientôt, Alfadir les sauverait, qu’importe que personne ne l’ait jamais vu, il fallait qu’il existe, il ne pouvait en être autrement ! La duchesse ne mentait pas, pas même James ou Desrosiers, cela ne pouvait être possible.
Dès qu’il eut terminé, le nouveau maire von Dorff reprit la parole sous les acclamations timides de la foule. Parmi l’assemblée, des « À mort von Tassle ! », « Tuer le chien ! » s’élevèrent ici et là, jusqu’à devenir de plus en plus vigoureuses. La foule commençait à s’exciter et la population, gagnée par l’ivresse de la haine, réclamait du sang en tribut pour toutes les souffrances que cet homme leur avait infligées, allant jusqu’à demander son exécution immédiate sur la place publique, sans procès.
Opposé à cet acte, Dieter tenta tant bien que mal de tempérer leurs ardeurs, aidé par Lucius. Hébété par cette ascension de violence subite portée à son encontre, le Baron demeura coi. Une fureur viscérale gagnait les citoyens, se répandant comme une traînée de poudre jusqu’à ce que tous s’unissent sous une seule et même voix. Totalement impuissant et submergé, encerclé de toute part par la population, Dieter se résigna et accepta leur demande. Il accorda à son ancien ami Lucius un regard désolé, sachant qu’il ne pourrait aller à l’encontre du peuple cette fois-ci.
Paniqué par le sort funeste de son neveu, Desrosiers repensa aux paroles révélatrices d’Irène ; les rats se rebellaient et venaient, grâce à leur supériorité numérique, de faire plier le chat à leur volonté. Parmi eux, seuls Éric et Léandre semblaient se réjouir de la situation, s’échangeant un sourire, heureux d’avoir su prendre à part et payer des citoyens lors de l’allocution afin de les inviter à proférer des menaces de mort à l’encontre du Baron.
Le maire von Dorff, impuissant face à cette horde de gens déchaînés, finit par lever la main et fit taire cette assemblée enragée. Après de brèves paroles explicatives, il donna un avis favorable à leur demande et invita son fils, le plus apte à cette tâche, à exécuter l’homme d’une balle dans le crâne. Alastair se frotta les mains et monta sur le promontoire, balayant la foule d’une allure impériale. Il adressa au Baron un rictus, plantant son regard noir dans celui de son adversaire qui soutenait le sien sans sourciller.
Avec une dignité semblable à celle dont il avait fait preuve lors du coup d’État, Alexander redressa la tête, se tenant bien droit. Les yeux humides, l’esprit évadé, il déglutit péniblement, fataliste devant l’emballement des événements qu’il n’avait pu prévoir. Ainsi c’était là sa fin, il allait quitter ce monde sans avoir eu la chance de faire ces adieux, sans leur avoir adressé un dernier au revoir.
— Un dernier mot ? demanda posément le marquis.
Muet, il hocha la tête par la négative, n’éprouvant nullement l’envie de se justifier ni d’apitoyer l’auditoire. Du coin de l’œil, il aperçut Muffart. Le journaliste avait le visage déformé par la haine, des yeux rougis cernés de noir, un teint cadavéreux, des vêtements déchirés et brûlés. Il tenait entre ses mains un calepin qu’il agrippait farouchement et s’armait d’un crayon à la mine si aiguisée qu’elle manquait d’inciser le papier à chaque mot écrit.
Le maire déchu prit un temps pour s’observer, regardant ses mains couvertes d’entailles, ses cheveux emmêlés qui flottaient à la brise du soir, son pantalon troué aux genoux, un manteau taché ; un physique bien pitoyable pour faire ses adieux, que la presse ne manquerait pas de mettre en avant pour accentuer le côté dramatique de sa mort. Prenant également conscience que la balle exploserait son crâne et maculerait la foule avant que sa dépouille ne s’effondre et ne souille de son sang le pavement du parvis.
Sans un mot, Alastair s’exécuta et s’empara de son revolver qu’il ouvrit pour vérifier le chargeur. Le barillet était chargé de trois balles ; seule une balle bien placée au niveau de la tempe suffirait. Paré, il mit son doigt sur le chien et pointa lentement l’arme sur le condamné.
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