Categories: NordenOriginal

NORDEN – Chapitre 19

Chapitre 19 – Le dernier duel

Au bord des larmes, Alexander tremblait ; les dernières paroles que sa promise venait de prononcer l’avaient ébranlé. Il se tenait assis sur le rebord du lit, dans cette petite pièce aussi sombre que froide, ensevelie sous un linceul cendré et éclairée par un chandelier aux flammes ondoyantes. La chambre mansardée de la domestique était calme mais l’atmosphère lugubre, dominée par un silence mortuaire où seuls le tintement régulier de son réveil et le clapotis de l’averse contre les carreaux et les ardoises de la toiture résonnaient. Au loin, l’orage grondait.

— Je t’en prie, ne fais pas ça ma Désirée ! supplia une énième fois le garçon, la voix enrouée de sanglots.

— Tu sais bien que je n’arriverai jamais à oublier, rétorqua-t-elle faiblement. Je serai éternellement malheureuse, qu’importe si tu me jures que tout ira pour le mieux plus tard… Alors, s’il te plaît, laisse-moi me transformer et accepte mon choix.

Elle regardait droit devant elle, l’œil vide focalisé sur la tapisserie nue et effritée, estampillée par des traînées de moisissures. La demoiselle était livide, les yeux cernés de fatigue et rougis par l’accablement. Ses lèvres gercées étaient entaillées à force de les avoir mordillées et ses joues creusées présentaient des traces de griffures. À demi allongée sur son lit, elle avait une main posée sur celle de son fiancé tandis que l’autre massait délicatement son ventre endolori. Elle respirait avec lenteur, incapable de pouvoir inspirer convenablement tant la douleur qui tiraillait sa chair jusqu’au plus profond de son être était insupportable. Une brûlure si vive qui semblait empirer au fil des jours.

Cela faisait sept semaines que Pauline n’était plus. Et la jeune femme, submergée par le chagrin, paraissait tout aussi abattue qu’en ce jour funeste ; celui où le baron père venait d’assassiner l’enfant qui s’apprêtait à naître. Dans sa souffrance, elle parlait peu, ne dormait pas et ne mangeait guère, passant ses journées isolée dans sa chambre à contempler la nature dépérir sous le joug hivernal. Chaque heure, de jour comme de nuit, elle portait son regard par la fenêtre, scrutant sans cesse le tas de feuilles mortes amoncelé au-dessus du monticule de terre fraîchement retournée, à l’ombre du noyer, près des ronces entremêlées.

Alexander posa timidement une main sur sa joue et la caressa. Désirée, ailleurs, ne bougea pas. Dans un état second, elle ne parvenait pas à entendre le moindre mot prononcé par son fiancé. Elle savait qu’il tentait de la rassurer, de la raisonner et de la dissuader de son action mais pour elle, le choix était fait. Elle ne pouvait encaisser pareil choc. Le temps ne pourrait jamais guérir une telle blessure ni supprimer son traumatisme. Comment pouvait-elle espérer continuer à vivre après ce drame ? Cela lui était impossible. Il lui fallait oublier, troquer cette forme honnie puis recommencer une nouvelle vie, plus tendre et sereine, sous les traits de son totem. Sous cette apparence, elle pourrait demeurer auprès des siens. Seconder Alexander, le suivre n’importe où, lui accorder tout son amour et le protéger d’un éventuel danger telle la chienne dévouée qu’elle avait toujours été.

Séverine avait été dévastée à l’annonce de sa décision. Vivement opposée à ce choix, elle n’avait pu se tenir au chevet de sa fille pour cet ultime instant. Elle s’était cloîtrée dans sa chambre, pleurant à chaudes larmes, vivant comme un deuil la perte prochaine de son enfant. Et Ambroise, furieux, était resté auprès d’elle, désireux de la soutenir dans une épreuve si déchirante et lui jurant de ne pas succomber lui aussi à cette tentation de métamorphose. Seule une mince cloison séparait les chambrées et l’on pouvait entendre les hoquets et les sanglots de la mère émaner de la pièce voisine.

— Attends encore un peu s’il te plaît, juste quelques mois… même quelques semaines ! réitéra le jeune baron. Je te promets que père sera condamné, nous serons libres de quitter cet endroit maudit, libres de reconstruire notre vie. Nous vivrons dans une grande maison située loin de la foule et perdue dans la lande. Nous formerons une famille, nous aurons d’autres enfants à aimer et des aventures à partager. Désormais plus rien ne pourra te briser ma Désirée. J’y veillerai de toute mon âme.

Un éclair déchirant le ciel ponctua cette sentence.

— Je suis désolée, mais je ne peux pas… murmura-t-elle après un moment, lorsque le coup de tonnerre rugit.

Elle plaqua une main sur sa poitrine et crispa ses doigts sur le tissu de sa robe. Des larmes ruisselaient sur ses joues et des hoquets secouaient son corps.

— Je n’y arriverai pas. C’est trop douloureux, ça me fait trop mal ! La douleur est trop vive ! Je ne veux plus… jamais je n’oublierai… jamais je ne pardonnerai…

Les yeux mouillés, Alexander s’approcha d’elle et la serra dans ses bras, l’étreignant de tous ses membres. La tête nichée contre son cou, il fredonnait une série de mélopées et se balançait légèrement, comme sa mère le faisait autrefois afin de l’apaiser. Or, son entreprise fut vaine et il ne lui restait que la persuasion pour tenter de l’amadouer et cesser cette folie.

— Ne m’abandonne pas Désirée, par pitié, ne me laisse pas ! Je ne supporterai pas non plus pareil déchirement. Je ne peux pas vivre sans toi !

Ils demeurèrent immobiles plusieurs minutes durant, lovés dans les bras l’un de l’autre, leur cœur tambourinant à l’unisson. Quand elle fut lasse de cette étreinte, Désirée rompit le contact. Elle glissa une main dans la chevelure ébène de son amant et lui massa le crâne avec douceur.

— Je serai toujours là, Alexander. Je serai toujours là, et ce, quoiqu’il arrive ! Juste sous une autre forme.

Ne sachant que répondre tant il était à bout d’arguments et trop fébrile pour parler, le garçon approcha la tête de la sienne et embrassa sa nuque, déposant sur sa peau délicate un dernier baiser passionné. Puis il se recula et la contempla de ses yeux noirs striés de carmin et voilés de larmes, se mordant les lèvres afin de ne pas éclater en sanglots.

Le tonnerre roula à nouveau et la pluie s’intensifia.

— C’est donc ton choix, ton verdict ? marmonna-t-il, le cœur lourd et le regard baissé.

Désirée renifla puis hocha la tête, silencieuse mais décidée. Dans un dernier geste, elle appuya son front sur celui de son bien-aimé. Enfin, elle ferma les paupières et murmura :

— Je t’aime Alexander.

Nul ne sait combien de temps s’écoula lors de cet instant suspendu, dans cette pièce ravagée par les turbulences de la tempête. Les yeux clos, le baron sentit le front de sa compagne se détacher du sien. Quand il les rouvrit, l’image de sa fiancée avait disparu, laissant place à celle d’un lévrier au regard perdu. La pauvre bête au long pelage gris crème et ébouriffé tournait la tête de gauche à droite. Elle le dévisageait de ses billes noisette, sa truffe humide gigotant au bout de son long museau effilé.

Cette vision anéantit le garçon. Il se courba vers l’avant, agrippa les draps avec force et fondit en larmes, incapable de se dominer tant il se sentait broyé de tout son être. Son corps fut secoué de spasmes violents. Il se laissa choir sur le matelas, enfonça la tête dans l’oreiller et hurla à pleins poumons, le cri étouffé par la literie.

Dès qu’il eut suffisamment expulsé sa peine, il cessa de bouger et ferma les yeux, gisant inerte sur le matelas où la chaleur de la jeune femme qui s’était tenue là tantôt s’était estompée, seul restait un effluve ténu de son parfum. La chienne, alertée, approcha sa tête velue et renifla son maître. Elle couina et pressa sa truffe noire contre sa joue.

Le jeune baron toisa l’animal puis, ulcéré, le repoussa violemment des deux mains. Peu stable sur ses longues pattes, la levrette manqua de basculer à la renverse. Elle sauta hors du lit et, tout en continuant de l’observer, s’affala sur le parquet, les oreilles basses et la queue rentrée entre les jambes.

Ivre de rage, Alexander se leva précipitamment et se rua à l’extérieur. Il dévala les marches de l’escalier, s’arma de ses bottes de chasse ainsi que de son manteau puis sortit braver les éléments pour se rendre à Iriden. Il marchait à vive allure sur la route carrossable, ignorant l’assaut venteux et les gouttes givrées qui s’immisçaient sous ses vêtements. Jamais son regard n’avait étincelé d’une telle fureur ; son père allait payer très cher ce crime. Ulrich pourrissait actuellement à la maison d’arrêt, enfermé dans une cellule sous l’œil inquisiteur de son geôlier, monsieur Yves Deslauriers.

Intransigeant envers le respect des lois et des personnes, l’aranoréen infligeait les pires sévices à tous ceux qui, comme Ulrich, usaient de leur pouvoir et de leur ascendance pour régner. Alexander le savait, il ne serait guère compliqué de demander à un tel homme la requête qu’il s’apprêtait à soumettre.

Suite à son altercation, Pieter était parti avertir les hautes autorités de l’ordre afin d’incarcérer le baron père. Il était revenu au manoir accompagné par six soldats armés de la Garde d’Honneur ainsi que d’un médecin. Dès qu’ils eurent franchi la porte du salon et aperçu l’horreur de la scène, ils s’étaient empressés d’embarquer le pianiste. De son côté, le médecin déploya son arsenal médical et soigna sans attendre les deux jeunes gens.

Alexander avait mis près d’un mois à guérir ; une convalescence d’autant plus difficile qu’il savait sa tendre Désirée malheureuse. Il n’avait même pu, hélas, assister à l’accouchement prématuré de sa fiancée, la soutenir lors de cette monstrueuse épreuve. Ce fut Séverine qui, avec l’aide du médecin, avait mis sa petite-fille au monde. Judith était également présente, appelée en urgence par Ambroise une fois Ulrich enchaîné. La jeune herboriste avait été d’une aide précieuse, ramenant avec elle onguents et simples afin d’apaiser le mal de sa future belle-sœur.

L’enfantement s’était révélé chaotique, au point qu’Alexander n’avait pas insisté pour en apprendre davantage sur le sujet. Il se sentait déjà coupable de ne pas être parvenu à neutraliser son père et d’avoir laissé ce drame avoir lieu. Il n’avait pas assisté à l’inhumation ; leur fille avait été soigneusement logée dans un coffret en bois, enterrée dans un trou creusé par Pieter, sans inscription ou autres indications apparentes si ce n’était qu’un rosier blanc avait été planté juste au-dessus, faisant office d’ornement.

Le jeune homme le savait, le poids de ce traumatisme pèserait sur ses épaules jusqu’à la fin de ses jours. Il n’avait d’ailleurs pu s’opposer à la décision de sa fiancée ; sa volonté de transformation était légitime. Il avait tout fait pour tenter de la raisonner sans la contraindre ni user d’un quelconque stratagème pour la persuader ; il la respectait trop pour cela et ne pouvait se résoudre à s’abaisser à pareille ignominie. Ce fardeau, il le porterait à vie et il s’apprêtait à le graver au fer rouge sur sa peau. Car, dans sa tourmente, il allait pour la dernière fois de sa vie s’opposer à cet homme qui l’avait réduit à néant.

Il suffirait d’un peu de diplomatie, d’une main prédatrice et d’une pastille de Wyvern pour que la partie s’achève pour l’un des deux protagonistes. Un affrontement à mort sous les yeux de deux témoins qui scelleront l’issue de ce duel légal.

Chapitre Précédent |

Sommaire | Chapitre Suivant

Vindyr

Recent Posts

The Novel’s Extra – Chapitre 324

Chapitre 324 : Point d'équilibre (3) Grâce à la téléportation, nous sommes arrivés à Thaines,…

3 jours ago

Kumo Desu Ga, Nani Ka ? – Chapitre 330.5.3

  Chapitre 330.5.3 : Les deux dernières options 1 Commentaires de l’auteur : Les mises à…

4 jours ago

LES MONDES ERRANTS – Chapitre 42

Chapitre 42 - Epilogue Les années ont passé, devenu grand, Chaton arpentait les terres de…

5 jours ago

Reincarnated Mage With Inferior Eyes chapitre 18

Chapitre 18 : Visite de la capitale royale Aujourd'hui, c'était la première vraie pause que…

5 jours ago

Sovereign of Judgment – Chapitre 64

Épisode 4 : La grande époque de la colonisationChapitre 64 : Le roi démon (5)…

6 jours ago

NORDEN – Chapitre 18

Chapitre 18 - Déchéance Le visage fermé, la posture roide et les mains jointes derrière…

1 semaine ago