NORDEN – Chapitre 19

  • Chapitre 19 – Le bilan

L’aurore venait de naître lorsqu’Ambre se réveilla. Elle s’étira de tout son long, enfila une veste par-dessus sa robe de chambre et regagna le salon. Dans le foyer, le feu avait presque consumé tout le bois, la chaleur ambiante rendait la pièce moins humide qu’à l’accoutumée. Anselme n’était plus sur la banquette, seule demeurait la couverture soigneusement pliée. La jeune femme s’avança en direction de la cuisine où émanait du bruit.

En pénétrant dans la pièce, elle découvrit le jeune homme assis à table, une tasse de thé entre les mains. À ses côtés, Adèle préparait des tartines. La petite était souriante et parlait à Anselme qui l’écoutait en silence. Il avait meilleure mine que la veille malgré le coquart présent sur sa tempe qui avait gagné en intensité.

Lorsqu’il aperçut la jeune femme, il voulut se lever mais ce fut chose vaine. Car, à peine se redressa-t-il, qu’une douleur vive le foudroya à la jambe et il se laissa retomber sur sa chaise. Ambre étouffa un rire gêné.

— Bonjour Ambre ! s’écria Adèle. J’ai préparé le petit déjeuner ce matin, tu veux une tartine toi aussi ?

Avant qu’elle ne puisse répondre, la petite lui tendit le morceau de pain sur lequel elle avait étalé une couche de confiture de rhubarbe. Son aînée la remercia.

— Tu vas mieux ? demanda-t-elle à son ami.

— Un peu mieux. Ma tête et mon genou me lancent, mais la douleur est supportable. Sauf pour mon poignet, je crains qu’il mette un certain temps à guérir. Je ne pense pas qu’il soit cassé cela dit, j’arrive à le bouger péniblement.

Adèle revint vers sa grande sœur, une tasse de thé entre les mains qu’elle déposa devant elle.

— Merci bien ma Mouette, dit-elle en croquant dans sa tartine, tu as réussi à t’endormir ?

La petite fit oui de la tête, même si Ambre devinait que cela n’avait pas dû être le cas au vu des cernes qui bordaient ses yeux.

— Puis-je aller sur la plage s’il te plaît ? Maman doit certainement m’attendre !

— Va ma petite Mouette ! Mais fais attention à toi d’accord ? Je ne veux pas que tu t’éloignes trop du chemin.

La fillette partit dans sa chambre puis revint presque aussitôt, vêtue de son ciré ainsi que de ses bottes. Elle donna un baiser sur la joue de sa sœur et salua Anselme avant de sortir. Les deux amis se retrouvèrent seuls. Un long silence pesait sur les lieux qu’un le soleil matinal éclairait de sa pâle lueur.

— Il fait vraiment beau aujourd’hui ! constata-t-elle, son regard porté en direction de la fenêtre.

Il acquiesça tout en buvant une gorgée. Alors qu’il était pris d’une intense quinte de toux, portant une main à sa bouche pour étouffer le bruit, elle contempla tristement son état, le cœur serré en voyant son visage tuméfié.

— Comment est-ce arrivé ?

Il eut un rictus et resta silencieux un instant.

— Te souviens-tu du trio qui t’avait agressée à Iriden ?

Elle fut parcourue d’un frisson.

— Tu… tu veux dire que ce sont eux qui t’ont fait ça ?

— Oui, ils m’ont suivi alors que je me rendais chez toi. Je voulais te faire une surprise. Je vous ai acheté une tablette de chocolat et un peu de café. J’ai eu la chance de pouvoir m’en procurer. Le paquetage est toujours dans la sacoche de Balthazar. Le pauvre a dû passer la nuit entière dehors avec son mors entre les dents. Adèle s’est gentiment proposé d’aller le lui ôter et de le placer à l’écurie avec votre poney. Mais je doute qu’elle ait réussi à lui enlever sa selle. Ce gros canasson doit faire au moins le triple de sa taille !

— Mais… Pourquoi t’ont-ils rossé à ce point ! fulmina-t-elle. Tu as vu ton état ! Ils auraient pu te tuer Anselme !

— Je le sais bien… ils étaient bien partis pour ! Ils n’ont pas supporté l’affront que je leur avais fait en te sauvant la dernière fois. Et ils ne supportaient pas le fait qu’un noréen, ou un paria comme ils disent, ne leur fasse la morale.

— Comment as-tu réussi à t’en tirer ?

Il se mit à rire.

— C’est mère qui m’a sauvé ! La louve est arrivée. Elle est sortie de la brume et s’est jetée sur Isaac. Elle l’a tué d’un coup sec, les crocs plantés dans le cou de cet imbécile ! Il n’a rien vu venir.

Elle mit une main devant la bouche, jubilant intérieurement, plus que satisfaite du sort funeste réservé à cet individu pourri jusqu’à la moelle. Cependant, elle dévisagea son ami d’un air inquiet :

— Que va-t-il se passer à présent ? Tu penses qu’ils vont se lancer dans une chasse au loup ? Ta mère est pourtant innocente dans cette histoire. Enfin… pas totalement… Et comment vas-tu justifier ton état au Baron ? D’ailleurs, il doit s’inquiéter en ne te voyant pas rentrer ! Comment…

— Du calme ! Chaque chose en son temps, veux-tu !

Il but une gorgée et s’éclaircit la voix :

— Tout d’abord, je doute fort qu’Antonin et Théodore ne racontent quoique ce soit au sujet de mon altercation avec eux. Ils ne voudraient pas que leurs pères soient au courant du fait qu’ils aient agressé sciemment le fils adoptif du Baron, au risque de très sérieuses représailles. En revanche, je doute fort que le marquis de Malherbes laisse la mort de son fils impunie. Il partira très certainement dans une chasse au loup… ça je suis prêt à le parier ! Mais bon, l’île est grande et la forêt vaste, ça ne sera vraiment pas simple de retrouver la louve. Quant à mon père, il doit en effet être parti à ma recherche. Heureusement, j’ai averti Pieter, un des domestiques, que je partais vous voir. Bien qu’il ne sache pas réellement où vous habitez, cela donnera une piste au Baron pour me retrouver.

Si seulement tu savais Anselme. Ton père sait très bien où j’habite figures toi !

— Comment vas-tu justifier ton état auprès de lui ? Il sera certainement furieux lorsqu’il te verra ainsi. Il voudra rendre des comptes, non ?

Il eut un rictus et contempla devant lui d’un air songeur.

— Oui, ça ne fait aucun doute, je ne compte pas lui cacher la vérité. Étant un homme calculateur, je ne pense pas qu’il irait spontanément demander justice et réparation auprès de leurs parents. Je serais prêt à parier qu’il va plutôt finasser sa revanche et attendra le moment opportun pour agir. Le Baron est un homme terrifiant, justement parce qu’il a toujours un coup d’avance sur ses assaillants. C’est un maître en la mat…

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’un bruit de sabots approchait à vive allure. Ambre regarda par la fenêtre et vit la silhouette du Baron hissé sur son destrier. Il s’arrêta à quelques mètres de l’entrée et mit pied à terre.

Quand on parle du loup ! Vu comment il est débraillé, ça fait longtemps qu’il est debout et le cherche ! songea-t-elle en ouvrant la porte pour l’accueillir sur le perron.

L’homme s’avança, enleva sa paire de gants et accorda un baiser sur le dos de sa main. Elle s’inclina avec respect.

— Bonjour, mademoiselle. Sauriez-vous par hasard où se trouve Anselme ? Un domestique m’a dit qu’il se rendait chez vous hier soir. Le bruit court qu’un garçon de bonne famille s’est fait attaquer et tuer par le loup cette nuit. J’ose espérer qu’il ne s’agisse pas de mon fils et qu’il se trouve chez vous, en votre compagnie !

Ses traits tirés trahissaient son inquiétude. Or, en voyant l’apparence désinvolte de la jeune femme, vêtue d’une simple chemise de nuit à demi transparente, un léger sourire fendit les lèvres de l’homme. Heureusement pour elle, la veste masquait le haut de son corps, cachant une partie de son intimité.

— Je présume qu’il est chez vous, n’est-ce pas ?

Elle ne dit rien et s’écarta pour le laisser entrer. À peine pénétra-t-il dans la maison qu’il blêmit en apercevant l’état déplorable de son fils. Sans demander la permission, il s’installa sur une chaise, faisant racler les pieds sur le sol tant il tremblait de rage. Ambre s’apprêtait à quitter la pièce afin qu’ils entretiennent une discussion privée quand l’homme l’interpella :

— Je vous prie mademoiselle. Veuillez rester, s’il vous plaît ! Vous êtes chez vous et êtes tout autant concernée.

Elle obtempéra et s’assit. Le père observait son fils avec amertume, attendant que celui-ci daigne parler.

— Père ! excusez-moi de vous avoir causé d’ennui…

Anselme relata les événements de la veille. Le Baron l’écoutait avec attention, le regard froid et sévère, aucune émotion ne transparaissait sur son visage de marbre. Une fois qu’il eut terminé son récit, il scruta les deux amis puis se redressa.

— Peux-tu marcher mon garçon ? s’enquit-il posément.

— Péniblement…

— Soit !

Il s’approcha et passa son bras autour de sa taille pour l’aider à se déplacer. Ambre alla ouvrir la porte, enfila rapidement la première paire de chaussures qu’elle avait sous la main et partit en courant à l’écurie chercher Balthazar. Elle revint au bout de cinq minutes. Le cheval était sellé et elle avait pris la peine de lui enfiler son mors.

Avant qu’Anselme ne monte en selle, il sortit de sa sacoche un sac de toile pour le lui donner. Le Baron l’aida à grimper sur sa monture et monta avec élégance sur la sienne. Il adressa à la jeune femme un signe de tête respectueux puis donna un vif coup de cravache sur l’arrière-train de l’équidé.

Alors que son beau-père galopait à travers champs, le garçon salua son amie et donna une pression sur les flancs de Balthazar qui partit aussitôt dans son sillage.

Suite à leur départ, Ambre resta en extérieur, profitant de cette matinée ensoleillée. Elle s’installa sur le perron, les jambes repliées contre son ventre. Ses cheveux ondulaient au vent et elle profitait de cet instant de tranquillité pour méditer, sous le chant mélodieux d’un rouge-gorge qui gazouillait sur le rebord de la fenêtre.

Elle se remémorait l’étrange nuit et la matinée qu’elle venait de passer. Elle se revoyait parcourir le corps meurtri de son ami, sentant sa chaleur alors qu’elle épousait les mouvements de son torse dénudé. À cette réminiscence, elle fut prise d’un frisson et les battements de son cœur s’accélérèrent.

Suis-je donc vraiment amoureuse de toi ? Pourquoi est-ce que je me sens bizarre tout d’un coup ? Qu’est-ce qui a changé ces derniers mois pour que je sois autant troublée par ta présence ?

Elle fut extirpée de sa rêverie par sa petite sœur qui chantonnait à travers les champs, regagnant gaiement son logis. Arrivée à sa hauteur, Adèle ouvrit les bras et se lova contre son aînée.

— Où il est Anselme ? Il est déjà parti ?

— Oui ma Mouette, le Baron est venu le chercher.

— Le Baron ? Wahou ! ça alors !

— Comme tu le dis… Mais avant de partir, notre cher ami Anselme nous a apporté un petit cadeau !

— C’est quoi ? s’enquit la cadette en trépignant.

L’aînée rit et l’accompagna dans la cuisine. Elle défit le paquetage et sortit un paquet de café finement moulu ainsi qu’une tablette de chocolat au lait emballé sous un papier à motifs d’entrelacs où était écrit en fine écriture dorée : Chocolat au lait de qualité supérieure.

Adèle avait les yeux grands ouverts, impatiente de pouvoir y goûter. Ambre ouvrit l’emballage, coupa deux carrés et en tendit un à la petite qui l’engloutit voracement avant d’en quémander un nouveau. À l’inverse, la jeune femme dégusta le sien avec lenteur, faisant fondre le morceau dans son palais. Le goût à la fois fruité et crémeux dégageait un fort arôme. Une fois son plaisir assouvi, elle rangea l’emballage sur la plus haute étagère du placard afin qu’Adèle ne puisse l’atteindre et dévorer tout son contenu.

Le soir venu, alors que la fillette dormait et que l’aînée était en train d’avaler son dîner, quelqu’un frappa à la porte. Surprise, elle sursauta puis regarda l’horloge dont les aiguilles indiquaient vingt et une heures. Elle s’avança jusque devant la fenêtre et vit la robe crème d’un palefroi se dessiner à travers l’obscurité. Ne parvenant pas à reconnaître la monture, elle ouvrit timidement. Un garçon en livrée se tenait sur le pas-de-porte, un médaillon en forme de blaireau épinglé à côté des armoiries des von Tassle. Il se tenait droit, les bras croisés dans le dos puis s’inclina.

— Que puis-je pour vous ? demanda-t-elle.

Le cavalier retira de sa poche une missive et la lui tendit.

— Une lettre pour vous mademoiselle. De la part de monsieur le Baron von Tassle.

Tandis que le garçon remontait en selle, Ambre referma la porte et retourna s’asseoir. Elle mangea une bouchée de hareng et étudia la lettre. Celle-ci était cachetée d’un seau aux initiales du Baron : un A, un V et un T, superposés à la verticale. Elle empoigna un couteau et décacheta l’enveloppe. La lettre était en papier ivoire et de qualité supérieure. L’écriture manuscrite à l’encre noire était belle et allongée. Elle termina son assiette, essuya ses mains et commença la lecture.

Mademoiselle Ambre, Chat :

Je souhaiterais vous remercier vivement pour le traitement et le soin que vous avez prodigué envers mon fils Anselme.

Ainsi donc, je vous invite à déjeuner en mon humble demeure ce samedi midi. Un fiacre vous récupérera vous ainsi que votre petite sœur Adèle à votre domicile, aux alentours de onze heures.

Veuillez accepter mademoiselle, l’expression de mes salutations distinguées.

Monsieur le Baron A. von Tassle.

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